I.- Mélenchon, le plus gaullien d’entre eux
Le général de Gaulle est devenu le mythe attrape-tout de cette présidentielle.
• Marine Le Pen, pourtant issue d’une lignée qui a tenté de l’assassiner en 1962, s’est souvent réclamée de lui; notamment à Lyon en février dernier, aux assises de son parti, où elle le citait dans son discours: «Face aux grands périls, le salut n’est que dans la grandeur, disait le général de Gaulle.»
• Passons sur François Fillon, le grand brûlé de la citation, qui n’a cessé de se réclamer du grand homme jusqu’à s’exclamer, le 24 octobre 2016 sur Europe 1, alors qu’on l’interrogeait sur le prix des produits alimentaires: «Vous pensez que le général de Gaulle faisait ses courses?» Il considérait sans doute que pour lui c’était cadeau…
• Ne parlons pas de Nicolas Dupont-Aignan qu’on est surpris de voir en civil, sans képi et sans étoile tant sa référence au grand homme de Colombey est constante dans son discours…
• Même Benoît Hamon, sans vouloir se comparer, y va de sa métaphore en critiquant Emmanuel Macron, qui a réussi à lancer un «Je vous ai compris» lors de la polémique sur la colonisation: «N’est pas le général de Gaulle ou Michel Rocard qui veut», s’est écrié le candidat PS le 19 mars (date anniversaire du cessez-le-feu en Algérie), lors de son meeting à Paris.
• De Gaulle, de Gaulle, de Gaulle, la France politique en crise saute comme un cabri dès qu’elle prononce le nom du fondateur de la Cinquième République, sorte de saint républicain dont on raconte aussi qu’il fut le dernier roi de France. Et cette espèce de culte, à deux doigts du sacré, culmine au moment même où les institutions qu’il nous a léguées sont épuisées et sujettes à toutes les remises en cause.
• Il se trouve, dans ce contexte, que le candidat le plus catégorique vis-à-vis de cet héritage s’appelle Jean-Luc Mélenchon. Le chef de la France insoumise en appelle à l’instauration d’une Sixième République, et à la fin de la monarchie présidentielle. Il est donc, en marchant dans les pas du Mitterrand d’avant 1981, l’homme qui veut abolir «le coup d’État permanent» et mettre un terme à ce qu’il appelle «la monarchie présidentielle». Convoquer une constituante, avec des responsables et des experts, mais aussi et surtout des citoyens tirés au sort, puis s’en aller quand le travail serait achevé pour laisser la société respirer par elle-même. Rejeter un régime présidentiel qui réduit tout un pays aux volontés d’un homme seul, élu tous les cinq ans. Voilà le noyau nucléaire du programme de Jean-Luc Mélenchon, l’idée qui fait la différence et qu’on ne retrouve chez aucun autre candidat.
• Pourtant, dans ce climat de révérence au Général, Mélenchon est aussi un paradoxe. Il est celui qui veut ranger de Gaulle et sa Constitution de 1958 au musée des chefs-d’œuvre périmés, il s’en prend au césarisme et au bonapartisme, mais il est en même temps le plus gaullien des candidats. C’est lui qui se rapproche le plus de son contre-modèle.
De Gaulle, c’était «le Général», et Mélenchon c’est «Jean-Luc». Comparez-le avec ses concurrents de la présidentielle 2017. L’un est le candidat PS, l’autre celui de la droite, une troisième l’héritière de la famille Le Pen, le quatrième un héritier qui piaffe, alors que Mélenchon c’est Mélenchon. Il est naturellement le représentant de ce qu’on appelle la gauche de la gauche, mais il est aussi et d’abord lui-même. Il est aux Insoumis ce que de Gaulle, qu’on surnommait aussi «le Rebelle», était aux gaullistes, la personne qui symbolise l’ensemble, et qu’on vénère. L’indispensable et l’unique. De Gaulle appartient à son époque, et Mélenchon à son siècle, ils n’ont pas le même style, mais quelque part ils possèdent un verbe en commun, très classique, ils sont de grands orateurs, habités par l’Histoire, ils disposent d’un sens de la formule impitoyable, à la fois châtiée et familière, ils sont habités par l’orgueil d’être le seul et le premier. D’ailleurs, comme de Gaulle en 58, Mélenchon se présente au peuple avec dans sa besace une nouvelle Constitution!
Tout cela lui confère une force qui a passé la rampe lors du premier débat présidentiel, et qui permet à Mélenchon de repousser de toute sa hauteur le débat de France2, à la veille du premier tour.
Tout cela provoque aussi des allergies chez ses adversaires ou certains de ses partenaires, et l’enferme dans l’orgueil d’une certaine solitude.
• Tout cela suscite enfin des questions sur sa personne s’il devait être élu. Comment un candidat aussi autoritaire, aussi charismatique auprès de ses fidèles, aussi dense dans son ambition, aurait-il, en cas d’élection à la présidence de la Cinquième, l’extrême humilité de s’effacer si sa Sixième était votée?
A cette question qui suscitera sans doute des réactions indignées dans les rangs de la France insoumise, on entendrait presque Mélenchon partir dans un grand rire et couper court aux spéculations, comme le fit le Général en 1958: «Croit-on qu’à 66 ans je vais commencer une carrière de dictateur?» [De Gaulle, le 19 mai 1958, lors d’une conférence de presse lançait: «Pourquoi voulez-vous qu’à 67 ans, je commence une carrière de dictateur»], (29 mars 2017)
*****
II.- 2007-2017, la revanche de François Bayrou
Souvenez-vous, c’était hier. L’élection de 2002 avait bousculé, cinq ans auparavant, l’impeccable ordonnancement des alternances automatiques. Si ce n’est toi, c’est donc ton frère. PS en 1981, RPR-UDF en 1986, PS en 1988, RPR-UDF en 1993, confirmé par la présidentielle de 1995, PS en 1998. Et soudain le caillou Le Pen dans l’engrenage, et l’élection d’un Chirac censé représenter toute la nation mais qui s’empresse de gouverner sur son cinquième de France.
D’autant qu’en 2007, déjà, il y avait dans l’air des pulsions «dégagistes». Des non au référendum, des CPE, des envies de balayer tout ça. Nicolas Sarkozy, pourtant clairement héritier du pouvoir vacillant, en politique depuis la fin des années 1980, élu depuis vingt-cinq ans, ministre à peu près permanent, parvenait à se faire passer pour le candidat de la rupture. C’est vrai qu’il rompait avec «papa Chirac» et avec «tonton Villepin» qu’il détestait.
En face, une «madone» mettait un bazar immémorial à l’intérieur du parti socialiste, avec lequel elle entendait rompre à sa manière improvisée. Elle le prenait d’assaut dans une primaire qui mettait en fureur tous les caciques de son parti, décrochait la candidature, et promettait un grand ménage, si elle était élue.
Et puis il y avait le troisième. L’improbable François Bayrou, président de l’UDF: 6,8 % en 2002, il avait une ambition impensable en Cinquième République. Exister au centre indépendamment de la droite et de la gauche, une espèce d’hérésie politique. La Cinquième République n’a pas été conçue pour faire ménage à trois, mais pour un dialogue de sourds: «Entre nous et les
communistes, il n’y a rien», proclamait André Malraux avant que le parti socialiste ne prenne le dessus et François Mitterrand l’Élysée. Pas de place pour la troisième force dont avait un temps rêvé Valéry Giscard d’Estaing, avant de buter sur Jacques Chirac. Et comment forcer le destin quand les notables UDF limitaient leur soif d’indépendance à un désir de places, qu’ils quémandaient à la droite bonapartiste.
François Bayrou faisait sourire le monde politique français, avec son bataillon d’élus UDF qui ne tarderait pas à le lâcher pour des sièges ou des maroquins, et sa candidature était regardée de haut.
Mais 2007 était une année particulière, pleine de colère, voire de révolte dans les banlieues. Et Bayrou s’est mis à monter jusqu’à faire turbuler le système, et jusqu’à fracturer le PS, un peu comme en 2017 une partie des socialistes est allée chez Macron. Il y avait les Gracques, ce think tank officiellement de gauche mais tellement tenté par le libéralisme, il y avait Michel Rocard qui soutenait officiellement la candidate PS tout en regardant au centre. Il y avait ces anciens ministres qui, à force de refuser Ségolène Royal et d’avoir envie de François Bayrou, finissaient chez Sarkozy. Déjà, cette fermentation qui affaiblissait la candidate, renforçait le Sarkozy rebelle et d’ouverture, mais propulsait aussi Bayrou à des hauteurs qui faisaient s’interroger: et s’il rattrapait Royal, et s’il se qualifiait pour le second tour?
On connaît la fin de l’histoire, ou plutôt son début. Bayrou réussissait un score important, 18,5%, mais se retrouvait tout seul, broyé par le système majoritaire qui oblige aux alliances bipolaires. La France, coupée en trois morceaux, décidait de se donner au premier tiers: Nicolas Sarkozy, qui devenait président, avec le succès que l’on sait.
Cinq ans plus tard, les électeurs donnaient carte blanche au deuxième tiers de 2007, le Parti socialiste. François Hollande entrait à l’Élysée, et après une campagne de gauche décrétait une gouvernance à droite.
Troisième acte hier soir, 23 avril 2017: François Bayrou lâchait une phrase de conclusion, juste après l’annonce des résultats qui qualifiaient Emmanuel Macron en le plaçant en tête du premier tour: «Mon combat de vingt années trouve sa réalisation.» Les Français venaient effectivement de voter pour la ligne proposée par le troisième homme de 2007. Dépasser les clivages au-dessus des deux partis dominants. Après avoir essayé Sarkozy, puis l’ancien compagnon de Ségolène Royal, ils venaient de se tourner vers l’associé de François Bayrou.
Il n’empêche que la revanche d’un soir n’efface pas la marche de l’Histoire. En dix ans, bien des choses ont changé. Le PS s’est effondré, supplanté par Jean-Luc Mélenchon, le Front national était à 10% en 2007 et il était à plus du double hier, et la droite classique s’est transformée en droite d’avant Mai 68 autour de François Fillon.
Le problème, c’est que la roue a tourné. Les temps sont devenus violents et dangereux. Politiquement, le centre a bel et bien pris le pouvoir, ce qui est une espèce de révolution en Cinquième République, mais le chef est incertain. Qui est-il, qui représente-t-il, quelle sera sa majorité, dispose-t-il d’un projet, et du charisme nécessaire pour le mener à bien?
François Bayrou a pris sa revanche de 2007, mais ces questions demeurent entières. Emmanuel Macron aura-t-il la dimension des défis qui l’attendent. Nul ne sait si cette victoire potentielle clôture une vieille histoire, ou en promet une autre. (24 avril 2017)
*****
III.- Marine Le Pen en pleine crise identitaire
Marine Le Pen a un problème d’identité, et cela perturbe sa campagne. Europe, économie, affaires, elle improvise entre rupture et tradition… Avec l’affaire du Vél’ d’Hiv’, elle est en passe de s’inventer un «détail de l’Histoire». Comme papa.
Cette présidentielle 2017 devait consacrer la victoire d’un prénom et la mise au rencart d’un nom. Marine à la place de Le Pen. La dédiabolisation. Adieu Front national et bye-bye Jean-Marie. En témoignent le site de campagne appelé marine2017, l’affiche où ne figure pas le nom du parti, et cette rose bleue comme un prénom. C’est raté.
Sans préjuger du résultat final, rien ne se passe comme prévu pour la candidate d’extrême droite. «Marine» est encombrée par un conflit entre ses origines et son discours officiel. Fille de son père et portée par lui à la tête de la PME familiale, elle prétendait rompre, au point d’exclure le fondateur et d’en finir avec le courant raciste et antisémite dont il est l’incarnation la plus emblématique.
À force de ménager la chèvre noire et le chou bleu marine, elle n’a rien rompu du tout, et divague dans la campagne plutôt qu’elle ne l’anime par une proposition centrale. Elle improvise, d’à-peu-près stratégiques en impasses économiques, pour ne conserver qu’un mot passe-partout: la lutte contre l’immigration et les étrangers en général. Elle godille entre l’orthodoxie de sa nièce et le «pragmatisme» de Florian Philippot ou de David Rachline, et pas seulement pour des raisons idéologiques.
Comme le raconte Marine Turchi dans le livre-enquête qu’elle a écrit avec Mathias Destal, Marine est au courant de tout (éditions Flammarion), Marine Le Pen a une équipe officielle, plus ou moins présentable, et une équipe bis, composée d’anciens du Groupe union défense (GUD), qui fit le coup de poing dans les années 1970 avant de s’adonner aux délices de la dérive nazie et des célébrations de l’anniversaire d’Adolf Hitler. Le trésorier de Marine Le Pen fait partie de cette mouvance de nostalgiques du IIIe Reich. Marine Le Pen avait promis de rompre avec «les groupuscules radicaux, caricaturaux, anachroniques», composés «d’intégristes, de pétainistes, d’obsédés de la Shoah», et ce sont eux qui tiennent les cordons de la bourse.
Beau résultat. Non seulement les anciens du GUD et les identitaires n’ont pas disparu, mais «Marine» vient de commettre une «Jean-Marinade» en dédouanant l’État français de sa responsabilité dans les rafles du Vél’ d’Hiv’. Cette déclaration a provoqué une vague d’indignation qui l’a contrainte à corriger ses propos, mais qui vient mettre en doute, de façon spectaculaire, sa fameuse stratégie de dédiabolisation.
Il se trouve que cette espèce de court-circuit n’est pas un incident isolé. Il est une sorte de lapsus qui révèle les tiraillements d’une campagne promise à la conquête et qui se contente de gérer l’existant, c’est-à-dire de maintenir le statu quo d’un parti puissant mais minoritaire et incapable de prétendre au pouvoir. Tout au long de sa campagne, Marine Le Pen, sous un langage de chef de guerre, n’a pas donné l’impression d’avoir tranché dans son programme. Ayant une équipe officielle et un moteur dissimulé, elle récite un credo contradictoire dont elle brandit le tranchant tout en arrondissant les angles.
Sur le plan économique, elle promet des baisses d’impôts, des baisses de charges pour les PME et TPE, la retraite à 60 ans, la hausse du quotient familial et du minimum vieillesse, la baisse du prix du gaz et de l’électricité, la défiscalisation des heures supplémentaires…
Comment financer une telle manne? En faisant payer les étrangers avec une taxe aux frontières et, surtout, en limitant l’immigration puis en affectant les aides sociales aux seuls nationaux…
Comment procéder? En fermant les frontières.
Comment fermer les frontières? En sortant de l’Europe…
L’Europe, l’Europe, l’Europe, comme disait Charles de Gaulle à propos des cabris…
Au-delà des tiraillements idéologiques sur les sujets sociétaux comme le mariage universel ou l’interruption volontaire de grossesse, c’est là que Marine Le Pen bidouille ses approximations. Un château de cartes si frêle qu’elle s’est même fait donner la leçon par un «petit» candidat, François Asselineau, lors du débat du 4 avril sur BFM.
Elle veut quitter l’Union européenne (UE) et sortir de l’euro, mais pas vraiment. Prise entre deux feux à l’intérieur de son Front national, elle promet d’en finir tout en ne le promettant pas. Elle se donne une période de six mois pour renégocier les traités et promet, après ce délai, de poser par référendum la question du retour au franc. Un scrutin plus que hasardeux, au bout duquel elle s’engage à démissionner si les Français répondaient non. Ainsi, Marine Le Pen est candidate à une élection qui déboucherait sur un vote supplémentaire et elle pourrait quitter l’Élysée, si d’aventure elle y entrait.
Quand les contradictions s’y mettent, pourquoi ne pas continuer à tourner sa ratatouille? Pourquoi ne pas célébrer la langue corse quand on s’oppose aux classes bilingues au nom de l’unité nationale? Pourquoi ne pas dénoncer la corruption de la classe politique et refuser de répondre à la justice? Pourquoi ne pas proclamer son amour pour les juifs de France et couvrir le pire crime antisémite jamais survenu dans notre pays?
Le Front national dispose sans doute d’un électorat incompressible et important, qui peut lui permettre d’accéder au second tour, mais la préservation de ce capital n’était pas le projet de sa candidate. Elle voyait plus grand. Elle se rêvait à l’Élysée, recueillant les fruits de sa stratégie de dédiabolisation. Sauf séisme imprévisible, elle devrait se contenter des noyaux. (12 avril 2017)
*****
IV.- Une élection à un seul tour?
Enjambement. C’est le grand mot depuis qu’Emmanuel Macron a prononcé un discours de vainqueur, dimanche soir. A-t-il commis une faute? Oui. Les commentateurs ont-ils raison de s’en étonner? Non. Nous avons tous commis la même.
Emmanuel Macron sur le chemin de son quartier général de campagne, porte de Versailles à Paris, c’était le souvenir de Chirac après sa victoire de 1995, poursuivi par un peloton de motards de presse et escorté par une file de voitures. The winner à l’américaine, avec sa femme comme il se doit, face à des militants en liesse. Cette image d’une élection déjà gagnée parlait à la place d’un discours qui ne disait pas grand-chose.
Macron enjambait le second tour. Il le zappait quasiment, en prenant le risque d’agacer les deux tiers des électeurs qui n’avaient pas voté pour lui et dont il espère les votes, dans une dizaine de jours. L’impair est d’autant plus manifeste que le face-à-face avec Marine Le Pen pourrait le transformer en candidat du système, donc en héritier des sortants, c’est-à-dire des sortis. C’est inquiétant, quand on voit qui pourrait en profiter.
Cette avance à l’allumage, renforcée par l’affaire de la brasserie La Rotonde, a été commentée partout le lendemain et par nous-mêmes en direct, dans le live de Mediapart. Elle continuait d’alimenter la chronique dans la journée d’hier. C’est normal. Le nom du président ou de la présidente ne sera connu que le 7 mai au soir, et pas avant.
Ce qui surprend davantage, c’est la bonne conscience de la France politique et médiatique face à cette anticipation. Cette semaine, la France qui parle à la télé ne tient pas le même discours que la semaine dernière. Elle trouve incongru que le candidat qui affrontera Marine Le Pen au second tour puisse se sentir à l’Élysée dès le soir du premier tour, mais cette incongruité était pourtant la sienne. Elle était intériorisée. Elle s’était transformée en certitude collective, et même en clé de voûte des stratégies présidentielles de tous les «grands» candidats.
Les scores très importants du Front national aux municipales, aux départementales, aux régionales comme aux européennes ont imposé depuis longtemps l’idée que Marine Le Pen serait présente au second tour de la présidentielle, et serait en tête du premier. En juillet 2016, par exemple, un sondage BVA pour Orange et la presse régionale la plaçait à 36% au premier tour en cas de candidature Sarkozy. Voilà le climat dans lequel nous étions baignés.
Cette «évidence», répétée et quantifiée mille fois, a pour ainsi dire modifié la Constitution sans passer par le Congrès. Elle a transformé l’élection à deux tours en scrutin à un seul tour: le premier et basta. Le second, d’ordinaire décisif, ne serait qu’une formalité. Pourquoi? Parce qu’en dépit des scores mirobolants promis le 23 avril à Marine Le Pen, son élection finale n’a jamais été envisagée, ni mesurée par une entreprise de sondages. On pourra regretter qu’Ipsos, Elabe, Opinionway, la Sofres et tous les autres aient ainsi donné le ton du tempo présidentiel, mais le fait est là et toutes les forces l’ont entériné. Toutes.
Si François Fillon s’est accroché jusqu’au bout, c’est en raison de cette équation: si je parviens à me qualifier et que j’affronte Le Pen, je serai président.
Si des bataillons d’Insoumis ont espéré jusqu’au bout l’élection de Jean-Luc Mélenchon, en l’exprimant clairement dans des milliers de messages sur les réseaux sociaux, c’est à partir du même calcul: au second tour, «Jean-Luc» battra Marine Le Pen et deviendra président pour bâtir la Sixième République et se retirer ensuite.
Et si Emmanuel Macron s’est senti pousser des ailes anticipées, c’est que la certitude de la présence de l’extrême droite en finale s’est imposée vers 21h30. Nul doute que si Fillon ou Mélenchon avait pris la seconde place, il aurait été plus prudent. Le discours n’aurait pas été le même, la mise en scène non plus.
À force de fatalisme ou d’habitude, l’extrême droite est devenue un facteur familier dans les stratégies électorales. Un pion majeur sur l’échiquier des ambitions. On déplore sa permanence et sa force, mais on l’intègre à ses calculs. On s’est habitué au jeu dangereux de sa présence, au point d’avoir cru que les règles du rendez-vous central de la Cinquième République avaient au fond changé, et que la décision se jouait sur un dimanche unique.
Emmanuel Macron a cru bon de préciser hier après-midi qu’il n’avait «jamais considéré que quoi que ce soit était gagné», mais d’évidence il a cédé à la tentation collective. Il a manqué de gravité présidentielle. Il a fait comme tout le monde. Il a fêté une première place qui n’était pas acquise en oubliant de souligner, comme le fit Jacques Chirac en 2002, avec l’assentiment spectaculaire du peuple, que la présence de l’extrême droite au tour décisif était un symptôme de décomposition.
Dimanche soir, Macron n’a pas sonné le tocsin pour secouer nos habitudes, mais certains de ses adversaires battus n’en ont pas fait davantage. Ils coupent les cheveux en quatre. Le Front national est là, il progresse, mais ils mesurent leur refus. Plus de sept millions et demi de Français ont glissé le bulletin Le Pen, mais nous sommes «acclimatés». En 2002 ce fut un séisme, en 2017 c’est un facteur dans l’équation.
La preuve de cette accoutumance se lit dans les contorsions sémantiques ou les billards à dix-huit bandes au moment des désistements. On ruse. On calcule. On tergiverse. On soupèse les ni-ni. A force de compagnonnage avec les extrémismes, on a aboli les degrés entre le pire et le moins mal. Macron et Le Pen, ce serait du pareil au même. Entre la bronchite et la peste, on hésite à se prononcer, parce que les deux sont des maladies et qu’on défend la bonne santé. Merci docteur. (26 avril 2017- Ensemble de «croquis» publiés par Hubert Huertas sur le site Mediapart)
Soyez le premier à commenter