Yassin al-Haj Saleh, écrivain et dissident, a passé seize ans dans les geôles syriennes. Il s’est exilé en octobre 2013 pour échapper au régime et à Daesh.
L’âpre conflit syrien vit-il un tournant fatidique? Les événements à Alep le donnent à penser. Dans la grande métropole septentrionale, la rébellion est en train de subir une défaite cinglante face à l’armée du régime aidée par de multiples milices étrangères et par l’aviation militaire russe. Présent à Bruxelles (1), l’opposant syrien Yassin al-Haj Saleh, ancien prisonnier politique désormais exilé en Turquie, nous a livré ses impressions.
Que vous inspire la chute imminente de la partie rebelle d’Alep aux mains du régime?
La vérité, c’est que la ville ne tombera pas exactement aux mains du régime mais bien entre celles de l’Iran, des milices (chiites, NDLR) libanaises, irakiennes, etc. qui sont présentes sur le terrain avec le soutien massif de l’aviation russe. Et l’aval du reste du monde ! Certes, des pays comme la France ou les Etats-Unis ne sont pas heureux de ce qui se passe, mais ils n’ont pas levé le petit doigt pour empêcher le déroulement des événements. Le régime fasciste tyrannique de Bachar el-Assad va pouvoir continuer après avoir détruit le pays et annihilé toute une génération, avec ce demi-million de morts, ces millions de déplacés internes ou exilés. La répression surpasse tout ce qu’on avait connu en Syrie dans les années 1980.
Comment jugez-vous la communauté internationale?
Tout est devenu clair à la fin août 2013, après l’attaque chimique contre la banlieue rebelle de Damas, qui avait fait 1.466 morts en un jour. «Ils» ont juste décidé d’ôter l’arme du crime avec cet accord entre Américains et Russes qui obligeait le régime à remettre à l’ONU ses stocks d’armes chimiques. Le régime a bien compris la signification du marché: la permission de tuer, avec toute autre arme! Il a alors notamment commencé à utiliser massivement les barils de TNT largués par hélicoptères sur la population.
Vous mettez Obama au premier rang de vos critiques?
Il n’a jamais eu le choix de la non-intervention. C’était intervenir en faveur des rebelles ou pour stabiliser la situation, ce qu’il a choisi. Ce qui revenait à aider le régime. Le prétexte, c’est que la rébellion s’était radicalisée, avait produit des extrémistes islamistes, une explication à première vue compréhensible. Sauf qu’il a vu les choses comme si elles se résumaient à un choix entre deux fascismes, celui du régime ou celui des djihadistes, ignorant tous les autres rebelles! Nous sommes devenus invisibles. Il y a eu certes une radicalisation, une militarisation, une islamisation de la rébellion, une montée du nihilisme même, et aussi la corruption de groupes radicaux par les Saoudiens, mais le phénomène de «l’Etat islamique», lui, n’a rien à voir avec la Syrie, il a germé en Afghanistan puis s’est développé en Irak.
Dans votre dernier livre, vous expliquez que le régime utilise le confessionnalisme…
Ce n’est pas nouveau chez nous. Le régime cherche à diviser, effrayer, pour contrôler la population. Le but: que chaque communauté ait peur des autres. Vous avez peur? Le régime vous protège! Voilà le message. Les manipulations confessionnelles n’ont rien de religieux, en fait. Dès le début des violences qu’il a engendrées quand la contestation a éclaté au printemps 2011, le régime a fait planer la menace d’une guerre civile. Depuis longtemps, les Syriens sont élevés dans cette peur. Pourtant, les massacres sectaires n’ont jamais existé en Syrie auparavant. Beaucoup de gens ont d’ailleurs espéré en 2011, avec l’enthousiasme des images de la place Tahrir, en Egypte, où des foules immenses défiaient le despote, qu’une formule magique ferait réussir une contestation pacifique. Mais dès le 1er avril 2011, sur la plus grande place de Damas, le régime a fait tirer dans la foule et il y a eu 80 morts, puis 200 à Homs. Les révoltés ont alors cru que la communauté internationale volerait à leur secours, qu’elle n’autoriserait pas la répétition de massacres comme celui perpétré par le père de Bachar, Hafez, à Hama en janvier 1982. La présence de l’ambassadeur américain Robert Ford à Hama lors d’une manifestation monstre début juillet avait conforté ces espoirs. Hélas! ceux-ci ont été déçus.
Pour se justifier, Barack Obama explique qu’il n’a pas su identifier des groupes rebelles armés «fiables»…
C’est une explication élitiste et qui n’a pas de sens. Si un criminel se trouve chez vous et qu’il bat vos enfants à mort, allez-vous attendre d’avoir une alternative séduisante pour bouger? Nous voulons combattre avec des armes efficaces. Oui, les problèmes de la Syrie sont importants, mais le devoir du monde est d’empêcher les massacres de civils, le nôtre est de résoudre les problèmes entre Syriens.
Le régime dit bénéficier du soutien d’une majorité de la population…
Très bien! Passons donc aux élections libres pour voir. La population, à la place, reçoit la visite des Soukhoï russes qui larguent leurs bombes.
La chute d’Alep augure quoi comme avenir?
Deux sentiments contradictoires me tenaillent. D’abord le constat que les espoirs de la révolution syrienne sont morts. Nous sommes battus. C’est trop tard, on ne peut plus gagner. En même temps, je veux parler de ma fierté. Pour notre lutte, pour nos morts, pour nos torturés, pour nos humiliés. Je ne me résous pas au pessimisme total. La lutte dépasse le cadre syrien. C’est un combat global pour la dignité et la liberté. On a à apprendre des autres, mais nous avons maintenant beaucoup à dire aux autres. Notamment dire que ce conflit est devenu le paradigme de la guerre contre la terreur. Et que cette guerre peut détruire la démocratie chez vous. Voyez le succès de Donald Trump aux Etats-Unis… Au fond, c’est une guerre idéale pour l’élite pour mieux contrôler les peuples.
Vous êtes encore marxiste?
(Rires.) Disons que je me considère comme un gauchiste. Malgré le fait que les gauchistes, dans le monde, se rangent souvent dans le camp des criminels Bachar el-Assad et Vladimir Poutine. Mes combats sont la défense de la dignité humaine, de la justice sociale. C’est une gauche qui ne ressemble pas à feu l’Union soviétique mais qui fait plutôt référence aux valeurs des républicains durant la guerre civile espagnole. (Entretien publié dans le quotidien Le Soir en date du 9 décembre 2016)
(1) Yassin al-Haj Saleh était l’invité de la European Endowment for Democracy et de l’association ActionSyrie.
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