Entretien avec Gilbert Achcar conduit Farooq Sulehria
Pensez-vous que l’engagement pris par Moubarack le 1er février 2011 de ne pas se présenter aux prochaines élections constitue une victoire pour le mouvement ou s’agissait-il juste d’une astuce pour calmer les masses, vu que le lendemain déjà les manifestants de la Place Al-Tahrir ont été brutalement attaqués par des forces pro-Moubarack ?
La révolte populaire égyptienne contre le régime a atteint son premier pic le 1er février, poussant Moubarack à annoncer des concessions dans la soirée. C’était une reconnaissance implicite de la puissance de la protestation populaire et un net repli de la part de l’autocrate, d’autant qu’elle a suivi de près l’annonce de l’acceptation par le gouvernement de négocier avec l’opposition. Ce sont là des concessions significatives de la part d’un régime autoritaire et elles témoignent de l’importance de la mobilisation populaire. Moubarack s’est même engagé à accélérer les actions judiciaires contre les fraudes perpétrées au cours des précédentes élections.
Néanmoins il a laissé clairement entendre qu’il n’était pas prêt à aller plus loin dans les concessions. Avec l’armée fermement de son côté, il tentait d’apaiser aussi bien le mouvement de masse que les pouvoirs occidentaux qui l’incitaient à réformer le système politique. Sans aller jusqu’à donner sa démission, il a accepté certaines des demandes décisives que le mouvement de protestation avait formulées depuis le début de son essor, le 25 janvier. Mais depuis lors le mouvement s’est radicalisé, au point que seule la démission de Moubarack le satisferait, et beaucoup demandent même qu’il soit jugé par un tribunal.
En outre, toutes les institutions clés du régime – aussi bien l’exécutif que le législatif, c’est-à-dire le Parlement – sont maintenant dénoncées par le mouvement comme étant illégitimes. C’est ainsi qu’une partie de l’opposition demande que le chef de la Cour constitutionnelle soit nommé président ad intérim pour présider l’élection d’une Assemblée constituante. D’autres réclament même un Comité national composé des forces de l’opposition pour superviser la transition. Ces demandes constituent bien sûr une perspective démocratique radicale. Pour réussir à introduire des changements aussi importants, le mouvement de masse devra briser ou déstabiliser la colonne vertébrale du régime, à savoir l’armée égyptienne.
Vous êtes en train de dire que l’armée égyptienne soutient Moubarack ?
L’Egypte – encore davantage que d’autres pays comparables comme le Pakistan ou la Turquie – est essentiellement une dictature militaire avec une façade civile, cette dernière étant elle-même truffée de personnages d’origine militaire.
Le problème est que la plus grande partie de l’opposition égyptienne, en commençant par les Frères musulmans, a semé des illusions sur l’armée et sur sa soi-disant «neutralité», voire sa «bienveillance». Ils dépeignent l’armée comme un «honest broker» (un intermédiaire honnête), alors que l’armée en tant qu’institution n’est en réalité pas du tout «neutre». Si elle n’a pas encore été utilisée pour réprimer le mouvement, c’est seulement parce que Moubarack et l’état-major ont considéré qu’il n’était pas adéquat de le faire, probablement parce qu’ils craignaient que les soldats conscrits hésitent à procéder à une répression massive. C’est la raison pour laquelle le régime a préféré organiser contre le mouvement de protestation des contre-manifestations et des attaques par des voyous, des nervis. Le régime a tenté de déclencher un semblant de conflit civil qui devait montrer l’Egypte comme étant déchirée entre deux camps, créant ainsi une justification pour l’intervention de l’armée en tant qu’ «arbitre» de la situation.
Si le régime avait réussi à mobiliser un contre-mouvement significatif et à provoquer des heurts sur une plus grande échelle, l’armée aurait pu intervenir en déclarant: «La partie est terminée, tout le monde doit rentrer à la maison maintenant», tout en affirmant que les promesses faites par Moubarack seraient tenues.
Comme beaucoup d’autres observateurs, j’ai craint durant ces deux derniers jours que ce stratagème réussisse à affaiblir le mouvement, mais l’énorme mobilisation qui a eu lieu le «jour du départ» – le vendredi 4 février 2011 – est rassurante. L’armée devra faire de nouvelles concessions, plus significatives, face au soulèvement populaire.
Quand vous parlez de l’opposition, quelles sont les forces qui la composent ? Nous avons évidemment entendu parler des Frères musulmans et de El-Baradei. Existe-t-il d’autres forces, comme par exemple l’extrême gauche ou les syndicats ?
L’opposition égyptienne comprend un vaste éventail de forces. Il y a des partis comme le Wafd, qui sont des organisations légales et qui constituent ce qu’on pourrait appeler l’opposition progressiste (liberal en anglais). Ensuite, il y a une zone grise occupée par les Frères musulmans. Cette organisation n’a pas de statut légal, mais est tolérée par le régime. Sa structure est visible; il ne s’agit pas d’une force clandestine. Les Frères musulmans constituent certainement de loin la force la plus importante de l’opposition. Lorsque, sous la pression des Etats-Unis, le régime de Moubarack a laissé une place à l’opposition lors des élections parlementaires de 2005, les Frères musulmans – sous l’étiquette d’«indépendants» – ont réussi, malgré tous les obstacles, à obtenir 88 sièges au Parlement. Lors des dernières élections parlementaires en novembre et décembre 2010, après que le régime Moubarack a décidé de fermer l’espace qu’il avait ouvert en 2005, les Frères musulmans ont presque disparu du Parlement, où ils n’ont conservé qu’un seul siège.
Parmi les forces de gauche, la plus importante est le parti Tagammou, qui a un statut légal et qui détient 5 sièges au Parlement. Il se réfère à l’héritage nassérien. Les communistes y ont joué un rôle proéminent. Il s’agit fondamentalement d’un parti réformiste de gauche. Il n’est pas considéré comme une menace au régime, bien au contraire, car à plusieurs reprises il s’est montré très complaisant à son égard. Il existe également des groupes nassériens et de la gauche radicale, petits mais vigoureux, et très engagés dans le mouvement de masse.
Ensuite il y a des mouvements de la «société civile», comme Kefaya [«ça suffit !», Mouvement égyptien pour le changement] qui est une coalition de militants de plusieurs forces d’opposition qui est apparue en 2000 en solidarité avec la Deuxième Intifada palestinienne. Plus tard, ce Mouvement s’est opposé à l’invasion d’Irak, et elle s’est ensuite illustrée en tant que mouvement démocratique menant campagne contre le régime Moubarack.
Entre 2006 et 2009, l’Egypte a vu le développement d’une vague de conflits sociaux, dont quelques grèves très importantes de travailleurs. Il n’existe pas de syndicats indépendants de travailleurs en Egypte, à une ou deux exceptions près, très récentes, nées de la radicalisation sociale. [Voir à ce propos la déclaration du Comité constituant de la Fédération des syndicats indépendants]
La masse de la classe travailleuse ne bénéficie pas d’une représentation et d’organisations autonomes. Une tentative d’appeler à une grève générale le 6 avril 2006 en solidarité avec les travailleurs a débouché sur la création du Mouvement de Jeunesse du 6 avril. Des associations comme celle-ci et comme Kefaya sont focalisés sur des campagnes et ne constituent pas des partis politiques, elles comprennent des personnes de différentes affiliations politiques tout comme des militants sans affiliation.
Lorsque Mohamed El Baradei est retourné en Egypte en 2009, après son troisième mandat à la tête de l’AIEA, son prestige augmenté par le Prix Nobel de la Paix qu’il a reçu en 2005, une coalition progressiste et de gauche s’est formée autour de lui, alors que les Frères musulmans adoptaient à son égard une position tiède et réservée. Dans l’opposition, ils étaient nombreux à considérer El Baradei comme un candidat fort, jouissant d’une réputation et de relations internationales et constituant par conséquent un candidat crédible à la présidence contre Moubarack et son fils. C’est ainsi que El Baradei est devenu une figure de ralliement pour un large secteur de l’opposition regroupant aussi bien des forces politiques que des personnalités, ce qui a débouché sur la création de l’Association Nationale pour le Changement.
Toutes ces forces sont très engagées dans le soulèvement actuel. Néanmoins, une majorité écrasante des gens qui sont dans la rue n’ont pas d’affiliation politique. Il s’agit d’un flot de colère provoquée par l’obligation de vivre sous un régime despotique, de vivre des conditions économiques qui vont en s’aggravant avec l’augmentation massive des prix des biens de base : comme l’alimentation, le gaz, l’essence, et l’électricité, tout cela dans un contexte de chômage désastreux. Ces conditions règnent non seulement en Egypte, mais aussi dans la plupart des pays de la région, et c’est la raison pour laquelle le feu de la révolte qui s’est allumé en Tunisie se répand aussi rapidement à beaucoup de pays arabes.
Est-ce que El Baradei est vraiment populaire ou représente-t-il une sorte de Mir-Hossein Moussavi [en Iran] du mouvement égyptien, qui essaie de changer quelques visages tout en préservant le régime ?
Pour commencer, je ne suis pas d’accord avec cette caractérisation de Moussavi. Il est vrai que celui-ci ne voulait pas «changer le régime» si on entend par là une révolution sociale. Mais il y avait en tout cas un conflit entre d’une part les forces sociales autoritaires dirigées par les Pasdaran et représentées par Ahmadinejad, et d’autre part les forces qui se sont coalisées autour d’une perspective progressiste (liberal en anglais) réformiste représentée par Moussavi. Il s’agissait bien d’un conflit sur la nature du «régime», dans le sens du type de gouvernement politique.
Mohamed El Baradei est un authentique progressiste qui souhaite que son pays sorte de l’actuelle dictature pour devenir un régime progressiste (liberal) démocratique, avec des élections libres et des libertés politiques. Si un éventail aussi vaste de forces politiques est prêt à coopérer avec lui, c’est parce qu’elles voient en lui l’alternative progressiste la plus crédible au régime existant, un homme qui ne dirige pas un électorat organisé propre et qui constitue par conséquent une figure de proue appropriée pour un changement démocratique.
Pour revenir à votre analogie, vous ne pouvez pas comparer El Baradei à Moussavi, qui était un membre du régime iranien, un des hommes qui a conduit la révolution iranienne de 1979. Moussavi avait ses propres partisans en Iran avant d’émerger en tant que dirigeant du mouvement de protestation de masse de 2009. En Egypte, El Baradei ne peut pas et ne prétend pas jouer un rôle analogue. Il est soutenu par un vaste éventail de forces, mais aucune d’entre elles ne le voit comme son leader.
La réserve initiale des Frères musulmans à l’égard de El Baradei tenait en partie au fait qu’il n’a pas de penchant religieux et se montre trop laïque à leur goût. Par ailleurs, par le passé les Frères musulmans avaient cultivé avec le régime une relation ambiguë. S’ils avaient pleinement soutenu El Baradei, cela aurait limité leur marge de manœuvre dans leurs négociations – qui duraient depuis assez longtemps déjà – avec le régime Moubarack. Le régime a fait beaucoup de concessions aux Frères musulmans dans le domaine socioculturel, entre autres en augmentant la censure islamique dans la culture. C’est ce que le régime pouvait le plus facilement concéder pour apaiser les Frères. C’est ainsi que l’Egypte a reculé à grands pas de la laïcité qui avait été consolidée sous Gamal-Abdoul Nasser dans les années 1950 et 1960.
L’objectif des Frères musulmans est d’assurer un changement démocratique qui leur donnera la possibilité de participer à des élections parlementaires et présidentielles libres. Le modèle qu’ils aspirent à reproduire en Egypte est celui de la Turquie, où le processus de démocratisation était contrôlé par les militaires, avec l’armée qui restait le pilier du système politique. Néanmoins ce processus a créé un espace qui a permis à l’AKP, un parti islamique conservateur, de gagner les élections. Ils n’avaient pas l’ambition de renverser l’Etat, d’où la cour qu’ils faisaient aux militaires et leur souci d’éviter tous gestes susceptibles de contrarier l’armée. Ils adhèrent fortement à une stratégie de conquête graduelle du pouvoir: ce sont des gradualistes et non des radicaux.
Les médias occidentaux suggèrent que la démocratie dans le Proche-Orient pourrait conduire à une prise de pouvoir des fondamentalistes islamiques. Nous avons vu le retour triomphal de Rached Ghannouchi en Tunisie après de longues années d’exil. Les Frères musulmans sont susceptibles d’emporter des élections libres en Egypte. Quel est votre avis sur cette question ?
Je retournerais la question. Je dirais que c’est le manque de démocratie qui a permis aux forces fondamentalistes religieuses d’occuper l’espace. La répression et le manque de libertés politiques ont réduit considérablement la possibilité de développer des mouvements de gauche, des travailleurs, féministes, ce dans un contexte d’injustices sociales croissantes et d’une dégradation de la situation économique. Dans ces conditions, la voie la plus facile pour l’expression de protestations de masse est celle qui utilise le plus facilement et le plus ouvertement les canaux disponibles. C’est ainsi que l’opposition a été dominée par des forces adhérant à des idéologies et à des programmes religieux.
Nous aspirons à une société où de telles forces sont libres de défendre leurs opinions, mais dans une concurrence ouverte et démocratique entre tous les courants politiques. Pour que les sociétés du Moyen-Orient puissent retrouver la voie de la laïcité politique, revenir à une méfiance populaire critique de l’exploitation politique de la religion qui existait dans les années 1950 et 1960, elles doivent acquérir le genre d’éducation politique qui ne peut être acquise que par une pratique à long terme de la démocratie.
Cela dit, le rôle des partis religieux est différent dans différents pays. Il est vrai que Rached Ghannouchi a été accueilli par quelques milliers de personnes lorsqu’il est arrivé à l’aéroport de Tunis. Mais son mouvement Ennahda a beaucoup moins d’influence en Tunisie que les Frères musulmans n’en ont en Egypte. Cela tient bien entendu en partie au fait que Ennahda a subi une répression brutale depuis les années 1990. Mais c’est aussi parce que la société tunisienne est moins portée que la société égyptienne aux idées fondamentalistes religieuses à cause de son degré d’occidentalisation plus poussé et à cause de l’histoire de ce pays.
Mais il n’y a aucun doute que les partis islamiques sont devenus des forces majeures dans l’opposition aux régimes en place dans toute la région. Une expérience démocratique de longue durée sera nécessaire pour changer la direction des vents qui prévalent depuis plus de trois décennies. L’alternative est un scénario à l’algérienne, où un processus électoral a été bloqué par l’armée au moyen du coup militaire de 1992, débouchant sur une guerre civile dévastatrice dont l’Algérie n’a pas fini de payer le prix.
L’étonnante montée des aspirations démocratiques parmi les peuples arabes ces dernières semaines est très encourageante. Ni en Tunisie, ni en Egypte, ni ailleurs, les protestations populaires n’avaient pour objectif des programmes religieux et n’étaient dirigées principalement par des forces religieuses. Il s’agit de mouvements démocratiques, montrant un fort désir de démocratie. Les sondages ont montré depuis pas mal d’années que la démocratie en tant que valeur occupe une place très prisée dans les pays moyen-orientaux, contrairement à ce que veulent les préjugés «orientalistes» répandus concernant la supposée «incompatibilité» culturelle des pays musulmans avec la démocratie. Les événements actuels prouvent une fois de plus que toute population privée de liberté finira par soutenir la démocratie, quelle que soit la «sphère culturelle» à laquelle elle appartient.
Quiconque participera et gagnera les futures élections libres au Moyen-Orient devra faire face à une société où la revendication de démocratie est devenue très forte. Il sera difficile à un parti – quel que soit son programme – de détourner ces aspirations. Je ne dis pas que ce serait impossible. Mais l’une des conséquences majeures des événements actuels est que les aspirations populaires à la démocratie ont été fortement augmentées. Elles créent des conditions idéales pour que la gauche puisse se reconstruire en tant qu’alternative. (Traduction A l’Encontre)
* Cet entretien a été conduit le 4 février 2011. Gilbert Achcar, militant arabe, est professeur d’études de développement et de relations internationales au SOAS, à Londres.
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