Entretien avec la Dresse Tanya Haj-Hassan conduit par Mary Turfah
La Dresse Tanya Haj-Hassan, médecin en soins intensifs pédiatriques qui travaille avec Médecins Sans Frontières et a cofondé @GazaMedicVoices, s’est imposée comme l’une des voix les plus importantes à tirer la sonnette d’alarme sur l’enfer qu’Israël a créé pour les travailleurs de la santé de Gaza. Avant et depuis octobre, elle s’est également portée volontaire en tant que médecin à Gaza. Je me suis récemment entretenue avec elle sur Zoom. Nous avons discuté du ciblage des infrastructures de santé de Gaza, des témoignages poignants de torture qu’elle et d’autres recueillent, des effets durables de la guerre d’Israël sur les enfants (et l’avenir de la Palestine), et de ce qu’il faut penser du silence aveugle et apparemment indifférent du corps médical états-unien alors qu’un génocide se déroule sous nos yeux.
Mary Turfah: Hier, je suis tombée sur un rapport faisant état d’un troisième charnier exhumé devant l’hôpital Al-Shifa. Il y a un mois, alors que les premières fosses communes étaient découvertes, vous avez été interviewée par Sky News. Le présentateur a cité des sources militaires israéliennes affirmant que les forces armées israéliennes avaient arrêté «des centaines de militants du Hamas» dans le complexe hospitalier, puis il vous a demandé ce que vous en pensiez. Pourriez-vous nous commenter votre réponse et de cette obsession persistante des médias pour les «militants Hamas d’Al-Shifa», alors qu’aucun hôpital de Gaza n’a été épargné et que des charniers [sept au total à ce jour] ont été découverts devant de nombreux hôpitaux de Gaza?
Tanya Haj-Hassan: Je pense que ma réponse a été quelque chose du type: Je ne peux pas croire que nous ayons encore cette conversation. Tous ceux qui ont une formation médicale ou humanitaire en ont assez de devoir répondre à ces justifications atroces et grotesques qui sont fournies pour des choses qui ne sont jamais justifiables. Je pensais que la question du Hamas et d’Al-Shifa était enterrée depuis longtemps. Pendant plusieurs semaines, c’est la seule question qui nous a été posée lors des interviews. De nombreuses enquêtes ont été menées et ont conclu qu’il n’existait aucune preuve crédible justifiant les attaques contre Al-Shifa. Et puis, Al-Shifa a été à nouveau ciblée, assiégée à nouveau.
Je suis revenue de Gaza peu de temps avant l’interview de Sky News. Lorsque j’étais à l’hôpital Al-Aqsa de Deir Al Balah, j’ai parlé avec plusieurs professionnels de la santé qui se trouvaient à Al-Shifa jusqu’à la dernière minute de la première série d’attaques [en mars 2024], lorsque l’hôpital a été assiégé et que tous les patients et le personnel ont été évacués de force. Vous vous souvenez probablement de cette première série, du ciblage israélien des panneaux solaires de l’hôpital et de l’approvisionnement en oxygène, de la pénurie de carburant dans les hôpitaux, des différentes unités de l’hôpital qui ont été endommagées.
Puis, finalement, Al-Shifa a recommencé à fonctionner. Le personnel était si fier d’avoir réussi à le faire fonctionner à nouveau.
La deuxième fois, l’hôpital a été à nouveau assiégé et pris pour cible. Une grande partie du personnel a été emmenée dans la cour de l’hôpital, où les hommes ont été déshabillés. Les soldats israéliens ont battu plusieurs membres du personnel soignant. Un médecin très, très âgé d’Al Shifa a finalement été libéré et s’est rendu à pied à l’hôpital Al-Aqsa. Il a immédiatement repris son travail. J’étais à l’hôpital Al-Aqsa lorsqu’il est arrivé échevelé, avec une longue barbe, épuisé, ayant perdu je ne sais combien de kilos, n’ayant pas vu sa famille depuis cinq mois, n’ayant pas de téléphone, pas de chaussures, pas de vêtements.
Ils se sont enfuis avec pratiquement rien. Et de nombreux autres soignants qui ont été emmenés avec lui à l’extérieur ont été enlevés. Je pense que son témoignage sur ce qui s’est passé et sur la quantité de travail qu’ils ont accompli pour qu’Al-Shifa fonctionne à nouveau a rendu la question du présentateur de Sky News encore plus exaspérante. Parce que c’est la réalité dont je venais de sortir. Et l’entendre demander à une soignante qui a passé les dernières semaines à réanimer des enfants morts et mourants qui ont été mutilés à un point que je ne pense pas pouvoir oublier un jour – même si je pense que pour mon propre salut, il serait probablement bon que j’oublie certaines de ces images –, j’ai trouvé cela tellement insultant. Insultant pour moi, pour les soignants qui avaient risqué leur vie pour rester à Al-Shifa, qui avaient perdu 25% de leur poids, qui étaient épuisés. C’est insultant pour les soignants qui ont été tués à Al-Shifa, qui ont fui Al-Shifa, pour les civils qui ont été exécutés là-bas. C’est une insulte à notre intelligence. C’est une insulte à l’humanité.
Pour avoir accès à l’entretien avec Sky News, cliquez sur ce lien
La semaine dernière, il a été révélé que le Dr Adnan Al-Bursh, chirurgien orthopédique renommé à Gaza, avait été torturé à mort dans les prisons israéliennes, selon des témoins oculaires, après avoir été enlevé de l’hôpital où il prodiguait des soins vitaux, en décembre dernier. A ce jour, des centaines de soignants ont été tués et de nombreux autres blessés. Vous avez déclaré dans une interview que les médecins et le personnel soignant enlevaient leur blouse avant de quitter l’hôpital afin de ne pas être pris pour cible. En outre, les médecins de Gaza travaillent pratiquement sans interruption depuis 215 jours. En tant que personne ayant travaillé à Gaza, je me demandais si vous pouviez nous parler un peu de ce à quoi vos collègues sont confrontés au quotidien.
Tanya Haj-Hassan: Je voudrais commencer par les enlèvements de soignants, parce qu’ils ne sont pas suffisamment signalés, à tel point que mes collègues et moi-même, qui continuons à soigner, effectuons un travail d’enquête. Ces enlèvements sont systématiques. Au moins 240 enlèvements ont été documentés par notre groupe…
240?!
Tanya Haj-Hassan: Au moins 240, et je ne parle pas de ce qui est rapporté par le ministère de la Santé, qui est, je crois, un chiffre encore plus élevé. Nous avons documenté qu’au moins 240 soignant·e·s ont été enlevés et détenus par les forces israéliennes, et que la majorité d’entre eux n’ont pas été libérés. Ceux qui ont été libérés témoignent des tortures qu’ils ont subies, mais aussi des tortures dont ils ont été témoins.
J’ai recueilli des témoignages. L’un d’eux est un témoignage de trois heures sur les tortures infligées à [mon ami,] un infirmier, pendant 53 jours de détention, l’accusant d’appartenir au Hamas, comme sa famille, alors que le fait qu’il ait été libéré montre qu’il n’appartenait pas au Hamas. Compte tenu de l’ampleur des tortures qu’il a subies, je suis surprise qu’il ait survécu. Et il n’a pas survécu en conservant sa santé physique et mentale. Il a des cicatrices, il fait des cauchemars. Il a souffert d’hématurie, c’est-à-dire de saignements lorsqu’il urinait, pendant des semaines après sa libération.
Hématurie? Que lui ont-ils fait?
Tanya Haj-Hassan: Permettez-moi de dire qu’il s’agissait d’abus physiques, sexuels et psychologiques. Et il m’a donné des descriptions détaillées de ce que chacun d’entre eux impliquait. Et c’est la pire chose que j’ai entendue dans ma vie, honnêtement. J’ai un ami qui a travaillé sur les enquêtes concernant Abu Ghraib, un avocat spécialisé dans les droits de l’homme. Et je vous dis que c’est la pire chose que j’ai entendue de ma vie.
Ils l’ont traité comme un animal. Ils ont menacé de violer sa mère et ses sœurs s’il n’avouait pas. Ils ont menacé de tuer sa famille qui se trouvait encore à Gaza s’il n’avouait pas. Ils ont déclaré qu’ils savaient où sa famille était réfugiée, où elle se trouvait, et ils n’ont cessé de lui dire d’avouer. Il a continué à refuser de faire de faux aveux, insistant sur le fait qu’il était infirmier et qu’il n’avait rien à voir avec un quelconque groupe militaire.
Permettez-moi de vous parler de cet infirmier, car je pense qu’il est important de brosser le tableau de la situation. Cet infirmier, excusez mon langage, travaille comme un fou. C’est l’un des infirmiers les plus dévoués que j’aie jamais rencontrés. Maintenant qu’il a été libéré, devinez ce qu’il fait? Il travaille gratuitement, comme bénévole.
Disons qu’il est deux ou trois heures du matin. Nous avons reçu de nombreux blessés, les uns après les autres. Nous sommes épuisés. Nous venons de finir de réanimer tous les patients, tout le monde est relativement stable. Et pendant que nous prenons une tasse de thé, il est dans la zone de réanimation, en train d’essuyer le sable des yeux des patients, d’enlever leurs vêtements mouillés, de leur parler. C’est le genre d’homme qu’il est.
Je veux juste peindre ce portrait, avec des cernes sous les yeux parce qu’il souffre d’insomnie, parce qu’il se réveille chaque nuit, après 30 minutes de sommeil, en criant: «Arrêtez de me frapper! Arrêtez de me frapper!» Il ne peut pas dormir. Alors il travaille. Il est censé travailler 24 heures sur 24, puis 48 heures sur 24, n’est-ce pas? Mais une fois qu’il a terminé ses 24 heures, il revient trois heures plus tard parce qu’il ne peut pas dormir.
Une fois, je lui ai dit de rentrer chez lui parce qu’il travaillait depuis trop longtemps. Il est donc parti. Deux ou trois heures plus tard, je suis aux urgences et je vois un homme allongé sur le sol avec un garrot, amputé des deux jambes et d’un bras. Il ne lui reste qu’un bras et il fait une hémorragie sur le sol. On le réanime et il vient d’arriver à l’hôpital. Il a un cathéter de Foley utilisé comme garrot autour d’un moignon. Sur l’autre jambe, il a un garrot de type militaire. Je n’avais jamais vu de garrots militaires aux urgences, mais j’en avais apporté tout un lot à Gaza et j’en avais offert un à cet infirmier deux jours auparavant. Ce patient a un garrot de qualité militaire sur une jambe. J’en sors rapidement un autre de mon sac et je le pose sur son autre jambe, et je me demande où ils ont bien pu trouver l’autre garrot.
Puis je me retourne et je vois l’infirmier. Je sais maintenant d’où vient le garrot. Je lui ai demandé ce qu’il faisait ici. «Je t’ai dit de rentrer chez toi et de te reposer.» Il me répond: «Je suis rentré chez moi et je me suis reposé. C’est le mari de ma sœur qui est, ici, à terre avec une triple amputation.»
Il explique que le mari de sa sœur s’est rendu à une distribution d’aide. Les forces israéliennes ont bombardé le site de distribution. Sa famille l’a donc réveillé et lui a demandé d’aller voir son beau-frère, dont ils savaient qu’il se trouvait sur le site de distribution d’aide. Il arrive. Il voit le mari de sa sœur, qui est aussi son très bon ami, en train de faire une hémorragie sur le sol, avec une triple amputation traumatique. Le mari de sa sœur se trouve maintenant dans un hôpital surpeuplé où il doit subir de multiples interventions chirurgicales qu’il ne peut obtenir. Il s’occupe de lui, et c’est la même personne qui a traversé tout ce que je viens de vous raconter.
C’est aussi ce même infirmier qui, quelques nuits plus tard, réanimait un enfant à trois heures du matin. L’enfant meurt et l’infirmier s’évanouit, la tête sur le lit de camp devant elle.
C’est l’expérience d’un soignant qui a été enlevé. Il est épuisé. Sa maison a été détruite. Il travaille un nombre insensé d’heures sans être payé. Et il fait partie des centaines de personnes qui ont été enlevées.
Et tous les autres travailleurs de la santé qui n’ont pas été enlevés connaissent des soignants qui ont été tués ou enlevés. Ils travaillent sans salaire, ou avec un salaire minimum, s’ils ont un contrat. La plupart des soignants à qui j’ai parlé à l’hôpital Al-Aqsa vivent actuellement dans des tentes. Ils viennent travailler tous les jours, essayant de subvenir aux besoins des membres de leur famille parce qu’ils sont souvent les seuls, s’ils sont payés, à disposer d’un revenu.
J’ai fait cela pendant deux semaines, Mary, et j’étais tellement fatiguée quand je suis partie. Je l’ai fait pendant deux semaines. Ce n’était pas seulement le type de fatigue que j’éprouve lorsque je suis de garde. J’ai été assistante en soins intensifs ces trois dernières années. Je sais ce que l’on ressent lorsqu’on est épuisé par des appels successifs, comme c’était le cas à Gaza. Mais il s’agissait d’un épuisement mental et d’un type d’épuisement physique qui résulte également de l’absence d’exercice et d’une très mauvaise alimentation. On mange constamment des conserves. C’est tout ce que vous mangez, de la nourriture en conserve. Deux semaines de cette façon, et votre corps est fatigué.
Et je n’ai pas eu à m’inquiéter de la sécurité des personnes auxquelles je tiens. Eux doivent s’inquiéter de la sécurité de leur famille. La plupart d’entre eux ont perdu un proche. J’ai rencontré à Al-Aqsa des soignants qui avaient perdu leur conjoint, leurs enfants, leurs cousins, leurs parents.
Il semble que, du moins au début, les forces israéliennes visaient les médecins ayant le plus grand nombre d’années d’expérience. Ceux qui restent après eux, ce sont les jeunes assistants, les internes, les étudiants en médecine, qui sont alors censés prendre le relais et assumer des tâches qui vont bien au-delà de leur formation. Qu’arrive-t-il à un système médical qui perd cette expertise?
Tanya Haj-Hassan: C’est une très bonne question, et ce n’est pas seulement le fait que les médecins seniors soient ciblés, ce qui est le cas. C’est aussi le fait que, parce que les soignants sont pris pour cible et que la population de Gaza a été privée de tout ce qui est indispensable à la vie humaine, les personnes qui ont la possibilité de partir, pour la plupart, vont faire ce choix. Et ces personnes sont souvent les membres de la société les plus éduqués, qui ont de bons revenus, qui ont des économies. Un grand nombre de médecins chevronnés ont fui. Ils fuyaient activement lorsque j’étais sur place. Y compris pendant la période où j’étais là, le chef du service de néonatologie est parti, ainsi que l’un des principaux médecins du service des urgences.
Cela signifie que, pendant la nuit, dans le service des urgences, les médecins travaillent en groupes, et certains groupes se sont retrouvés sans médecins principaux, avec des médecins débutants tout juste sortis de l’école de médecine, pendant toute la nuit.
Vous êtes médecin, Mary. Imaginez, dans n’importe quel hôpital, une garde de nuit avec des blessés en masse qui se succèdent, où 25, 30 blessés arrivent en même temps, toutes les quelques heures. Et vous avez des médecins de première année, tout juste sortis de l’école de médecine.
Oui, je ne saurais même pas comment faire le tri. Je ne saurais pas quoi faire.
Tanya Haj-Hassan: C’est ce à quoi ils sont confrontés. Les hôpitaux les plus riches en ressources du monde, les grands hôpitaux dont les urgences sont pratiquement vides, seraient complètement débordés et auraient du mal à faire face à prendre en charge une vague de ces victimes en masse. Une seule. Et nous en avions plusieurs au cours d’une garde. La fuite des cerveaux est réelle. Et elle se produit parce que la population a été étranglée. Beaucoup de gens, s’ils choisissent de rester en vie, choisissent alors de partir. Et beaucoup de ceux qui choisissent de rester ou qui n’ont pas la possibilité de partir sont tués.
C’est insidieux – une mort lente ou la paralysie d’une population, et cela ne reçoit pas la même attention parce que ce n’est pas aussi saisissant ou aigu.
Tanya Haj-Hassan: Il y a très clairement deux phases dans la façon dont les gens meurent en conséquence de la manière dont Israël mène ses opérations à Gaza. La première phase est celle de l’exécution rapide. Il y a les blessures dues aux explosions, les blessures dues aux tireurs d’élite, les éclats d’obus. Quand je dis «sniper», je parle d’une balle dans la tête.
Ensuite, il y a l’exécution lente, qui consiste à affamer les gens et à créer des conditions de vie incompatibles avec la vie.
Nous parlions tout à l’heure d’Al-Shifa. L’un des médecins, à qui je demandais «Pourquoi pensez-vous qu’ils continuent à cibler Al-Shifa?», m’a répondu qu’Al-Shifa était le cœur battant du système de santé de Gaza. Si vous voulez détruire une population, vous détruisez son système de santé, l’endroit où les gens se rendent lorsqu’ils ont besoin d’aide. Si vous voulez détruire un système de santé, vous détruisez son cœur battant. C’est une exécution lente. […]
La «crise humanitaire» dont les médias sont capables de s’accommoder, ou même de faire leur deuil, n’est possible que parce qu’ils présentent le «bilan humain» comme distinct des objectifs politiques généraux d’Israël, comme si le génocide – et en particulier le ciblage de l’infrastructure de santé – était en quelque sorte accessoire ou un dommage collatéral. Quelles sont les limites de la présentation de ce qui se passe comme une «crise humanitaire»?
Tanya Haj-Hassan: Je crois que j’ai utilisé l’expression «crise humanitaire» pendant quelques semaines au début. Maintenant, je trouve que le mot «crise» renvoie à un déclic. Une «crise humanitaire» décrit une inondation ou une famine temporaire, une famine «naturelle». Ce à quoi nous assistons ici, c’est à une élimination massive et continue de tous les groupes démographiques d’une population. Ce n’est pas quelque chose que le secteur humanitaire peut régler.
Un autre problème est que, dans le cas d’une «crise humanitaire», la réponse normale est de faire venir des travailleurs humanitaires. Et si mon premier point était que le monde humanitaire ne peut pas résoudre ce problème, mon second point est que l’effort humanitaire a été entravé dès le début. Israël ne permet pas à l’aide humanitaire d’entrer, ni aux travailleurs humanitaires de se rendre dans les endroits où les gens en ont le plus besoin – nous n’avons pas pu nous rendre dans le nord. Nous avons à peine pu atteindre les zones centrales ou la ville de Gaza. Et même dans le sud, les organisations humanitaires évacuent leurs équipes ou doivent se déplacer à l’intérieur du territoire, de plus en plus loin des zones de nécessité.
Et mon troisième problème avec cette formulation, c’est qu’elle n’aborde pas le ciblage direct. De nombreuses organisations humanitaires ont été prises pour cible à plusieurs reprises. Nous avons beaucoup parlé de World Central Kitchen, en grande partie parce qu’il s’agissait de travailleurs étrangers. Au moins 11 travailleurs humanitaires, tous palestiniens, ont été tués depuis l’attaque contre les employés de World Central Kitchen. Il y a eu plus de travailleurs des Nations unies tués à Gaza – et nous avons dépassé cet horrible record il y a quelques mois – que dans toute l’histoire des Nations unies.
Hier encore, on m’a demandé d’accorder un entretien sur les «rapports» faisant état d’une famine potentielle à Gaza. Nous parlons de famine depuis des mois. Que voulez-vous dire par «rapports» sur une famine «potentielle» à Gaza?
Avant de recevoir cette demande d’interview, je venais de voir une vidéo montrant des chars israéliens au point de passage de Rafah, écrasant le panneau «I love Gaza». Je me souviens que mon cœur a battu la chamade lorsque je suis arrivée à Gaza et que j’ai vu ce panneau. J’ai entendu dire que les Israéliens avaient exécuté le personnel non armé de la frontière de Gaza, qui avait tamponné mon passeport avec la mention «Etat de Palestine» à l’entrée et à la sortie, qui m’avait fait du thé, avec qui nous avions rompu le jeûne la première nuit du Ramadan parce que nous étions arrivés trop tard à Gaza pour pouvoir recevoir nos bagages, et qu’il était temps de rompre le jeûne. Nous nous sommes donc tous arrêtés et avons rompu le jeûne ensemble. Ce sont des gens avec qui nous avons partagé la nourriture et le thé. Ils les ont exécutés, puis ils ont détruit au bulldozer le panneau «I love Gaza».
Et les médias veulent parler de «rapports» sur la famine. C’est une distraction par rapport à la réalité de ce qui se passe sur le terrain, qui est un génocide.
Je vais vous lire un message que nous avons reçu aujourd’hui, pour Gaza Medic Voices, de la part d’un médecin urgentiste:
«Hier soir, nous avons reçu principalement des patients victimes d’explosions, de nombreux enfants blessés par des éclats d’obus – l’un d’entre eux était complètement aveugle – et la plupart d’entre eux étaient à l’agonie à leur arrivée à l’hôpital. Selon les rapports, l’armée israélienne a refusé l’accès aux ambulances dans de nombreuses zones où se trouvaient des patients, ce qui a laissé les gens souffrir et mourir. Cette nuit, il y a eu beaucoup de blessures par balle, qui semblent être des tirs ciblés au niveau des genoux, ainsi que des victimes d’explosions. Le personnel local est peu nombreux, voire inexistant dans certains départements, car leurs familles ont reçu des tracts par avion leur disant d’évacuer (après avoir déjà été déplacées et évacuées à de nombreuses reprises).»
Voici un message reçu aujourd’hui à Rafah. Des enfants blessés par des explosions, des éclats d’obus, l’un d’entre eux complètement aveugle, la plupart d’entre eux agonisant à leur arrivée à l’hôpital. Et ce sont ceux qui ont la chance d’arriver à l’hôpital, car selon ce médecin urgentiste, l’accès aux ambulances est refusé par l’armée israélienne, de sorte que de nombreux blessés sont contraints de mourir là où ils se trouvent. Et les autres victimes qu’ils voient sont des blessures par balles ciblées aux genoux.
Je ne sais pas comment interpréter autrement la démographie du nombre de morts. Il est impossible que 48% des personnes tuées soient des enfants et qu’il ne s’agisse pas d’un massacre aveugle de toute une population. Si vous regardez le nombre de morts dans n’importe quelle autre guerre – choisissez n’importe quelle autre guerre, regardez les données démographiques du nombre de morts. Vous verrez 85%, 90% d’hommes en âge de travailler et de jeunes hommes. Il n’y a pas 48% d’enfants, ni 25% de femmes. Telles sont les données démographiques de Gaza, les données démographiques exactes de la population. A elle seule, cette donnée est un indice d’un génocide. Bien sûr, ce n’est pas suffisant. La Cour internationale de justice a examiné en détail les critères permettant de prouver un génocide plausible. Il faut des années pour parvenir à une décision juridique définitive, mais nous sommes en présence d’un génocide plausible. Et les données démographiques le reflètent.
Je voulais vous poser une question sur Rafah. Israël a pris le contrôle du côté palestinien du passage de Rafah et bloque l’entrée de l’aide, selon une déclaration récente de MSF, piégeant ainsi toute la population tout en larguant des tracts, leur ordonnant d’évacuer. Dans le même temps, l’Egypte a scellé son côté du point de passage avec des blocs de ciment. Qu’entendez-vous de la part des gens sur le terrain à propos de cette opération?
Tanya Haj-Hassan: La panique est extrême. Les gens évacuent par dizaines de milliers. Et ils ne savent pas où aller. On leur dit d’aller à Al-Mawasi. Pour vous expliquer ce qu’est Al-Mawasi, il s’agit d’un littoral sablonneux de tentes qui s’étendent jusqu’à l’eau sur la plage. Lors d’une conférence de presse, une travailleuse humanitaire actuellement à Gaza m’a dit: «Appeler [Al-Mawasi] une zone sûre est un mensonge. Il est hypocrite de l’appeler n’importe laquelle de ces zones humanitaires.» Tous les endroits qualifiés de «zone sûre» ou de «zone humanitaire» ont été bombardés. On a dit aux gens d’évacuer vers Rafah, mais Rafah n’a pas été sûre depuis le tout début, et elle est actuellement activement bombardée. Une intervention au sol est en cours. […]
Il est donc totalement faux de parler de «zones de sécurité». Les gens reçoivent des tracts du ciel leur disant d’«évacuer». Il ne s’agit pas d’une évacuation. Il s’agit d’un transfert forcé. C’est un crime contre l’humanité.
J’ai parlé aujourd’hui à l’un de mes collègues qui a été l’une des dernières personnes à fuir l’hôpital Abu Youssef Al-Najjar. Il m’a dit qu’il était dans un état de panique totale. Il a fini par fuir lui aussi l’hôpital Abu Youssef Al-Najjar. C’était le seul hôpital gouvernemental qui restait à Rafah. Il se trouvait dans la zone où l’on demandait d’évacuer de force – je déteste le mot «évacuer», il s’agit d’évacuer de force.
Il a aidé à évacuer les patients et tous les autres. Peu après, sa maison a été touchée. Ses proches ont été tués. Ses sœurs ont été blessées. Il m’envoie maintenant un SMS depuis une zone située au milieu de Gaza, où il est arrivé avec le reste de sa famille, pour me demander si je peux l’aider à mettre en place des postes de santé – des tentes où l’on dispense des soins à la population – parce que, dit-il, il n’y a pas de postes de santé dans cette zone. Il vient de perdre ses cousins et ses sœurs qui ont été blessés. […]
Tanya Haj-Hassan, après avoir décrit son attitude et ses interrogations sur la diffusion des «images crues» recueillies par Gaza Medic Voices, conclut cet entretien ainsi:
Les gens n’arrêtent pas de me demander: «Tu n’avais pas peur d’aller à Gaza? Et si tu te faisais tuer? C’est tellement dangereux.» J’acceptais tout à fait le fait que je puisse être tuée. Mais regarder l’injustice de loin était pire que ce risque. A quoi bon vivre si je ne défends pas les principes et les valeurs auxquels je crois? Il y a des choses qui comptent bien plus que ma sécurité personnelle ou ma carrière professionnelle, comme faire tout ce qui est en mon pouvoir pour arrêter un génocide. (Entretien publié dans l’hebdomadaire états-unien The Nation le 17 mai 2024; traduction rédaction A l’Encontre)
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