Par Eduardo Castilla
Dans les premières heures de ce dimanche, avec 96 % bureaux de vote examinés, le Front de tous (Frente de todos) a remporté 48,03% des voix contre 40,44% à Ensemble pour le changement (Juntos por el Cambio). Dans une élection hyper-polarisée – où deux forces ont obtenu à elles deux près de 90% des voix – Alberto Fernández [avec comme candidate à la vice-présidence Cristina Fernández de Kirchner] est devenu président. Le soutien électoral au Front de tous, comme cela s’est produit lors du PASO [élections primaires du mois d’août], a exprimé l’énorme rejet des conséquences de l’ajustement mis en œuvre ces quatre années par Mauricio Macri.
Dans ce contexte, défiant les pronostics, le macrisme a connu une reprise notoire par rapport aux élections d’août. Pour expliquer cette croissance électorale, il est nécessaire de tenir compte de l’afflux plus important d’électeurs et du fait que Roberto Lavagna [ministre de l’Economie de 2002 à 2005, à la tête de la liste ConFed qui a rassemblé 6,2 des suffrages], José Luis Espert [candidat de Unite por la Libertad y la Dignidad, avec 1,5%] et José Gómez Centurión [1,7%, candidat de Frente Nos] ont concentré le vote anti-péroniste dans l’espace électoral. [Le Frente de Izquierda y de los Trabajadores, avec comme candidat Nicolás del Caño, a réuni 2,16% des suffrages.] Il faut aussi tenir compte du «virage populiste» de Macri, suite au PASO, qui s’est traduit par l’adoption de mesures économiques contraires à ses conceptions visant à atténuer les conséquences les plus dures de l’ajustement.
Cette hausse du vote pour Macri ne peut être analysée sur la seule base du discours et des mobilisations de ces dernières semaines. Si l’on regarde au-delà du simple décompte électoral, ce regain exprime une sorte de responsabilisation des classes moyennes les plus conservatrices, celles qui ont soutenu les politiques les plus réactionnaires de l’administration macriste depuis 2015.
Le Front de tous [Alberto Fernández] a contribué à cette autonomisation. Après le PASO, loin d’affronter la droite, il a modéré son discours à la limite du possible. L’objectif était de se garantir la sympathie des grands capitaux.
Dans les semaines qui suivirent le dimanche 11 août (les primaires), Fernández ratifia sa vocation de «payeur en série» de la dette extérieure. Il l’a fait devant la Fundación Mediterránea [structure créée en 1977 et réunissant des entrepreneurs de Cordoba], l’UIA [Unión Industrial Argentina, confédération du patronat] et les hommes d’affaires réunis par Héctor Magnetto [PDG du groupe Clarin]. Avec ce profil conservateur, il a choisi de poser avec le gouverneur de la province de Chubut, Mariano Arcioni [accusé d’actes voisinant la corruption]. Face aux revendications du mouvement des chômeurs et des organisations sociales, Fernández a insisté sur la demande de réduire les mobilisations directes sur le terrain, tout en jouant un rôle actif dans le développement d’une grève des pilotes.
Plus généralement, après la forte résistance de la rue face à la contre-réforme des retraites en décembre 2017, le péronisme a choisi la voie de la retenue. A ceux qui exigeaient l’action face à la croissance de la pauvreté et du chômage, il proposait l’attente passive du «Hay 2019» [c’est-à-dire l’échéance électorale]. Il a parié sur la démobilisation, en encourageant comme seule perspective celle des urnes. La direction syndicale [liée à des fractions péronistes] a isolé les luttes en cours tout en administrant – à doses homéopathiques – la démonstration de sa capacité mobilisatrice à l’échelle nationale. Dans ce scénario, le kirchnerisme a tenu un discours d’opposition tout en appelant les vieux «traîtres» à l’unité [allusion à la réunification des courants faisant référence au péronisme historique].
Ce parcours politique nous permet également d’expliquer les tendances conservatrices qui se sont exprimées ce dimanche 27 octobre par le biais du vote en faveur Macri.
Bien que loin de ce qui s’est passé à la fin de la dictature, le résultat électoral encourage la conformation d’une nouvelle forme de bipartisme. C’est, ajoutons-le, une forme sénile, faible, justifiée plus par le rejet du rival que par son propre mérite. C’est-à-dire la politique du moins pire, pure et dure, pour le dire sommairement.
Dans le cadre de ce qui se présente comme un nouveau projet politique, Mauricio Macri a annoncé ce dimanche soir son intention de jouer le rôle d’«une opposition constructive». Le discours représente un virage à 180° par rapport à ce qui a été dit ces dernières semaines, où il a parié sur une polarisation extrême avec le péronisme.
Ces déclarations ont été complétées par l’appel à Alberto Fernández pour un petit déjeuner ce lundi 28 octobre [afin d’organiser une transition non chaotique]. Depuis un autre quartier de la ville de Buenos Aires, le président élu a accepté l’invitation. Il a proposé de «commencer à parler du temps qui reste» [jusqu’à la passation du pouvoir en décembre] et a indiqué sa volonté de «collaborer dans tout ce que nous pouvons collaborer».
Cette réunion a eu lieu lundi matin. Selon les porte-parole, la réunion tenue à Casa Rosada [Palais du gouvernement] a duré une heure et a abordé la situation de l’économie et le transfert du pouvoir. Quelques minutes après la réunion, une photo des deux leaders souriants se serrant la main a circulé.
Le discours politique des deux dirigeants propose une «transition ordonnée» jusqu’au début décembre. Toutefois, il ne traite d’aucun des facteurs qui ont alimenté la crise actuelle. Cela implique de «naturaliser» le plus important d’entre eux: la tutelle exercée par le FMI sur l’économie nationale.
Sous ce contrôle, l’endettement extérieur pèse comme un énorme fardeau sur le destin de la nation. Les paiements pour les quatre prochaines années dépassent les 200 milliards de dollars. Accepter leur poursuite – comme le font Macri et Alberto Fernández – implique de condamner les majorités populaires à un avenir sombre.
Le vote important obtenu par Macri aura nécessairement des répercussions au sein du Frente de Todos. Au sein de ce conglomérat diversifié, les secteurs les plus conservateurs et de droite vont se renforcer, ceux qui au cours de ces années ont donné leur aval pour la continuité des politiques d’ajustement.
Parmi les atouts qui assurent la gouvernance, il y a les gouverneurs, les maires, les dirigeants comme Sergio Massa [membre du Parti justicialiste, chef du cabinet des ministres sous la présidence Cristina Kirchner de juillet 2008 à juillet 2009, ayant succédé à Alberto Fernández] et les dirigeants syndicaux bureaucratiques. L’ajustement structurel qui a poussé le taux de pauvreté à 35% n’aurait pas eu lieu sans leur collaboration. Macri, en se proposant comme un «opposant rationnel», répète le même schéma, mais à l’autre bout du spectre politique.
Sur le plan institutionnel, les résultats des élections incitent également à une telle collaboration possible. La parité électorale relative trouvera son expression au Congrès. Bien que le péronisme soit majoritaire au Sénat, les chiffres de la Chambre basse indiqueront une égalité virtuelle, avec environ 120 députés pour le Frente de Todos et 119 pour le macrisme. Le nouveau parti au pouvoir devra faire appel à la négociation pour obtenir des accords législatifs. Si l’on tient compte du scénario du pouvoir territorial, la continuité de Rodriguez Larreta à la tête de la ville autonome de Buenos Aires constitue également une base pour ces éventuelles négociations.
Le vote important pour le macrisme constitue, en même temps, un canal pour la pression directe du grand capital impérialiste et local. Cambiemos [coalition politique dirigée par Macri et constituée en 2015] a été pendant ces années le porte-parole ouvert de ces intérêts. Compte tenu des résultats électoraux, cette relation a de nombreuses possibilités de se poursuivre.
Un avenir de tensions
Le vote massif punitif envers les politiques de Macri s’est à nouveau exprimé lors des élections générales. Le désir de millions de personnes d’avoir un avenir meilleur en termes de conditions économiques s’y est concentré.
Il s’agit là d’une limite à gauche face aux politiques d’ajustement que le FMI et les grands patrons tenteront certainement de faire adopter par le nouveau gouvernement de coalition [des composantes péronistes] et le macrisme.
Dans le même registre, il faut lire les récents soulèvements populaires au Chili et en Equateur. Ces soulèvements, qui mettent une fois de plus en scène le fantôme de la lutte des classes, révèlent les obstacles sociaux à un nouvel agenda d’ajustement. Qu’il s’agisse de la droite libérale chilienne ou des vestiges du pseudo-progressisme équatorien [Rafael Correa 2007-2017], les tentatives de continuer à précariser la vie de millions de personnes se heurtent à des manifestations de rue qui sont réprimées (brutalement). Il ne fait aucun doute que cela pose aussi des limites à la gauche sur la scène politique argentine.
Une élection importante pour le Frente de Izquierda Unidad (FIT)
Dans le cadre de la polarisation électorale brutale, le ticket présidentiel dirigé par Nicolás del Caño a atteint 2,16% des voix, en recul par rapport aux primaires.
Cependant, la sympathie pour les idées affichées par le FIT dépasse les pourcentages électoraux obtenus ce dimanche. Un fait qui l’illustre est le vote pour les députés à l’échelle nationale, où les résultats provisoires indiquent un nombre de suffrages approchant 800 000 voix. Il faut souligner les résultats obtenus par Myriam Bregman (CABA- Ciudad Autónoma de Buenos Aires), Néstor Pitrola (PBA-Province de Buenos Aires), Raúl Godoy (Neuquén) et Alejandro Vilca (Jujuy), ainsi que l’entrée d’Alejandrina Barry au Parlement de la CABA.
Cette sympathie se maintient grâce à la cohérence d’un regroupement politique qui, en ces années de macrisme, n’a pas abandonné les revendications dans la rue ni négocié avec les complices de l’ajustement structurel. Nicolás del Caño a également été l’une des figures marquantes des deux débats présidentiels. Devant des millions de personnes, il s’est exprimé en tant que porte-parole de multiples causes qui n’ont pas trouvé d’expression dans les positions d’autres candidats. En guise de brève liste, on peut signaler le rejet du paiement de la dette extérieure; la lutte contre la précarité du travail; le droit à l’avortement légal; la dénonciation de la fracturation hydraulique [pour l’extraction du pétrole et du gaz] et de l’utilisation de produits agrochimiques toxiques; ou encore la légalisation de la marijuana, entre autres.
Dans le nouveau scénario national, il est urgent de renforcer la gauche en tant que force politique. Face aux exigences du FMI et du grand patronat, il faut avancer à un programme anticapitaliste et socialiste qui attaque les intérêts des gagnants de ces années. Seule une telle perspective peut empêcher la crise de continuer à frapper les majorités populaires.
L’avenir, comme le montrent le Chili et l’Equateur, se jouera aussi dans la rue. Il faut continuer à avancer dans la construction d’une force politique des exploité·e·s et des opprimé·e·s, indépendante de tous les partis des patrons, capable d’imposer sa propre sortie de crise. Un parti capable de mobiliser largement les travailleurs, les femmes et les jeunes face aux tensions futures que la tutelle du FMI imposera au pays. (Article publié par La Izquierda Diario, en date du 28 octobre 2019; traduction rédaction A l’Encontre)
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