Par Leornardo Padura
Le romancier cubain Leonardo Padura écrit, ici, un chapitre inconnu de la fin de Ramon Mercader en 1978. Leornardo Padura, né à La Havane en 1955, a étudié la philologie à l’Université de La Havane. Il fut rédacteur en chef de La Gazeta de Cuba, jusqu’en 1995. En 1998, il commence sa carrière d’écrivain qui s’organise autour d’un «héros», le lieutenant-enquêteur Mario Conde. Ces romans policiers ou, selon certains, ces «romans noirs» lui offrent l’occasion d’aborder de multiples aspects de la réalité cubaine. Il est aussi l’auteur de divers scénarios de films.
A Cuba son audience est limitée, car il est soumis à une censure assez stricte. Dans le monde francophone, il commença à être connu suite à la traduction de son ouvrage La novela de mi vida, traduit sous le titre Le Palmier et l’Etoile, Ed. Métaillé 2003. Par la suite, la publication de L’homme qui aimait les chiens – 2009 en espagnol et 2011 aux Editions Métaillé, roman fondé sur les dernières années de vie à La Havane de Ramon Mercader, l’assassin de Trotsky (Lev Davidovitch Bronstein), le 20 août 1940 – lui accorda une audience plus large. La quasi-totalité de l’œuvre de Padura est aujourd’hui traduite en français. Ramon Mercader – qui a agi comme agent du NKVD de Staline et fut décoré de «L’ordre de Lénine» par le régime stalinien pour son crime – était d’origine espagnole et «communiste». Il avait pour nom d’emprunt, au Mexique, Frank Jacson et, antérieurement, en France, dans les années 1930, celui de Jacques Mornard. Libéré de la prison mexicaine en 1960, il rejoindra Cuba et l’URSS. (Rédaction A l’Encontre)
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Le médecin oncologue Miguel Angel Azcue aurait sans doute passé beaucoup d’années avant de connaître la réelle identité de ce patient auquel il a diagnostiqué sans hésitation un cancer avancé des amygdales. Il est d’ailleurs plus que probable que le médecin n’aurait jamais su qui était cet Espagnol jaunâtre et vieilli que le directeur de l’hôpital, le docteur Zoilo Marinello, lui avait été amené à sa consultation. Pour que le docteur Azcue apprenne enfin, le 21 octobre 1978, qui était en réalité ce patient énigmatique (et vous comprendrez plus loin pourquoi j’utilise ce qualificatif), il a fallu une série de coïncidences, tellement improbables qu’on aurait pu penser qu’elles étaient préparées et déroulées par un destin supérieur souhaitant révéler au médecin une histoire bizarre et inquiétante.
Le premier événement qu’il a fallu pour que le montage soit effectif a eu lieu le 20 octobre. Ramon Mercader del Rio, l’invisible assassin de Trotsky, meurt à La Havane, rongé par ce cancer que le docteur Azcue avait immédiatement diagnostiqué. Ensuite il a fallu que, contrairement à ce qui avait été prévu, la nouvelle du décès de Mercader traverse le rideau de fer de l’anonymat et du silence et parvienne à la presse internationale. Car il faut bien dire que la presse cubaine n’a jamais publié ni cette nouvelle-là, ni aucune autre en rapport avec cet Espagnol qui a vécu pendant quatre ans à Cuba avant d’y mourir, et qui, en 1940, avait assassiné violemment le deuxième homme de la révolution d’Octobre.
D’autres événements se sont combinés et allaient aboutir à la surprise qui allait saisir le médecin, le 21 octobre 1978. Le premier est lié à un fait: le docteur Azcue et son collègue, le Dr Cuevas, sont partis de La Havane pour se rendre à Buenos Aires afin de participer à un congrès d’oncologie auquel ils avaient été invités. Sans ce congrès et sans cette invitation, Azcue et Cuevitas – comme tout le monde appelait l’oncologue cubain chevronné – ne se seraient pas trouvés à bord d’un des appareils de la compagnie Aerolineas Argentinas qui assurait à l’époque le trajet La Havane-Buenos Aires. Si au lieu de voyager avec cette compagnie les deux médecins avaient pris, par exemple, la Cubana de Aviacion, ils n’auraient pas non plus appris la vérité.
En effet, les deux compagnies aériennes ne distribuaient pas les mêmes journaux: dans les appareils d’Aerolineas Argentinas, on distribuait la presse argentine; dans la Cubana, la presse cubaine. Comme je l’ai déjà mentionné, les journaux cubains auraient contribué à maintenir Azcue dans l’ignorance, au moins pendant quelque temps, voire pour toujours. Par contre, la presse argentine avait un titre qui a immédiatement capté son attention, et ce pour plusieurs raisons. Le titre en question, annonçait: «L’assassin de Léon Trotsky meurt à La Havane». Or grâce à la photo qui accompagnait l’article – celle de Ramon Mercader – il a reconnu ce même patient chez qui lui et Cuevitas avaient diagnostiqué un cancer plusieurs mois plus tôt… Un fait que son collègue de l’hôpital oncologique qui était assis à côté de lui dans l’avion d’Aerolineas Argentinas a confirmé. Une dernière coïncidence de cette histoire était qu’on avait proposé aux deux médecins un journal provenant de Buenos Aires et non de La Havane.
En réalité, l’histoire des rapports du docteur Azcue avec l’assassin de Trotsky avait commencé 38 ans plus tôt, à Mexico D.F., lorsque, encore enfant, il avait entendu son père dire qu’on avait assassiné le «leader soviétique» dans sa maison à Coyoacan. Azcue, qui était né en Espagne, était arrivé très jeune au Mexique et ne déménagera à Cuba que 20 ans plus tard. Depuis lors, cet incident était resté vivant dans sa mémoire, car il avait ému non seulement son père, un républicain espagnol, mais aussi des millions d’autres personnes dans le monde.
Au cours de toutes ces années, il n’avait pas pu apprendre sur l’assassin de Léon Trotsky davantage que le peu qu’on savait à l’époque: que son nom (faux) était Jacques Mornard, qui prétendait être un trotskyste désenchanté, même si tout le monde savait que c’était un mensonge; qu’il avait tué Trotsky avec un piolet, avec beaucoup de préméditation et de traîtrise, et que pour ce crime il avait été condamné à purger la peine de 20 ans à laquelle il avait été condamné dans les prisons mexicaines. C’est peut-être cette aura de mystère, de silence, de complot et de mensonge qui s’était condensé autour du personnage de l’assassin qui avait maintenu, le long des années, l’intérêt d’Azcue à l’égard de cet homme. Un intérêt conservé au Mexique et apporté avec lui à Cuba, presque perdu dans un coin de sa mémoire, mais bien vivant. Et ce souvenir était toujours là lorsqu’il est monté dans l’avion de Aerolineas Argentinas et a ouvert le journal qui l’a confronté avec une vérité bouleversante: lui, Azcue, avait eu devant lui cet assassin, il lui avait parlé, l’avait touché et il avait été chargé de lui annoncer qu’il allait bientôt mourir.
Azcue avait conservé un souvenir durable de l’après-midi où Zoilo Marinello lui avait présenté ce patient. Le fait que ce soit le directeur de l’hôpital lui-même qui lui ait demandé à lui et à ses autres collègues oncologues spécialistes «de la tête et du cou» d’examiner cet Espagnol, un patient à lui, avait éveillé la curiosité d’Azcue. Ensuite il y avait eu le fait que cet homme, qui de son propre aveu avait consulté beaucoup d’autres médecins (sans préciser leurs noms ni où ils étaient) qui n’avaient pas été capables de diagnostiquer le cancer des amygdales, pourtant indiscutable et très étendu qui était en train de le tuer, avait étonné l’équipe de spécialistes et fixé l’incident dans sa mémoire. Enfin, il y avait eu le fait que la radiothérapie palliative prescrite par Azcue et ses collègues au vu de l’étendue de sa maladie lui avait été administrée non pas à l’hôpital oncologique, mais dans une autre institution. Cela a fini par fixer chez Azcue le souvenir de ce patient spécifique, qui se serait autrement fondu dans les dizaines et centaines de patients qu’il examinait chaque année.
Il y avait également plusieurs éléments entourant cette demande du directeur de l’hôpital qui allaient inciter le docteur Miguel Angel Azcue à réévaluer les faits quelques mois plus tard, lorsqu’il a appris la réelle identité du patient. Le docteur Zoilo Marinello était en effet un vieux militant communiste, frère du politicien et essayiste Juan Marinello, un des leaders de l’ancien Parti socialiste populaire (communiste), le plus réputé à Cuba. Azcue allait apprendre beaucoup plus tard que Ramon Mercader et sa mère, Caridad del Rio, avaient des liens d’amitié avec certains de ces vieux militants communistes cubains, dont Juan Marinello et le musicien Harold Gratmages. Plus tard Azcue apprendrait que Caridad avait travaillé avec ce dernier lorsqu’il fonctionnait en tant qu’ambassadeur cubain à Paris (1960-1964). Il était donc évident que Zoilo Marinello ne pouvait pas ignorer l’identité de ce républicain espagnol rongé par le cancer et qu’il s’agissait d’une demande de consultation particulière.
Plusieurs années après le décès de Mercader et après avoir appris son identité, le docteur Azcue allait une fois de plus être bouleversé par un nouvel élément en rapport avec ce lugubre et obscur personnage. Cela se passa dans la zone montagneuse du centre de l’île, l’Escambray, où il existe un musée consacré à la «lutte contre les bandits», comme on appelait dans les années 1960 la guerre de basse intensité qui se déroulait dans cette zone entre, d’une part, les guérillas d’opposants au système et, d’autre part, les milices et l’armée révolutionnaire. Dans ce musée, parmi beaucoup d’autres photographies, il s’en trouvait une qui montrait un groupe de combattants «chasseurs de bandits» dans laquelle apparaît un homme qui, selon Azcue, ne pouvait être que Ramon Mercader! Etait-il possible que ce dernier se trouvât à Cuba et eût collaboré avec les milices cubaines anti-guérillas ou avec les services de renseignement alors que nous pensions tous qu’il était à Moscou? Même si les évidences rendaient peu probable cette éventualité, le docteur Azcue était persuadé que si l’homme de cette photo (non identifié dans les explications écrites de l’exposition) n’était pas Mercader, ce devait être son jumeau.
Vingt-cinq ans après la mort de Ramon Mercader, alors que je commençais à mener des recherches en vue de l’écriture du roman sur l’assassinat de Trotsky qui s’intitulera L’homme qui aimait les chiens, j’ai eu la malchance – et la chance – de rencontrer le docteur Miguel Angel Azcue. Le motif de cette rencontre était douloureux et préoccupant: lors de l’excision d’une petite verrue située dans le nez de mon père, la biopsie effectuée d’office s’est révélée être positive, autrement dit elle révélait l’existence de cellules cancérigènes. Je me suis immédiatement mobilisé pour trouver ce que nous pourrions faire pour mon père, et comme nous le faisons d’habitude à Cuba, la première option a été de chercher un chemin direct vers la possible solution en faisant appel à des amis.
C’est ainsi que j’ai écrit à mon vieil ami et camarade d’études José Luis Ferrer, qui vivait aux Etats-Unis depuis 1989, puisque sa mère, la doctoresse Maria Luisa Buch, avait été sous-directrice de l’Hôpital oncologique (aux ordres du Dr Marinello) car, même si elle était décédée, il y aurait sûrement encore des amis dans le personnel de l’institution. C’est par cette voie que, quelques jours plus tard, j’ai accompagné mon père à la consultation du docteur Azcue, qui s’est immédiatement occupé de lui et, c’est ici la partie positive de l’histoire, lui a sauvé la vie.
Pendant ces consultations j’ai offert certains de mes livres au docteur Azcue et lié des rapports amicaux extra-hospitaliers avec lui. C’est lors d’une de ces visites à son cabinet que je lui ai raconté que j’étais en train de préparer l’écriture d’un roman sur l’assassinat de Trotsky. Je me souviens que le regard du bon médecin s’est planté dans le mien avant de me dire, avec ironie et fierté: «Eh bien, moi j’ai connu cet homme, et ai une histoire incroyable avec lui…» (Article publié, le 8 mai 2017, dans la revue liée à Clarin, le quotidien argentin, Revista Ñ; traduction A l’Encontre)
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