Par Luis Salas Rodriguez
Une des principales caractéristiques du capitalisme contemporain – autrement dit du mode d’accumulation néolibéral – est le court-circuit de plus en plus évident entre, d’une part, la possibilité citoyenne d’exercer certains droits et, d’autre part, les exigences de rentabilité des grands groupes concentrés qui avancent sur la marchandisation de ces droits.
Le dernier rapport d’OXFAM [1], publié en janvier 2017 et largement renseigné par l’équipe de CELAG [2] rend compte de cette réalité.
De sorte que si une chose est devenue évidente au cours des deux dernières décennies c’est que la célèbre théorie du ruissellement [l’argent accumulé par les riches ruissellerait mécaniquement du haut vers le bas de la pyramide sociale] n’amène aucun ruissellement et que le capitalisme est bien loin d’être le plus efficace distributeur des ressources. La richesse n’a jamais été aussi concentrée, jamais autant de personnes n’ont mal vécu avec presque rien alors que d’autres (et lorsque nous parlons des «autres» nous ne nous référons qu’à huit noms) captent et dilapident la même quantité de ressources dont l’autre partie de l’humanité dispose pour survivre. Autrement dit: alors que beaucoup de gens meurent de faim et sont exclus des ressources les plus basiques pour vivre, le rythme saisissant de l’accumulation des richesses dans quelques mains fait que durant une période donnée la personne la plus riche du monde devrait gaspiller un million de dollars par jour pendant 2738 années pour dépenser toute sa fortune.
Les dégâts du néolibéralisme sont ressentis avec une intensité particulière au Chili étant donné que ce pays a eu le douteux «privilège» de servir de laboratoire pour ce qui a trait à l’imposition du modèle d’accumulation néolibéral (et quand nous disons «imposition», il ne s’agit pas d’une métaphore: le néolibéralisme a été imposé par le feu et par le sang au Chili au cours d’une féroce dictature militaro-entrepreneuriale faisant suite au coup contre Salvador Allende le 11 septembre 1973 – le général Pinochet restera au pouvoir jusqu’en mars 1990).
Il y a peu de pays dans la région et ailleurs dans le monde qui soient aussi inégalitaires que le Chili. Et même si le marketing idéologique cherche à démontrer le contraire, il y a peu de pays où la vie est aussi incertaine qu’au Chili, où les sept piliers fondamentaux de la dictature sont encore aux commandes alors que cette dictature a culminé officiellement il y a presque 30 ans.
De ces sept piliers hérités de la dictature (dont notamment la Constitution et le travail précaire ou «flexible») il en existe un, celui de la privatisation du système des retraites et de la sécurité sociale qui est un parfait exemple non seulement du mécanisme d’accumulation régressive ou de «bas vers le haut» de la richesse imposée par le capital néolibéral, mais aussi de la perversité de ce modèle de prévoyance pour la vie de ceux qui restent en bas. Pour ce reste, c’est un peu comme la consécration du modèle. En effet, celui-ci se base sur la surexploitation et le dépouillement de la classe travailleuse (y compris la «classe» moyenne [3] professionnelle) tout au long de la vie des travailleurs pendant leur vie utile en termes de travail. Mais après la cessation des rapports de travail, la surexploitation, elle, se poursuit, et les ex-travailleurs et travailleuses restent exposés aux intempéries et aux incertitudes d’un «système de prévoyance» qui répond à n’importe quel critère sauf à celui de la sécurité sociale.
Le système de «prévoyance sociale» chilien est fondé sur les fonds privés – les tristement célèbres sociétés de gestion dites Administrations des Fonds de Pension (AFP), qui sont fondées sur la «capitalisation individuelle» – compte actuellement près de 9,5 millions d’affilié·e·s dans les cinq principales «assurances». Sur ce nombre 4,9 millions sont des cotisants actifs, alors que 4,6 millions de personnes n’arrivent pas à cotiser régulièrement, et ne peuvent donc compter que sur un solde accumulé très bas ou nul, ce qui implique qu’au moment de se «retirer» de leur vie active au travail ils ne pourront pas compter sur une rente. Pourtant la situation n’est pas nécessairement meilleure pour ceux qui peuvent bénéficier d’une rente. En effet, selon différentes études, la majorité de ceux-ci n’auront que des pensions équivalentes à 37% de leur dernière rémunération.
C’est la raison pour laquelle nous disons que le système de prévoyance privé chilien est le couronnement d’une longue chaîne d’exploitation au travail et de dépossession des moins privilégiés par les plus privilégiés. La moitié des travailleurs ne peuvent pas cotiser, car les dépenses quotidiennes dans un pays où même les services publics les plus basiques sont privatisés (y compris la santé et l’éducation) ne le leur permettent pas. En outre, en moyenne, 4 sur chaque 10 pesos qui entrent dans les foyers chiliens sont destinés au paiement des dettes, ce qui fait qu’ils ne peuvent vivre qu’avec le 60% de leurs revenus réels. En moyenne, chaque foyer a une dette d’au moins six fois son revenu mensuel, dette qui va en se rétro-alimentant et qui ne diminue jamais, car tout en payant leur dette, celle-ci continue à l’augmenter étant donné que les dépenses quotidiennes dépassent largement le pouvoir d’achat.
L’aspect le plus paradoxal de cette affaire est que, par ailleurs, le système de prévoyance privé chilien se montre très rentable. D’une part, pour ceux qui y sont employés dans les postes de direction et les exécutifs des AFP, car la perception de commissions est un négoce qui compte parmi les plus rentables de la planète dans la branche. D’autre part, les fonds servent à financer et à soutenir le système financier chilien, qui est par ailleurs fortement transnationalisé: des cinq principales AFP, une seule est «chilienne» [trois appartiennent à des firmes des Etats-Unis; une est d’origine brésilienne; une est colombienne – Réd. A l’Encontre].
Les masses monétaires accumulées dans ces fonds – près de 160 milliards de dollars – représentent 65% du produit intérieur brut (PIB) du Chili. Par leur volume, les AFP soutiennent et stabilisent l’ensemble du marché financier de capitaux. Selon différentes études, elles investissent dans des banques environ 26 milliards de dollars, et quelque 30 milliards sont investis, chaque année, dans de grandes firmes. On voit donc qu’il s’agit effectivement d’un «système de prévoyance», mais au bénéfice des marchés spéculatifs et au détriment de la protection de la majorité laborieuse. (Article publié par le Celag le 12 avril 2017; traduction par A l’Encontre)
Luis Salas Rodriguez est chercheur au CELAG
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[1] OXFAM (2017). Una economía para el 99%. https://www.oxfam.org/sites/www.oxfam.org/files/file_attachments/bp-economy-for-99-percent-160117-es.pdf 4
[2] Converti, L. et Serrano, A. (2017). Resumen Informe Oxfam 2017. Una Economía para el 99%. http://www.celag.org/resumen-informe-oxfam-2017-una-economia-para-el-99/
[3] Voir la conclusion sur le mythe des «classes moyennes» dans l’ouvrage de Pierre Salama: Des pays toujours émergents? La Documentation française, 2014. (Réd. A l’Encontre)
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