Par Henri Seckel
Ses godasses sont défoncées, son survêtement plus fatigué que lui. Voilà quatre heures que Sidi-Mohamed a quitté Vintimille et qu’il remonte la vallée de la Roya à pied, sans savoir où ses pas le mènent. Ce Soudanais de 16 ans a emprunté la voie ferrée qui longe la rivière depuis l’Italie, avant de poursuivre sur une route sans trottoir coincée entre la paroi rocheuse et le ravin. Le jeune homme répète simplement «France, France», et ne comprend pas qu’il a déjà franchi la frontière, ni que se promener en plein jour sans papiers relève de l’inconscience: si un gendarme passe par là, il sera coffré et renvoyé à la case départ.
Un camion blanc s’arrête soudain à sa hauteur, la porte s’ouvre. Sidi Mohamed monte sans trop hésiter. Au volant, un trentenaire doté d’un catogan, d’une barbe fournie et de petites lunettes rondes. Cédric Herrou, alerté par un témoin de la présence d’un migrant sur la route, a déboulé aussi vite que possible pour l’embarquer et le mettre à l’abri chez lui, quelques kilomètres plus haut, juste avant l’entrée du village de Breil-sur-Roya. Il faut encore grimper un chemin caillouteux, slalomer entre les oies, les chats, le chien et les poules au milieu des herbes folles et du bric-à-brac, et le jeune Soudanais peut ôter ses chaussures, entrer dans l’une des deux caravanes qui ont été héliportées jusqu’ici à l’initiative du propriétaire, et s’écraser sur un lit où tant de frères de galère se sont reposés avant lui.
«Bienvenue dans le premier centre d’accueil et d’orientation [CAO, structure d’hébergement temporaire mis en place en octobre 2015] pour migrants des Alpes-Maritimes» sourit Cédric Herrou, 37 ans, attablé devant sa modeste maison. Ces temps-ci, l’agriculteur de 37 ans a ajouté une activité bénévole à la production d’œufs, d’huile et de pâte d’olive qui le fait vivre – chichement, 600 euros par mois. Son jardin en terrasses, recouvert d’oliviers, sert de refuge aux migrants, d’Erythrée et du Soudan pour la plupart, qui ont transité par l’Italie.
Depuis le printemps 2016, «plusieurs centaines» d’hommes, de femmes et d’enfants ont été hébergés ici, réchauffés, nourris, soignés, consolés, orientés et déposés à une gare voisine. En droit, cela s’appelle «aide à l’entrée, à la circulation ou au séjour irrégulier d’un étranger en France», et c’est ce qui a valu à Cédric Herrou de comparaître au tribunal de Nice, le 4 janvier 2017, où le procureur a requis huit mois de prison avec sursis contre celui qui est devenu le visage de l’aide aux migrants dans l’Hexagone.
Le jugement de ce procès hautement symbolique est attendu vendredi 10 février. «Nous avons été famille d’accueil pendant vingt-cinq ans, a écrit la mère de l’accusé, Jacqueline, 66 ans, dans une lettre ouverte au procureur sur Facebook. Cédric avait 5 ans quand les premiers enfants sont arrivés. [Avec son frère], ils ont partagé leurs jouets, leur table, leur maison, leurs parents avec quinze enfants délaissés, de toutes origines. Alors quand il vous dit que ces enfants qu’il voit sur nos routes de la Roya, ce sont ses frères et ses sœurs, il ne vous ment pas.»
Beaucoup de mineurs
Cédric Herrou, élevé à Nice dans le quartier populaire de l’Ariane, parti voir du pays en Espagne et au Sénégal après un bac mécanique auto, est venu s’installer dans la vallée de la Roya en 2004, mais il n’a pas tout de suite été très impliqué. «Au début, je filais simplement des surplus d’œufs à l’association Roya Citoyenne, raconte-t-il, et puis, il y a deux ans, j’ai commencé à prendre des gens en stop et à les amener à la gare de Breil. Comme ça, sans réfléchir, sans demander s’ils avaient des papiers ou non.» Avec la fermeture de la frontière franco-italienne en juin 2015, l’agriculteur s’est mis à héberger chez lui les migrants qui arrivaient dans son jardin par les rails qui le longent, et à aller chercher lui-même les plus fragiles à Vintimille.
Il sait son action contraire à la loi. «Mais je me suis mis dans l’illégalité parce que l’Etat s’est mis dans l’illégalité», dit-il sans hausser le ton. En cause, le non-respect par la France de son obligation de prendre en charge les mineurs, qu’il cible désormais en priorité. Alors que l’Aide sociale à l’enfance devrait s’en occuper, Herrou a constaté que ces mineurs étaient bien souvent renvoyés en Italie, sans même avoir été informés de leurs droits.
Il promet qu’il se battra tant que ces adolescents continueront à servir de balles de ping-pong entre les autorités françaises et italiennes. «Même les gendarmes sont dépités. Ça les désespère de voir les mêmes gamins revenir à chaque fois. Il y en a qu’ils ont repris six fois d’affilée. C’est absurde.» Son jardin, éclairé par des guirlandes d’ampoules multicolores, bercé par les flots de la Roya et le klaxon du TER, a accueilli en moyenne «entre 15 et 25 migrants par nuit». Ils ont été jusqu’à 60 en octobre 2016, ce qui l’a poussé à ouvrir illégalement un camp dans un village voisin, évacué trois jours plus tard par les forces de l’ordre.
Ce soir, la rigueur de l’hiver et des contrôles ayant réduit le flux, Sidi Mohamed est tout seul. Le voilà qui sort de sa sieste et entre dans la maison, exiguë et en désordre, où s’affichent les lettres, dessins, photos des visiteurs précédents. Herrou lui offre un reste de légumes à réchauffer dans une cocotte, lui montre où sont les couvertures, et lui remet un téléphone portable avec une puce. Avant de partir rejoindre sa compagne plus haut dans la vallée, et laisser Sidi Mohamed seul chez lui, il détaille une dernière fois, sur Google Maps, le meilleur chemin pour rallier sa propriété depuis Vintimille: plusieurs amis du jeune Soudanais vont tenter leur chance dans la nuit. «Il m’a demandé, je ne peux pas dire non.» Il reçoit parfois des appels en pleine nuit : «Help me», implore une voix au bout du fil. «Il y a déjà des gens qui m’ont appelé d’Erythrée pour savoir si le plan fonctionnait et organiser leur voyage.»
Cette solidarité ne plaît pas à tout le monde. L’agriculteur réussit la prouesse d’être à la fois comparé à un Juste défendant les persécutés et à un collabo accueillant l’envahisseur; de recevoir des demandes (qui l’agacent) de selfie dans la rue et des menaces de mort dans sa boîte aux lettres; de faire la «une» du New York Times au-dessus du titre «Fraternité in action»et de susciter des torrents de commentaires haineux qui crient à l’«anti-France». Herrou s’est déjà vu saisir quatre téléphones portables dans la bataille, ce qui lui a par ailleurs valu trois perquisitions, autant de gardes à vue, et un portrait nauséabond dans Valeurs actuelles. Il se pense sur écoute et soupçonne la présence de micros chez lui.
Il est pourtant loin d’être le seul habitant de la vallée à s’occuper des migrants, mais il est devenu la figure de proue du mouvement. «C’est dû à l’article du New York Times, certes, mais surtout au fait qu’Eric Ciotti [député Les Républicains – LR ; soutien de Nicolas Sarkozy lors des primaires der la droite ; actuellement dans l’équipe de F.Fillon] m’a attaqué publiquement.» En août 2016, alors qu’il avait été arrêté une première fois et blanchi au nom de l’immunité humanitaire, le président du conseil départemental Les Républicains des Alpes-Maritimes [E. Ciotti], qui n’a pas répondu à nos sollicitations, avait écrit au garde des sceaux pour s’offusquer de la clémence envers celui qu’il considère comme un «passeur».
«Passeur»: ce terme serait exact en cas d’enrichissement, mais ce n’est pas le cas. «J’ai reçu plein de chèques, je ne sais pas quoi en foutre, je ne peux pas les encaisser, sinon je deviens attaquable.» L’association Roya Citoyenne, dont il fait partie, se porte, elle, mieux que jamais : les dons viennent gonfler sa trésorerie à chaque garde à vue de son porte-drapeau aux pulls troués. «On ne coûte pas d’argent à l’Etat, c’est un mouvement populaire, et c’est ce qui dérange. Ciotti a voulu manipuler le truc, ça a provoqué l’effet inverse.»
En décembre 2016, les internautes de Nice-Matin ont désigné Cédric Herrou «Azuréen de l’année» parmi dix candidats, avec 55% des voix (7677 votants). « Cette élection est ridicule, rigole l’intéressé, mais le plus ridicule, c’est que Ciotti se soit mêlé de ça.» Ulcéré, ce dernier s’était fendu d’une tribune le lendemain dans le journal, titrée «Non, M. Herrou n’est pas l’Azuréen de l’année» , pour y dénoncer «une générosité de façade» qui «met en danger la République», et «favorise un communautarisme islamique dangereux, fauteur de divisions profondes dans notre société». «Les bons sentiments conduisent à des drames», écrivait encore Eric Ciotti, qui concluait : «Qui peut dire avec certitude que dans les centaines de migrants que M. Herrou se targue d’avoir fait passer ne se dissimule pas un futur terroriste?»
«C’est la misère qui crée le terrorisme»
L’agriculteur, lui, nourrit tranquillement ses poules. «Ce n’est pas avec la stigmatisation que tu luttes contre le terrorisme, c’est l’inverse. Les actions que je mène, c’est de la lutte antiterroriste. Un gamin de 5 ans qui a été reconduit quatre fois à la frontière et qui a peur de la police, qu’est-ce que ça va donner dans vingt ans? C’est la misère qui crée le terrorisme, et eux sont en train de créer de la misère.» «La démarche de Cédric est d’ordre humanitaire, la population lui est plutôt favorable, témoigne André Ipert, le maire de Breil (2375 habitants). Mais je pense aussi qu’il est dépassé par les événements. C’est une problématique complexe, qui concerne d’abord l’Etat et l’Europe. Comme il n’y a pas de réponses à ce niveau-là, on se retrouve avec des réponses individuelles. Je comprends, mais je ne veux pas que la commune se transforme en annexe de Vintimille.» «Qu’est-ce qu’on a comme solution?, demande Cédric Herrou. Qu’ils restent tous en Italie? Qu’ils finissent leur vie dans des camps de la Croix-Rouge? Ces gamins sont des têtes brûlées, ils passeront de toute façon.» Sept migrants sont déjà morts en tentant de franchir la frontière, renversés sur l’A8 ou sur les voies ferrées.
«Le silence nous rend complices, l’Histoire s’écrit tous les jours et je n’ai vraiment pas envie que nous ayons honte dans vingt ans», a dit le prévenu le jour de son procès. Qu’il ne considère d’ailleurs pas comme son procès. «On met en évidence un problème humanitaire au niveau de la politique migratoire européenne. Disons que je suis une espèce de lanceur d’alerte. Si je suis condamné, ça voudra dire qu’ils n’auront pas entendu le message.»
Et après le jugement? «Soit je suis acquitté, et je continue. Soit je suis condamné, et puisqu’ils veulent jouer aux cons, on va jouer aux cons. Tu as le droit de faire du covoiturage avec qui tu veux, sans demander leurs papiers aux gens. Pour que ce soit légal, il suffit de ne pas savoir qu’ils sont en situation irrégulière. “Ah, je n’étais pas au courant…”» (Article publié dans le quotidien français Le Monde, daté du vendredi 10 février 2017, page 11)
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«Délinquants Solidaires». «Ce qui nous rassemble c’est le refus de l’intimidation»
Par Eugénie Barbezat
Ce jeudi 9 février, place de la République, à Paris, ils étaient plusieurs centaines, militants associatifs, travailleurs sociaux, syndicalistes ou simples citoyens à s’être rassemblés à l’appel d’un collectif de plus de 350 organisations afin de protester contre le délit de solidarité.
«Si la solidarité avec les étrangers est un délit, alors nous sommes tous délinquants», tel était le mot d’ordre de ce rassemblement qui s’inscrivait dans le cadre de trois jours de mobilisation citoyenne dans plusieurs villes de France. A l’heure où le rejet des étrangers et le «contrôle des flux», s’imposent dans les discours politiques et médiatiques, il s’agissait de faire la démonstration que les citoyens et citoyennes n’adhèrent pas à ces idées et prônent un accueil digne et humain.
Par un froid vif, tandis que des groupes de jeunes réalisaient des fresques et des banderoles et que des dizaines de participants arboraient des pancartes indiquant «Délinquant solidaires», au micro plusieurs responsables de la Cimade (organisation fondée en 1939 d’aide aux étrangers), d’Emmaüs et d’autres organisations à l’initiative de cette manifestation se sont succédé pour en expliquer le contexte.
«Avec l’instauration de l’état d’urgence, et dans le contexte baptisé «crise migratoire», on assiste à une recrudescence de poursuites visant à empêcher l’expression de la solidarité envers les exilés, Roms, sans-papiers… Au-delà, c’est le soutien à l’ensemble des personnes étrangères qui tend à devenir suspect, l’expression de la contestation des politiques menées qui est assimilée à de la rébellion et au trouble de l’ordre public», précise Geneviève Jacques, la présidente de la Cimade. Une corde rouge serpentait parmi la foule à laquelle chacun était invité à s’attacher symboliquement.
Effectivement le nombre de citoyens arrêtés, placés en garde à vue, et contre lesquels des procès sont intentés parce qu’ils ont aidé des migrants ne cesse d’enfler de manière dramatique. Les quelques cas médiatisés, comme celui de Cédric Herrou, symbole de l’acharnement judiciaire, en cachent en réalité bien d’autres. Plus d’une dizaine de procès sont encore en cours et depuis juin 2015 les associations ont dénombré une trentaine de procédures judiciaires, garde à vue et intimidations en tout genre, visant des personnes ayant apporté de l’aide ou du secours à des personnes en détresse.
Si l’article 622-1 vise à lutter contre les filières de passeurs et contre ceux qui profitent, de près ou de loin, du trafic d’êtres humains. A plusieurs reprises, les associations ont pourtant dénoncé une utilisation de cet article contre des citoyens. «Le fait d’avoir aidé une personne, sans s’inquiéter de savoir si elle était ou non en situation irrégulière, ne devrait pas pouvoir être puni», dénonce Violaine Carrère, chargée d’études au GISTI, le Groupe d’information et de soutien des immigrés.
Certains «délinquants solidaires» étaient présents pour témoigner ce jeudi matin place de la République. Ils ont apporté leurs témoignages, qui prouvent l’inventivité des autorités qui diversifient toujours davantage les motifs d’interpellation et inventent de nouveaux chefs d’accusation pour condamner les actions solidaires.
Parmi eux, Ibtissam Bouchaara, l’éducatrice spécialisée aujourd’hui menacée de licenciement pour avoir alerté sur les conditions indignes réservées à aux jeunes mineurs étrangers du foyer Bellevue, à Châlons-en-Champagne, où le 6 janvier dernier, un jeune Malien, Denko Sissoko, est décédé après s’être jeté de la fenêtre de sa chambre. «Je ne regrette pas mes propos», affirme avec détermination la jeune femme qui risque de perdre son emploi.
Avant elle, c’est un monsieur d’une soixantaine d’années, venu du Havre qui a témoigné: ce militant de la LDH a signé en 2011, une attestation de logement à une personne dont la demande de titre de séjour était en cours d’examen. Depuis plus de cinq ans, il subit un véritable acharnement judiciaire…
Venu d’Angleterre, Rob Lawrie, qui a été jugé en France pour avoir tenté de faire passer une fillette Afghane de 4 ans de la jungle de Calais en Angleterre, était aussi présent pour apporter son témoignage. Il a conclu son intervention par ses mots : «Quand la loi est injuste, les citoyens ont le devoir de la changer.»
Un appel à la résistance citoyenne très applaudi. Et, assurément suivi d’actions. Car tous l’ont rappelé : «Ce que nous risquons n’est rien par rapport à ce qu’ont vécu ceux qui, fuyant les guerres, les persécutions ou la misère, ont risqué leur vie pour atteindre l’Europe.»
Et tout particulièrement la France dont la tradition d’accueil, a(vait?) fait le «pays des droits de l’Homme». (Publié sur L’Humanité.fr)
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