Un mouvement tel que celui du 15 mai (15-M) donne lieu, par définition, à de nombreuses descriptions, analyses et tentatives d’en saisir la dynamique. C’est une des raisons pour lesquelles nous nous sommes efforcés de présenter sur ce site diverses approches de ce mouvement qui a modifié la scène sociale et politique en Espagne.
Contrairement à ce que divers «intellectuels éclairés» prétendent, les «indignés», du moins dans leur composante la plus engagée, ne se sont pas cantonnés à proclamer une indignation. Ils ont cherché à produire des réponses aux plans social, économique et politique. Que ces dernières soient embryonnaires, diverses et parfois contradictoires traduit, à la fois, les dynamiques d’élaboration d’un tel mouvement dans un pays peu centralisé et les obstacles auxquels fait face toute mobilisation sociale qui doit s’affronter à des contre-réformes cohérentes, décidées et brutales, et qui le seront encore plus.
Le cadre politique d’ensemble est marqué par l’accord constitutionnel conclu, le 6 septembre 2011, entre le PSOE (Parti socialiste ouvrier espagnol) gouvernemental et le PP (Parti populaire). Ce pacte donne la priorité absolue au paiement de la dette dans la politique budgétaire.
L’actuelle campagne électorale – les élections anticipées ont été fixées au 20 novembre – occupe une partie de l’espace public et politique. Les sondages donnent au PP une majorité absolue. Avec son ancien ministre de l’Intérieur Alfredo Pérez Rubalcaba – qui quitta son poste en juillet 2011 –, le PSOE opère un délicat lifting. Sur sa gauche, Izquierda Unida (Gauche unie) développe une campagne au profil plus acéré et attaque le pacte constitutionnel. Les analystes prévoient que cette formation accroîtra son nombre de députés.
Cette campagne électorale n’a toutefois pas empêché d’amples mouvements de grève. Le plus important a lieu dans le secteur de l’éducation. En effet, les exécutifs PP des Communautés autonomes ont pris, déjà, des mesures drastiques d’austérité et de licenciements d’enseignants. Cette première phase d’attaque visait des milliers d’enseignants (5000 pour la région de Madrid) qui ont un statut précaire depuis des années et ne sont donc pas fonctionnaires. Des grèves et manifestations d’enseignants ont eu lieu les 20, 21 et 22 septembre et sont en cours début octobre. Plus de 100’000 personnes sont descendues dans la rue à Madrid le 5 octobre. Le syndicat étudiant appelle à une grève pour le 6 octobre et reçoit l’appui d’enseignants et de professeurs universitaires.
Cette mobilisation des enseignants a, de suite, soulevé trois questions. Celle de l’unité du mouvement, en lien avec la présence de différentes forces syndicales. Celle de la démocratie, dans la conduite et les objectifs de la mobilisation. Et celle des structures permettant la jonction des deux précédentes, autrement dit la constitution de comités de grève démocratiques et unifiants. A cela s’ajoute l’articulation entre la bataille menée par les enseignants et les organismes de parents d’élèves, d’étudiants et de citoyens.
La défense d’un système d’éducation démocratique et de qualité ainsi que d’un système de santé publique trouve logiquement un prolongement spatial: la jonction entre les différents acteurs peut et doit se concrétiser aussi à l’échelle de grands quartiers et de collectivités. Cela peut faire écho à des formes organisées du mouvement du 15-M. Autrement dit, des potentialités s’affirment. Toutefois, les défis sont énormes et «le cercle de fer» des politiques conjointes d’austérité à l’échelle européenne est fort difficile à briser, pour ne pas dire à desserrer. Une échéance centrale se profile: la grève générale fixée au 15 octobre. Nous y reviendrons. (Rédaction)
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Il est fréquent de rencontrer, depuis quelque temps, des gens qui font preuve d’un scepticisme croissant quant à l’avenir du mouvement du 15 mai (15-M). Si dans certains cas, peut-être, ces gens attendent trop d’une initiative qui a à peine quatre mois, d’autres semblent oublier qu’après la parenthèse estivale, une voie peut se dégager pour une claire relance du mouvement. Cela dans un contexte marqué par: les élections législatives anticipées [fixées au 20 novembre 2011, alors qu’elles étaient prévues pour mars 2012], la radicalisation des attaques sociales, une grève générale [15 octobre], le développement de protestations dans divers instituts et universités, le mouvement de grève des enseignants non universitaires à Madrid. Se dessine ainsi une configuration propice à une relance, d’autant plus que la propre biologie du 15-M a démontré sa forte capacité à faire face à des défis très diversifiés.
Quoi qu’il se passe, je ne me propose dans ce texte que d’énoncer cinq idées qui invitent à maintenir allumée la flamme de la confiance que mérite un mouvement qui, par chance, a brisé de nombreux schémas.
1. La configuration actuelle dans laquelle s’inscrit le mouvement du 15-M lui est plus favorable que les configurations antérieures. Pour preuve, le fait que même les plus sceptiques à son égard, qui ont bien souligné son caractère interclassiste et son manque de définition programmatique, se sont montrés en général enclins à défendre, malgré tout, leur participation au 15-M. Dans ce sens, le mouvement du 15-M définit un espace inédit d’expérimentation grâce aux assemblées [entre autres de quartier] qui ont permis de réunir des gens très différents, ce qui constitue un véritable modèle du genre pour ce qui a trait à la confrontation d’options et d’idées différentes. Bien que cela ne se soit pas fait sans problème, les deux âmes initiales du mouvement du 15-M – les mouvements sociaux alternatifs et les jeunes indignés – ont compris qu’ils avaient mutuellement besoin l’un de l’autre et, en conséquence, ils se sont nourris l’un l’autre sur la base de la certitude qu’ils n’avaient pas besoin de leaders ni de représentations externes.
2. Toute personne qui s’approche sans préjugé du mouvement du 15-M aura rapidement l’occasion de vérifier que les revendications des militant·e·s – le programme qu’ils défendent si nous pouvons l’exprimer ainsi – sont beaucoup plus radicales et conséquentes que ce que rapportent les médias dits progressistes. Ceux-ci, obstinés qu’ils sont à rabaisser cette radicalité, oublient que la majorité des participant·e·s au mouvement exigent beaucoup plus que la réforme de la loi électorale et l’introduction de mesures contre la corruption. De la contestation épidermique de la corruption mentionnée et de la précarité, on est passé rapidement, dans la majorité des cas, à la contestation du capitalisme en tant que tel. Le «elle va finir, elle va finir, elle va finir la paix sociale» dépeint exactement le sentiment de fond régnant derrière le programme minimum de cette phase.
3. Dans beaucoup d’assemblées, il est facile de constater la ferme volonté de dépasser les limites initiales du mouvement, qui étaient de type «générationnel» et «rhétorique». Dans ce sens et dans une conjoncture telle que celle existante s’affirme une claire conscience de la nécessité impérative de transférer beaucoup des perspectives du 15-M vers le monde du travail. Convenons que sur ce terrain – et étant donné les présentes règles du jeu – il est difficile que le mouvement arrive à se connecter avec les structures affaiblies des syndicats majoritaires [l’UGT et les Commissions ouvrières]. Mais bien que la tâche soit loin d’être simple, nombreux sont les activistes à être de plus en plus conscients du fait que l’avenir du 15-M passe par la consolidation du mouvement sous la forme d’un mouvement qui, de type assembléiste et autogestionnaire, puisse tenir tête au capitalisme dans tous les domaines de la vie et le fasse, de surcroît, dans une perspective antipatriarcale, anti-développementaliste [favorable à la décroissance] et internationaliste.
4. Le mouvement bénéficie d’un atout aussi stimulant que paradoxal: il n’y a aucun élément permettant de penser que nos gouvernants – ceux de maintenant [PSOE] comme ceux que nous aurons dans quelques mois [PP] – vont modifier d’un iota l’attitude de soumission au capital dont ils se font un point d’honneur de défendre les intérêts. Tous les éléments permettent de conclure, par avance, que la défense obscène des intérêts et des pratiques spéculatives du grand capital va gagner du terrain au cours des prochains mois. Mais n’oublions pas que si ce qui vient d’être évoqué est une mauvaise nouvelle en soi, cela a et aura des effets salutaires en termes de logique de consolidation du mouvement du 15-M. Il n’y a pas de risque majeur que celui-ci se voie freiné par d’éventuelles concessions gouvernementales ou qu’il fasse l’expérience de divisions internes aiguës. En revanche se multiplient les éléments qui obligent le mouvement à fournir des réponses dans la rue, au même titre que des éléments qui le favorisent.
5. Mais même en admettant que nos certitudes sur l’avenir du mouvement du 15-M soient trop optimistes et que le fait que ce dernier ait manifesté une force et une vitalité inconnues de nous tous ne soit pas une raison suffisante pour être certain que son avenir soit glorieux, il est toutefois essentiel de souligner ceci: à la chaleur de ce mouvement a pris corps quelque chose qui, si les événements suivent leur cours actuel, a toute son importance. Beaucoup de gens ont commencé à découvrir qu’ils pouvaient faire des choses qui, auparavant, ne trouvaient pas place dans leur horizon mental et qu’ils pouvaient accomplir cela de manière collective. Voilà ce qui constitue un héritage très stimulant pour faire face à ce qui se passera dans les années qui viennent. (Traduction A l’Encontre)
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Carlos Taibo est professeur de sciences politiques à l’Université autonome de Madrid. Il est l’auteur de nombreux ouvrages. Il a publié ces «thèses» en espagnol sur le site Rebelión en date du 25 septembre 2011.
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