Economie politique: l’art d’ignorer les pauvres

Par Michel Husson

Ce titre emprunté à John Galbraith [1] résume le point de départ de cette contribution: toute société qui compte en son sein des «surnuméraires» a besoin d’une justification de cet état de fait. Le propos n’est évidemment pas de faire l’histoire de ces justifications, mais de mettre l’accent sur quelques moments de cette histoire et de montrer, au risque de l’anachronisme, qu’il existe une continuité entre les fondateurs de l’économie politique et les avocats contemporains du capitalisme.

Les surnuméraires, pour reprendre cette catégorie que l’on trouve chez Marx et qui a été reprise plus près de nous par Robert Castel [2] ont successivement été désignés comme pauvres avant que la notion de chômage soit «inventée [3].»

Au départ, il y avait la volonté de Dieu, pour reprendre cette superbe maxime de Saint Ouen, dans sa biographie de Saint Éloi: «Dieu aurait pu rendre tous les hommes riches; mais il a voulu qu’il y ait des pauvres en ce monde, pour fournir à ceux qui possèdent l’occasion de racheter leurs péchés [4]»

On retrouve là ce qui sera une constante absolue, la volonté de rationalisation, même quand c’est la raison de Dieu qui est invoquée. C’est ce que fait aussi l’abbé Galiani, quand il explique que «Dieu fait que les hommes, qui exercent des métiers de première utilité naissent en abondance [5].» Un premier glissement s’opère ici puisque l’on voit apparaître l’idée d’une surpopulation mais elle est encore présentée comme fonctionnelle. Cependant, Malthus n’est pas loin.

De la loi divine à la loi naturelle

Entre 1750 et 1800, la population du Royaume-Uni passe de 7,5 millions à près de 12 millions en 1800. C’est une croissance rapide (environ 0,9 % par an) et il n’est donc pas étonnant que la population devienne alors un sujet de préoccupation et un objet d’étude. Les deux essais successifs de Malthus (1766-1834) [6] sur la population représentent une contribution importante qui reste encore une référence souvent appliquée aujourd’hui aux pays en développement [7].

La loi de Malthus est fameuse et d’une simplicité biblique: la population augmente selon une progression géométrique tandis que la production agricole augmente, dans le meilleur des cas, selon une progression arithmétique. Au-delà du point où les deux courbes se croisent, la quantité d’aliments disponible pour chaque individu se met à décroître rapidement.

L’hypothèse sur la production agricole est une version «douce» de la loi des rendements décroissants puisque la production ne cesse d’augmenter. En revanche, celle qui porte sur la population est un peu forcée: «lorsque la population n’est arrêtée par aucun obstacle, elle va doublant tous les vingt-cinq ans [8]» postule Malthus. Or, cela équivaut à un taux de croissance annuel de 2,8 % à comparer au taux observé à son époque: 0,9 %. C’est en tout cas au nom de cette loi à prétention scientifique que Malthus peut affirmer que «le peuple doit s’envisager comme étant lui-même la cause principale de ses souffrances [9]» et qu’il faut «désavouer publiquement le prétendu droit des pauvres à être entretenus aux frais de la société [10].» Cette responsabilité des pauvres montre que la loi économique se combine avec la morale.

L’apologue du banquet

Cette fable, un sommet historique du cynisme, figurait dans la première édition de son second Essai sur la population de 1803 [11]. La violence de cette allégorie, et les réactions qu’elle avait suscitées, ont conduit Malthus à la supprimer des éditions ultérieures. Elle mérite cependant d’être citée:

«Un homme, né sur un sol où la propriété est établie, et qui ne peut subsister, ni de son travail, ni de son patrimoine, n’a nul droit à partager la nourriture des autres hommes. Au grand festin de la nature, il n’y a point de couvert pour lui. Elle lui ordonne de partir, et fera promptement exécuter cet ordre s’il ne trouve le moyen d’exciter la compassion de quelqu’un des conviés. Si ceux-ci se retirent et veulent bien faire une place, d’autres intrus se présentent, et sollicitent la même faveur. Le bruit se répand qu’il y a de quoi nourrir tout le monde, et les prétentions se multiplient. Le bon ordre et l’harmonie, qui régnaient dans cette fête, se changent en confusion et en discorde. L’abondance se change en disette. Le bonheur, dont jouissaient les conviés, est troublé par le spectacle de la misère qui remplit la salle du festin; et par les cris importuns de ceux qui se plaignent, non sans quelque apparence de raison, qu’après les avoir invités, on trompe leurs espérances. Enfin les conviés apprennent trop tard à reconnaître la faute qu’ils ont faite de contredire les ordres de la Reine du festin, qui, pour les traiter tous avec magnificence, sans cependant passer les bornes de sa fortune, refuse par humanité, de recevoir les nouveaux venus, lorsque sa table est déjà pleine» [12].

Il est inutile d’insister ce qu’il y a d’odieux dans ce texte, en particulier le regret du «bon ordre» et de «l’harmonie» troublés par l’irruption des crève-la-faim. On pourrait multiplier les citations similaires, en particulier cette «dure maxime» selon laquelle «il faut que l’assistance ne soit pas exempte de honte [13].» Pour Malthus, les lois sur les pauvres alors en vigueur en Angleterre, ont évidemment des effets pervers dans la mesure où elles rendent possible l’augmentation de la population et même l’encouragent quand les aides sont proportionnées au nombre d’enfants. Il faut donc les abolir. D’autres iront même encore plus loin, comme John Stuart Mill, grand théoricien du libéralisme: «Dans un pays trop peuplé ou en voie de le devenir mettre au monde trop d’enfants, dévaluer ainsi le prix du travail pour leur entrée en compétition, c’est faire grand tort à tous ceux qui vivent de leur travail. Ces lois qui, dans nombre de pays du Continent interdisent le mariage aux couples qui ne peuvent pas prouver qu’ils ont les moyens de nourrir une famille, n’outrepassent pas le pouvoir légitime de l’État […] on ne peut leur reprocher d’être des violations de la liberté [14].»

Il faut évidemment replacer l’analyse de Malthus dans le contexte historique, qui combine une croissance démographique élevée, des famines et ce que l’on appellerait aujourd’hui des émeutes de la faim. Et il y a aussi, en filigrane, le spectre de la révolution française et les menaces de soulèvement de la «populace.» Malthus en est bien conscient:

«De tous les monstres qui menacent la liberté, le plus redoutable est une foule aiguillonnée par les souffrances réelles qu’elle subit, généralement en raison d’un excédent de population, mais qui en ignore complètement la cause. Cette foule renforce la tyrannie ou la fait naître là où elle n’existait pas (…) Peut-être n’aurons-nous pas à attendre longtemps pour trouver dans ce pays un exemple de cette tendance des foules à engendrer la tyrannie. Comme ami de la liberté, et naturellement hostile aux grandes armées permanentes, c’est avec une extrême réticence que je suis obligé de reconnaître que, sans le secours de la force organisée dans ce pays, la détresse du peuple pendant les dernières disettes, encouragée par l’extrême ignorance et la folie de beaucoup parmi les classes supérieures, aurait pu le porter aux plus terribles outrages et plonger finalement le pays dans toutes les horreurs de la famine (…) Si les mécontentements politiques se trouvaient mêlés aux cris de la faim, et qu’une révolution soit déclenchée par une foule réclamant en hurlant d’être nourrie, cela conduirait à des bouleversements et à des massacres incessants, à une trajectoire sanglante que seule la mise en place d’un despotisme absolu pourrait interrompre [15]».

Il est frappant de voir comment les arguments économiques, politiques et «moraux» sont étroitement imbriqués chez Malthus. Conformément à sa théorie des rendements décroissants, il reproche aux lois sur les pauvres d’avoir «contribué à faire monter le prix des subsistances et à abaisser le véritable prix du travail. Elles ont donc contribué à appauvrir la classe des travailleurs [16] .» On pourrait discuter empiriquement de cet argument qu’il est possible de critiquer sur la base de documents historiques [17] mais Malthus y ajoute immédiatement un jugement moral. Ces lois ont selon lui «contribué à faire perdre aux pauvres les qualités d’ordre et de frugalité qui caractérisent les petits commerçants et les petits cultivateurs [18].»

Les travailleurs pauvres, «pour employer une expression vulgaire, semblent vivre éternellement au jour le jour: leurs besoins actuels polarisent toute leur attention et ils ne pensent guère à l’avenir; même lorsqu’ils ont l’occasion de s’élever, ils l’utilisent rarement: mais tout ce qu’ils gagnent et qui excède leurs besoins immédiats va, d’une façon générale, au cabaret. En définitive, les lois sur les pauvres peuvent être considérées comme affaiblissant à la fois le goût et la faculté de s’élever chez les gens du commun; elles affaiblissent ainsi un des plus puissants motifs de travail et de sobriété, et par suite de bonheur [19].»

On pourrait considérer que ces considérations moralisatrices renvoient à une époque révolue. Ce n’est malheureusement pas le cas. Interrogé en 2003 sur les 35 heures, Nicolas Baverez (économiste et historien) répondait ceci: «Les 35 heures, c’est très bien pour les cadres supérieurs et les mères de famille nombreuse à revenus élevés. Mais dès que vous descendez dans la société, c’est une catastrophe économique. On a bloqué les revenus des ouvriers et des employés qui n’ont plus, du coup, gagné en pouvoir d’achat. Quant au temps libre, c’est le versant catastrophe sociale. Car autant il est apprécié pour aller dans le Lubéron, autant, pour les couches les plus modestes, le temps libre, c’est l’alcoolisme, le développement de la violence, la délinquance, des faits malheureusement prouvés par des études [20].» Du cabaret de Malthus à l’alcoolisme de Baverez, on ne peut qu’admirer l’esprit (bourgeois) de suite.

Lois de la nature ou de la propriété capitaliste?

On ne s’étonnera pas que Malthus ait été l’une des cibles privilégiées de la verve critique de Marx qui ne perdait pas une occasion de dénoncer le «caractère apologétique et plagiaire» de ses écrits [21]. La critique de Marx insiste sur les processus sociaux qui conduisent à la création d’une surpopulation, notamment la fin des enclosures, la désagrégation des rapports sociaux féodaux et l’émergence de l’industrie. Ce lien est par exemple clairement établi dans le chapitre du Capital sur “Machinisme et grande industrie”: «La prospérité croissante de la filature mécanique de la laine provoqua en Angleterre la conversion progressive des terres de labour en pacage qui amena l’expulsion en masse des laboureurs agricoles rendus surnuméraires [22].»

Mais c’est dans une note que la critique adressée par Marx à Malthus est le mieux résumée: «Les intérêts conservateurs dont Malthus était l’humble valet, l’empêchèrent de voir que la prolongation démesurée de la journée de travail, jointe au développement extraordinaire du machinisme et à l’exploitation croissante du travail des femmes et des enfants, devait rendre “surnuméraire” une grande partie de la classe ouvrière, une fois la guerre terminée et le monopole du marché universel enlevé à l’Angleterre. Il était naturellement bien plus commode et bien plus conforme aux intérêts des classes régnantes, que Malthus encense en vrai prêtre qu’il est, d’expliquer cette “surpopulation” par les lois éternelles de la nature que par les lois historiques de la production capitaliste [23].»

La société de serviteurs

Malthus n’était pas seulement le théoricien de la (sur)population, c’était aussi un fidèle défenseur des intérêts des propriétaires fonciers, et en cela opposé à Ricardo. Ses contributions ne sont pas pour autant obsolètes et trouvent des prolongements contemporains. Son mérite est en effet d’avoir refusé la loi de Say, selon laquelle l’offre crée automatiquement sa demande, et c’est pourquoi Keynes a pu le saluer comme un précurseur de la théorie de la demande effective.

Mais toute demande n’est pas pour autant bonne à prendre. Malthus, bien sûr, voudrait oeuvrer au «bonheur de la grande masse de la société [24].» Ce n’est malheureusement pas possible, pour des raisons qui sont par ailleurs cohérentes avec la loi des rendements décroissants dans l’agriculture:

«Une grande augmentation de consommation parmi les classes ouvrières doit beaucoup augmenter les frais de production; elle doit aussi faire baisser les profits, et diminuer ou détruire les motifs qui engagent à accumuler, avant que l’agriculture, les manufactures et le commerce aient atteint un haut degré de prospérité. Si chaque travailleur venait à consommer le double du blé qu’il consomme à présent, un tel surcroît de demande, bien loin d’encourager la richesse, ferait probablement abandonner la culture de beaucoup de terrains, et amènerait une grande diminution du commerce intérieur et extérieur [25].»

On pourrait aisément transposer cette analyse à la réalité contemporaine et la rapprocher de nombreuses prises de position contemporaines. Quand on demande par exemple à Patrick Artus, économiste chez Natixis, quelle est la proposition économique «la plus scandaleuse dans cette campagne», il répond sans hésiter: «augmenter le smic [26].» Toutes choses égales par ailleurs, son argument rejoint celui de Malthus puisqu’il consiste à dire que le pouvoir d’achat distribué va se porter sur des biens importés et donc creuser le déficit commercial sans créer beaucoup d’emplois.

De manière générale, Malthus est un défenseur des riches et de leur rôle social qui consiste à procurer des emplois aux nécessiteux, sans remettre en cause les «grands équilibres». A côté de sa fameuse loi de population, Malthus est ainsi le promoteur d’une intéressante théorie démontrant la nécessité d’une classe de consommateurs improductifs pour créer des emplois, mais plutôt des emplois de domestiques, comme Malthus l’explique dans son style inimitable:

«Quant aux individus compris dans les classes qui ne sont pas employées à la production ou à la distribution des objets matériels, il est évident que ceux qui sont payés volontairement par les particuliers parais­sent devoir être les plus utiles en encourageant l’industrie, et les moins susceptibles de nuire en influant sur les frais de production. On peut présumer que personne ne prend un domestique à son service, à moins d’avoir de quoi lui payer ses gages, et que l’espoir de se procurer cet agrément est un motif aussi puissant pour l’engager au travail que l’envie d’avoir des rubans et des dentelles (…)

Il faut aussi observer que les domestiques sont des agents sans lesquels les classes élevées et moyennes ne pourraient pas utiliser leurs ressources au profit de l’industrie. Il n’est personne qui, possédant un revenu de cinq cents livres sterling et plus, consentirait à avoir des maisons, de riches ameublements, des habits, des chevaux, des voitures, s’il fallait balayer soi-même ses appartements, brosser et laver ses meubles et habits, étriller ses chevaux, enfin faire sa cuisine et surveiller le garde-manger. Remarquons de plus que les services personnels, domestiques ou purement intellectuels, volontairement payés, se distinguent essentiellement du travail nécessaire à la production. Ils sont payés sur le revenu et non sur le capital: ils n’ont aucune tendance à accroître les frais de production et à abaisser les profits [27].»

L’onctuosité hypocrite du pasteur Malthus s’attirera évidemment les foudres de Marx, même s’il ne nie pas la réalité des phénomènes. Les progrès de la productivité permettent effectivement «d’employer progressivement une partie plus considérable de la classe ouvrière à des services improductifs et de reproduire notamment en proportion toujours plus grande sous le nom de classe domestique, composée de laquais, cochers, cuisinières, bonnes, etc., les anciens esclaves domestiques [X].» Cette accumulation de richesse chez les possédants «fait naître avec les nouveaux besoins de luxe de nouveaux moyens de les satisfaire (…) En d’autres termes, la production de luxe s’accroît [29].»

Un siècle et demi nous sépare de ces références savantes. Mais comment ne pas voir leur actualité? Il suffit par exemple de rapprocher Malthus de Gorz en un raccourci vertigineux. Dans un article de 1990, André Gorz écrivait ceci: «Les deux, ou trois, ou quatre heures passées jusqu’alors à tondre le gazon, à promener le chien, à faire les courses et le ménage, à acheter le journal ou à s’occuper des enfants, ces heures sont transférées, contre paiement, sur un prestataire de services. Il ne fait rien que chacun ne puisse faire lui-même aussi bien. Simplement, il libère deux ou quatre heures de temps en permettant d’acheter deux ou quatre heures de son temps à lui (…) Acheter le temps de quelqu’un pour augmenter ses propres loisirs ou son confort, ce n’est rien d’autre, en effet, que d’acheter du travail de serviteur (…) Mais qui a intérêt, qui a les moyens de s’offrir les prestations des nouveaux serviteurs [30]?»

Et si l’on revient à Malthus, on tombe sur ce plaidoyer en faveur de la consommation des riches: «Il n’est personne qui, possédant un revenu de cinq cents livres sterling et plus, consentirait à avoir des maisons, de riches ameublements, des habits, des chevaux, des voitures, s’il fallait balayer soi-même ses appartements, brosser et laver ses meubles et habits, étriller ses chevaux, enfin faire sa cuisine et surveiller le garde-manger» En outre, ces services présentent un avantage supplémentaire: «ils n’ont aucune tendance à accroître les frais de production et à abaisser les profits [31].»

Retour à Gorz pour conclure ce parallèle: «Le développement des services personnels n’est donc possible que dans un contexte d’inégalité sociale croissante, où une partie de la population accapare les activités bien rémunérées et contraint une autre partie au rôle de serviteur [32].»

Consommation des riches et emploi

De très nombreux exemples permettent de justifier l’hypothèse d’une continuité entre les théorisations de Malthus et la réalité du capitalisme contemporain. L’un des plus frappants est sans doute le destin du chantier naval de La Ciotat qui illustre à merveille cette dépendance de l’emploi à la consommation des riches. A la fin des années 1980, il était condamné à la fermeture. Mais 105 «irréductibles» de la CGT ont mené une longue lutte de résistance qui s’est conclue victorieusement par la réouverture du site [33]. Ce redémarrage a été rendu possible parce qu’un certain nombre d’entreprises ont investi sur une nouvelle activité, l’entretien et la remise en état des yachts de luxe. Voici comment la Chambre de commerce et d’industrie Marseille Provence (qui ne cite jamais l’action des syndiqués de la CGT) se félicite de ce renouveau: «Alors que quelque 6294 yachts cabotent dans les eaux du monde entier, dont 5063 yachts de plus de 30 m, selon Superyachts Intelligence, la majorité des grandes unités navigue d’avril à septembre entre Monaco, Cannes, Antibes et Saint-Tropez, effet Grand Prix de Monaco, Festival de Cannes et …ostentation sur le quai des milliardaires! Pour les chantiers bordant le littoral, c’est une aubaine géographique.» Autrement dit les emplois à La Ciotat sont tributaires de «l’ostentation des milliardaires»: comment mieux résumer la logique de fonctionnement d’une société profondément inégalitaire [34].

La même analyse s’applique aussi parfaitement à la thématique de la montée en gamme. Ce précepte a été plusieurs fois invoqué dans le fameux rapport Gallois [35] sur l’industrie française: «on n’exporte que ce que les clients veulent acheter! L’adaptation de l’offre française aux marchés étrangers et à leurs évolutions est la clé; elle ne peut se faire – nous le répétons – que vers le haut, vers la montée en gamme. Plus d’innovation, plus de qualité, plus de service qui permettront d’identifier le “made in France” et d’en faire une référence.»

On pourrait faire remarquer que, dans le cas de la France, deux de ses points forts, se situent déjà dans le haut de gamme: le luxe et l’armement. La nécessité de la «montée en gamme» est plutôt invoquée pour l’industrie automobile française qui serait trop centrée sur le milieu, voire le bas de gamme, contrairement à la production allemande avec BMW, Mercedes et Audi. Mais cette montée en gamme (potentielle) du côté de l’offre implique aussi une montée en gamme du côté de la clientèle. A qui sont vendus les produits de LVMH ou de BMW sinon à une couche sociale étroite dont la richesse sert de débouchés aux salariés auxquels ils procurent ainsi un emploi?

«Il vaut mieux des petits boulots à 500 euros que pas de boulot du tout [36]», telle est la fière devise de Pascal Lamy, quelques mois après qu’il ait quitté son poste de directeur général de l’Organisation mondiale du commerce. C’est en effet la condition pour créer des emplois de service. Dans la version classique, ce sont les emplois d’aide à la personne; dans la version moderne, ce sont les emplois créés par l’économie de plate-forme, comme par exemple les chauffeurs Uber. Mais dans les deux cas, et là encore on retrouve Malthus, il s’agit d’emplois payés sur les revenus des classes aisées ou moyennes, de telle sorte que le nombre d’emplois créés est tributaire du degré d’inégalité dans la répartition des revenus.

C’est ce que les économistes appellent l’économie du «ruissellement» (trickle down): la prospérité des riches finit toujours par améliorer la situation des pauvres, de telle sorte que l’on ne doit pas se préoccuper de la répartition des richesses produites.

Par souci d’œcuménisme, nous conclurons en citant sur ce point un observateur attentif du monde contemporain: «certains défendent encore les théories du «ruissellement», qui supposent que chaque croissance économique, favorisée par le libre marché, réussit à produire en soi une plus grande équité et inclusion sociale dans le monde. cette opinion, qui n’a jamais été confirmée par les faits, exprime une confiance grossière et naïve dans la bonté de ceux qui détiennent le pouvoir économique et dans les mécanismes sacralisés du système économique dominant. en même temps, les exclus continuent à attendre. pour pouvoir soutenir un style de vie qui exclut les autres, ou pour pouvoir s’enthousiasmer avec cet idéal égoïste, on a développé une mondialisation de l’indifférence [37].»

We told them the wealth would «trickle» down!

 

L’économie politique et la morale

L’économie n’est pas une science qui progresserait linéairement en éliminant les hypothèses et les théories erronées. Les développements qui précédent montrent au contraire une relative permanence des thématiques et des arguments. C’est ce que signalait Keynes dans la conclusion de sa Théorie générale: «Les hommes d’action qui se croient parfaitement affranchis des influences doctrinales sont d’ordinaire les esclaves de quelque économiste passé. Les visionnaires influents, qui entendent des voix dans le ciel, distillent des utopies nées quelques années plus tôt dans le cerveau de quelque écrivailleur de Faculté [38].»

Donnons en un dernier exemple: quelques heures avant son élection, Emmanuel Macron précisait ainsi son projet de supprimer l’indemnisation aux chômeurs qui refuseraient deux offres d’emploi convenables [39]: «Quand vous tombez au chômage, le premier mois, on fait un bilan de compétences. S’il y a des offres d’emploi qui existent face à vos compétences, on vous les propose (…) Donc, s’il y a des emplois à proximité, vous pouvez en refuser deux. Mais au troisième, je suis en droit de vous enlever l’indemnisation, puisque manifestement vous ne voulez pas travailler. Là, j’assume totalement. Il faut faire un contrôle. Ça tordra le cou à cette idée qu’il y a des gens qui profitent du système.»

Comment ne pas rapprocher cette déclaration d’une classification très ancienne? Dans un article de 1908 [40], Maurice Bellom, enseignant à l’École des Mines cherchait déjà – dans une logique d’ingénieur inspirée du réformisme social de Frédéric Le Play – à poser les grands principes d’une «assurance contre le chômage.» Il y introduisait à nouveau, et en termes vigoureux, une distinction entre chômeurs «innocents» et «coupables» que Macron reprend à son compte («manifestement vous ne voulez pas travailler»).

Il faudrait revenir sur cette obsession classificatoire qui n’est jamais exempte d’un jugement moral. Et c’est pourquoi on peut partager, encore aujourd’hui, cette «haine de la morale déguisée en science pour justifier le scandale de la misère des masses et de la déchéance humaine» que Maximilien Rubel attribuait à Marx [41]. (Article écrit pour A l’Encontre, mai 2017)

Notes

[1] John Kenneth Galbraith, «L’art d’ignorer les pauvres», Le Monde diplomatique, octobre 2005. Cet article est la traduction de «How to Get the Poor off Our Consciences» paru en novembre 1985, dans Harper’s Magazine.

[2] Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Fayard, 1995.

[3] Robert Salais, Nicolas Baverez, Bénédicte Reynaud, L’invention du chômage, PUF, 1986; Christian Topalov, Naissance du chômeur, 1880-1910, Albin Michel, 1994.

[4] Saint Ouen, Vie de saint Éloi, 2e édition, 1870, traduite et annotée par M. l’abbé Parenty, p. 127.

[5] Ferdinando Galiani [dit l’abbé Galiani], De la monnaie, 1751. Traduction française, Librairie Marcel Rivière et Cie, 1955, p. 59.

[6] Le premier est publié en 1798. Le second, bien plus volumineux, est publié en 1803.

[7] Pour une critique du malthusianisme contemporain, voir Michel Husson, Sommes-nous trop?, Textuel, 2000.

[8] Thomas R. Malthus, Essai sur le principe de population, Garnier-Flammarion, 1992, tome I, pp. 70-71.

[9] idem, tome II, p. 237.

[10] idem, tome II, p. 257.

[11] Thomas R. Malthus, An Essay on the Principle of Population, 1803, Book IV, Chapter VI, «Principal cause of poverty on Civil liberty», p. 531. «A man who is born into a world already possessed, if he cannot get subsistence from his parents on whom he has a just demand, and if the society do not want his labour, has no claim of right to the smallest portion of food, and, in fact, has no business to be where he is. At nature’s mighty feast there is no vacant cover for him. She tells him to be gone, and will quickly execute her own orders, if he do not work upon the compassion of some of her guests. If these guests get up and make room for him, other intruders immediately appear demanding the same favour. The report of a provision for all that come, fills the hall with numerous claimants. The order and harmony of the feast is disturbed, the plenty that before reigned is changed into scarcity; and the happiness of the guests is destroyed by the spectacle of misery and dependence in every part of the hall, and by the clamorous importunity of those, who are justly enraged at not finding the provision which they had been taught to expect. The guests learn too late their error, in counteracting those strict orders to all intruders, issued by the great mistress of the feast, who, wishing that all her guests should have plenty, and knowing that she could not provide for unlimited numbers, humanely refused to admit fresh comers when her table was already full.»

[12] Cette traduction, qui date de 1805, est donnée par Jean-Paul Maréchal dans son introduction à la traduction on française déjà citée, pp. 36-37.

[13] Essai sur la population, tome II, p. 67.

[14] John Stuart Mill, De la liberté, 1859, Traduction française, Folio Essais, 1990, p. 230

[15] Essai sur la population, tome II, pp. 238-239. Nous avons un peu modifié la traduction.

[16] Thomas R. Malthus, [Premier] Essai sur le principe de population, 1798, Traduction française, Denoël, 1963, p. 118.

[17] voir ce passionnant article de Mark Blaug: «The Myth of the Old Poor Law and the Making of the New», The Journal of Economic History, vol. XXIII, June 1963, N° 2.

[18] Thomas R. Malthus, idem, p. 118.

[19] Thomas R. Malthus, idem, p. 118.

[20] Nicolas Baverez, «35 heures : une catastrophe économique et sociale», 20 minutes, 7 Octobre 2003.

[21 notamment dans les Théories sur la plus-value. Voir quelques extraits dans Marx sur Malthus.

[22] Karl Marx, Le Capital, Éditions sociales, 1977, Livre I, tome 2, p. 124. Dans la nouvelle traduction du Livre I publiée en 2016, le passage équivalent se trouve pp. 507-508.

[23] idem, note 1, p. 200; p. 429 de l’édition de 2016.

[24] Malthus, Principes d’économie politique, 1846, Calmann-Lévy, 1969, p. 334.

[25] idem.

[26] Patrick Artus dans l’Opinion du 11 Avril 2017.

[27] Malthus, op. cit., p. 336.

[28] Marx, Le Capital, Livre I, tome 2, p. 126. Nouvelle traduction, p. 431.

[29] Marx, Le Capital, Livre I, tome 2, p. 125. Nouvelle traduction, p. 430.

[30] André Gorz, «Pourquoi la société salariale a besoin de nouveaux valets», Le Monde diplomatique, juin 1990, pp. 22-23.

[31] Malthus, op. cit., p. 336.

[32] André Gorz, Métamorphoses du travail. Quête du sens, Éditions Galilée, 1988, p. 195.

[33] Dominique Franceschetti, «Et La Ciotat a sauvé son chantier naval», Le Monde diplomatique, octobre 2009, pp. 20-21.

[34] Chambre de commerce et d’industrie Marseille Provence, «La Ciotat : La revanche en deux décennies des chantiers navals», 11 avril 2016.

[35] Louis Gallois, Pacte pour la compétitivité de l’industrie française, 2012.

[36] Pascal Lamy, TV5monde, 13 octobre 2013.

[37] François, Exhortation apostolique Evangelii gaudium, 24 novembre 2013, p. 48,. Le texte anglais utilise le terme trickle down, bizarrement traduit par «rechute favorable» dans la version française.

[38] John Maynard Keynes, Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, 1936. Traduction française, Payot, 1969, p. 375.

[39] Emmanuel Macron, «Ma présidence, mes premières mesures», Mediapart, 5 mai 2017.

[40] Maurice Bellom, «L’assurance contre le chômage», Revue d’économie politique, vol. 22, n° 11/12, 1908.

[41] Maximilien Rubel, «Introduction», Karl Marx, Œuvres, Economie II, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», p. LVII.

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