Dans le troisième tome de son ouvrage, Le premier âge du capitalisme, le sociologue Alain Bihr poursuit son travail d’analyse des processus à l’œuvre dans la naissance du capitalisme.
Le sociologue Alain Bihr publie le dernier tome de son ouvrage, Le premier âge du capitalisme 1415-1763, coédité par les éditions Page 2 (Lausanne) et Syllepse. Il s’agit d’une œuvre monumentale qui propose une nouvelle lecture de la genèse du capitalisme.
Une somme !
L’ensemble des trois tomes (le dernier est publié en deux volumes) est impressionnant : plus de 3000 pages, dont 40 de bibliographie (en petits caractères). Le premier tome décrit l’expansion commerciale et coloniale de l’Europe occidentale à partir du XVe siècle ; le second montre comment, sur la base de cette expansion, l’Europe a pu parachever la transition entre le féodalisme et le capitalisme.
D’abord, parce que les Anglais se sont tournés vers le commerce international pour se procurer certaines ressources ou matières premières, comme le coton. Ainsi, ils n’avaient plus besoin de les produire sur leur sol, libérant autant de terres pour d’autres cultures et de main-d’œuvre pour d’autres secteurs. Cette stratégie, plus que le progrès technique, serait à l’origine de la croissance de la productivité en Angleterre. La deuxième explication tient aux sources d’énergie : le charbon était facilement exploitable sur l’île britannique, alors que le Jiangnan en était dépourvu.
Un autre mécanisme est également à l’œuvre : les mines anglaises avaient tendance à se remplir facilement d’eau et nécessitaient de continuelles opérations de pompage. Or, pour actionner ces pompes, on recourait à des machines à vapeur, elles-mêmes alimentées au charbon. C’est ainsi que l’exploitation de ce dernier conduisit au perfectionnement des machines à vapeur et à l’augmentation de leur rendement. Pour la petite histoire, les pompes étaient auparavant actionnées par des chevaux, et c’est de là que vient le choix du cheval-vapeur comme unité de mesure de puissance.
Une critique de Kenneth Pomeranz
Cette analyse de Kenneth Pomeranz est intéressante en ceci qu’elle montre que la révolution industrielle naît d’une combinaison (assez aléatoire) de contraintes géologiques, de ressources extérieures, de mise à disponibilité d’une force de travail et de progrès technologiques. Pourtant, selon Alain Bihr, la question reste « mal posée » par l’Américain, à tel point que son raisonnement « présuppose en définitive ce qu’il se proposait d’expliquer : le parachèvement des rapports capitalistes de production. Ce qui en fait un raisonnement circulaire ».
Cette critique sévère permet de bien illustrer la méthodologie d’Alain Bihr, quand il examine en détail les obstacles à l’émergence du capitalisme industriel en Chine. Le premier se situe « du côté des rapports entre la propriété foncière et l’Etat », qui ont pour conséquence que les propriétaires « n’ont nul intérêt à se préoccuper d’améliorer le rendement de “leurs” terres ». Le second obstacle découle des entraves institutionnelles au développement du capital marchand et à l’aversion des dirigeants chinois à l’encontre du commerce extérieur. Pour le sociologue, « c’est en se fermant au commerce extérieur maritime dans la première moitié du XVe siècle, que la Chine a laissé passer sa chance historique de voir se parachever en elle les rapports capitalistes de production qui avaient commencé à s’y former ». Mais, ajoute-t-il, ce facteur renvoie lui-même aux rapports de production internes et, en définitive, au « régime spécifique de propriété qui a continué à y prévaloir ».
Le scalpel et la théorie
Un moyen de cerner les spécificités de l’approche d’Alain Bihr est d’examiner les critiques qu’il adresse aux travaux de Fernand Braudel et Immanuel Wallerstein, ces grands théoriciens de l’économie-monde. Il pointe par exemple la conception du capital chez Braudel, qui est réduit « soit à un ensemble de choses (par réification), soit à une série de dispositions subjectives (par personnification) » et, par conséquent, ignore le rapport social qui lui confère la capacité de se valoriser. Une autre critique porte sur la réduction du capital à l’argent, dans Civilisation matérielle, économie et capitalisme XVe-XVIIIe siècle, l’historien français décrivait « l’argent qui va de main en main, qui stimule l’échange, règle les loyers, les rentes, les revenus, les profits, les salaires – cet argent qui s’engage dans les circuits, en force les portes, en anime les vitesses, cet argent est un bien capital ».
Ces assimilations fautives (que l’on retrouve aujourd’hui chez Thomas Piketty) conduisent Braudel à réduire le capital au seul capital marchand, repérant ainsi des formes de capitalisme dans des villes marchandes médiévales. « Les conditions préalables à tout capitalisme dépendent de la circulation, on pourrait presque dire, à première vue, d’elle seule », écrit-il. Enfin, il néglige les rapports inégaux instaurés par l’expansion commerciale et coloniale.
C’est dans sa conclusion finale qu’Alain Bihr résume l’essentiel de sa thèse autour du concept de « protocapitalisme mercantile ». Il s’agit pour lui du processus qui, « en dépit de la persistance de multiples traits précapitalistes » conduit « pour la première fois dans l’histoire, à la prédominance de la valeur comme forme autonomisée et fétichiste du travail social ». En d’autres termes, la loi de la valeur devient « le mécanisme général englobant l’ensemble des activités socio-économiques ainsi que leur déterminant régulateur ».
Une lecture marxiste
On retrouve ici la lecture marxiste que propose le sociologue, et qui peut sembler très abstraite. Mais c’est l’occasion de souligner à nouveau la force essentielle de l’ouvrage, à savoir sa capacité à utiliser cette grille de lecture marxiste en la nourrissant d’analyses concrètes et en se gardant de vouloir l’imposer de force aux réalités observées.
Ainsi, l’institution progressive de la loi de la valeur comme mécanisme régulateur est analysée à partir du processus de la « fixation progressive de prix de marché comme normes objectives, indépendantes des déterminations des acteurs économiques (de leur volonté, de leur caprice, de leur mérite, de leur histoire personnelle, etc.) ». Se crée alors « une norme à laquelle chacun peut certes se référer (notamment comme pivot d’un calcul économique, d’une prévision, etc.), mais qui s’impose aussi désormais à lui avec la force d’une détermination objective (d’une sorte de loi naturelle) à laquelle il doit se soumettre ».
On pourrait ici inverser la formule de Marx (« L’anatomie de l’homme est la clef de l’anatomie du singe »). C’est en effet une expérience de pensée à laquelle nous invite Alain Bihr. En examinant minutieusement la genèse du capitalisme, il dévoile les éléments fondamentaux de son fonctionnement en tant que système aujourd’hui installé.
La loi de la valeur s’impose
L’auteur va d’ailleurs plus loin, en montrant que la prédominance de la loi de la valeur a des effets sur l’organisation sociale : « Les rapports entre les producteurs revêtent normalement une forme contractuelle [et] les personnes prennent la forme de sujets juridiques ». Enfin, « l’Etat tend à revêtir la forme de pouvoir public impersonnel, d’Etat de droit, en devenant lui aussi en définitive un sujet juridique, fétichisé à ce titre également ». Telle est la « conséquence lointaine de la prédominance de la valeur comme forme et médiation sociales ».
Alain Bihr avance enfin cette formule puissante selon laquelle, la prédominance progressive de la loi de la valeur conduit à une inversion fondamentale : la richesse devient la condition de la puissance politique, alors qu’elle était « le fruit de la puissance politique » dans les modes de production précapitalistes. C’est pourquoi le protocapitalisme est mercantiliste en ce sens qu’il vise à rendre l’Etat et son prince plus puissants ; mais c’est l’expansion commerciale et coloniale de l’Europe occidentale, au détriment du reste du monde, qui lui a permis de devenir « le berceau du capitalisme » au cours des temps modernes.
Lire l’ouvrage d’Alain Bihr, et réfléchir avec lui sur la naissance du capitalisme, est en même temps une clef pour comprendre ce qu’il est aujourd’hui. (Publié dans Alternatives économiques, le 29 octobre 2019)
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