Par David Hearst
Que ce soit par habitude ou par tradition, la transition présidentielle aux États-Unis est le moment idéal pour traiter les affaires non terminées. La remise des clés d’une administration à celle qui lui succède offre des opportunités tentantes de créer de nouveaux faits sur le terrain au Moyen-Orient.
Israël a exploité la transition entre George Bush et Barack Obama pour lancer l’opération Plomb durci contre Gaza, qui s’est arrêtée deux jours avant l’investiture d’Obama, le 20 janvier 2009. La Russie se sert maintenant de la transition entre Obama et Trump pour faire de même à Alep.
Les deux camps de la guerre civile syrienne comprennent l’importance de ce moment. Les rebelles dépendaient de manière insensée des garanties d’Hillary Clinton et s’accrochaient jusqu’à son arrivée au pouvoir. Ils n’avaient pas de plan B en cas de défaite de Clinton.
A l’inverse, les Russes comprennent qu’ils devront en avoir fini avec l’est d’Alep au moment où Donald Trump sera investi. Alors que la vieille ville est tombée, la mission est presque accomplie.
Vladimir Poutine ne pense pas simplement qu’il vient de regagner Alep. Il pense aussi qu’il a remporté la confrontation avec les États-Unis. Cela ressort clairement du discours prononcé par Sergueï Lavrov la semaine dernière à Rome. Ce dernier estime que l’administration entrante a fini par entendre le message selon lequel les «terroristes» – quel que soit le nom que la Russie leur attribue – représentent une plus grande menace pour la sécurité nationale américaine qu’Assad.
Il emploie un argument que peu de gens contesteraient aujourd’hui : de l’Afghanistan à la Libye, les États-Unis se sont servis des djihadistes salafistes comme de leviers pour les changements de régimes, mais seulement pour voir ces armes se retourner contre eux. La Russie, a poursuivi Lavrov, n’est pas mariée à Assad. Mais elle est mariée à l’État syrien.
Une peur de la victoire
Les agissements de la Russie racontent une autre histoire que les propos de Lavrov. Selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme, un peu plus de 10 000 personnes en Syrie ont été tuées par des frappes aériennes russes entre le 30 septembre 2015 et le 30 octobre de cette année, dont 2861 membres du groupe État islamique, 3079 combattants de factions rebelles et islamiques, 2565 hommes de plus de 18 ans, 1013 enfants de moins de 18 ans et 584 femmes.
En se basant sur ces seuls chiffres – et il y en a d’autres –, il est clair que la Russie a mené une guerre totale contre une population non protégée dans les zones contrôlées par les rebelles. Une guerre menée contre une population, ses hôpitaux et ses marchés, similaire à celle qu’elle a menée à Grozny il y a seize ans. Ses agissements diffèrent peu de ceux de l’armée syrienne. Comme toutes les puissances coloniales, la Fédération de Russie s’est arrogé le choix de décider quels Syriens devaient vivre et lesquels devaient mourir. Et s’ils se trouvent dans des zones contrôlées par les rebelles, ils meurent tous ensemble.
Mais ce n’est pas ce qui inquiète Lavrov. En privé, Lavrov, comme Pyrrhus avant lui, craint ce à quoi la victoire ressemble. Que signifiera réellement la « Syrie habitée », expression que j’ai employée plus tôt, lorsque la victoire aura été déclarée ? Un tas de décombres, une succession de villes ruinées, dont les citoyens seront totalement dépendants de l’aide pour les années à venir?
Pour soutenir les zones que leurs bombardiers ont détruites, la Russie devra commencer à mettre en place des hôpitaux et à déployer des médecins sur le terrain, ce qu’elle a déjà commencé à faire dans l’est d’Alep. Ces derniers nécessiteront à leur tour une protection, des troupes russes sur le terrain qui deviendront alors des cibles d’attaques rebelles. La puissance aérienne n’est d’aucune utilité dans une guérilla urbaine.
Pensez au temps pendant lequel les talibans ont survécu à la puissance des États-Unis et des forces aériennes alliées. En effet, avec la chute d’Alep, la situation se retournera une nouvelle fois, comme cela a été le cas lorsque la Russie est entrée en guerre. Les forces rebelles ne protégeront plus les zones contre l’assaut des milices pro-Assad. Elles organiseront plutôt des attaques-éclair de guérilla classiques contre des zones sous contrôle gouvernemental. Assad n’est pas en mesure de fournir la protection physique dont les zones conquises ont besoin.
L’Etat fictif syrien
L’infrastructure politique de la Syrie est encore plus ébranlée que son infrastructure physique. Après cinq ans de guerre civile meurtrière, l’Etat syrien est une fiction dans laquelle les milices sectaires et étrangères sont libres de vagabonder. La fonction principale de la Banque centrale, pour ne citer qu’un exemple, est de gérer le portefeuille de Rami Makhlouf [cousin de Bachar Al-Assad, par sa mère, il contrôle une part décisive de l’économie syrienne]. Il n’existe pas d’État qui commande la loyauté et la confiance de chaque dénomination syrienne.
Dans l’analogie avec Stalingrad que les commentateurs nationalistes de droite russes aiment tant à employer, les ruines d’Alep ne sont probablement pas le symbole de la résurgence d’un nouvel État syrien. Ces ruines deviendront plus vraisemblablement le champ de bataille de la résistance aux envahisseurs étrangers militairement supérieurs, parmi lesquels la Russie arrive en premier, l’Iran en deuxième et le Hezbollah en troisième. Les Russes ne sont pas les libérateurs d’Alep, ils sont la 6e armée de Friedrich Paulus, et s’ils restent dans les parages, ils rencontreront le même destin.
Deux scénarios se profilent après la chute d’Alep. Le premier est que l’opposition syrienne sous toutes ses formes, que ce soient l’ASL ou les islamistes, se désintégrera et disparaîtra. Assad sera laissé au pouvoir tandis que les discussions sur une transition se poursuivront indéfiniment. Il n’y aura pas d’élections qui incluront les réfugiés hors de Syrie pour la même raison qui justifie qu’aucune élection palestinienne n’inclut la diaspora palestinienne vivant dans les camps. La préservation du régime sera la clé de tous les calculs des soutiens étrangers d’Assad, qui ont payé un lourd tribut en le maintenant au pouvoir.
Pour cette raison, lorsqu’Alep sera tombée, Poutine et Lavrov feront des heures supplémentaires pour déclarer que la mission est accomplie, comme Bush en Irak, et mettre officiellement un terme à la guerre. Ce ne sont là que des vœux pieux. Federica Mogherini, responsable de la politique étrangère de l’UE, a eu raison d’avertir Lavrov à Rome la semaine dernière que la chute d’Alep ne signifierait pas la fin de la guerre. Le degré de destruction et les déplacements humains causés par cette guerre civile ne feront qu’alimenter davantage de résistance. Il ne s’agit pas d’une réplique de Hama, théâtre d’une insurrection des Frères musulmans en 1982, qui a été contenue lorsque la ville a été détruite par le père d’Assad, Hafez.
Les rebelles tireront-ils les leçons?
La chute d’Alep ne fera qu’accentuer la crise du leadership sunnite. Une réaction surviendra sûrement. La grande question stratégique est de savoir si celle-ci sera irrationnelle, djihadiste et destructrice ou si les rebelles seront capables d’élaborer une réponse rationnelle.
Et voici le second scénario. Les rebelles tireront-ils les leçons de leur énorme échec stratégique et militaire? Ces leçons sont nombreuses. Ils ont cru aux garanties diverses des Etats-Unis, de l’Arabie saoudite, de la Turquie, du Qatar, qui leur affirmaient qu’ils étaient sur le point d’obtenir les armes de combat nécessaires pour livrer cette guerre. Elles ne sont jamais venues.
La branche politique de l’opposition syrienne, composée de diplomates ayant fait défection et d’universitaires de la diaspora, n’a tout simplement pas pu faire face à la tâche à accomplir
Michel Kilo [1], dissident syrien chrétien en exil à Paris. a violemment accusé l’Arabie Saoudite de «commettre un crime contre le peuple syrien». «Nos frères d’Arabie saoudite ne sont pas capables d’établir un plan, ni de diriger un retour contre la campagne qui est menée à l’encontre des sociétés arabes et islamiques, a-t-il déclaré. Ils vivent simplement parce qu’ils ont de l’argent; ils vivent dans le désert. Mais demain, ils verront. »
La leçon à tirer de cela est que l’opposition syrienne ne peut compter sur personne. Mais pour être autosuffisante, elle a besoin d’unité. La branche politique de l’opposition syrienne, composée de diplomates ayant fait défection et d’universitaires de la diaspora, n’a tout simplement pas pu faire face à la tâche à accomplir. Ils étaient déchirés par des schismes. Ils étaient faibles, trompés au sujet de l’aide qu’ils recevraient de la part des États-Unis, surclassés et surpassés en puissance de feu.
Les rebelles syriens doivent retrouver leur visage multiconfessionnel. La guerre a commencé sous la forme d’un soulèvement civil non armé contre une dictature dirigée par une famille. Bien qu’ils soient oubliés aujourd’hui, les visages de cette révolution étaient George Sabra, membre de la communauté grec-othodoxe [2] sera le premier président du Conseil national syrien, Burhan Ghalioun [3], président sunnite du Conseil national de transition, et Fadwa Suleiman [4], actrice d’ascendance alaouite.
Les visages des combattants sont aujourd’hui djihadistes, sectaires ou, selon les termes de Kilo, «non démocratiques». Le visage originel de cette révolution doit être retrouvé si une Syrie unie est appelée à renaître un jour des cendres d’Alep. (MEE, 8 décembre 2016, David Hearst, ancien responsable de la rubrique internationale du Guardian, est responsable du site Middle East Eye)
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[1] Michel Kilo a été parmi les initiateurs en 1999 des Comités de la société civile. Il est arrêté en 2006 – libéré en 2009 – entre autres pour avoir avec des intellectuels syriens et libanais lancé un appel demandant au régime syrien d’établir des relations «normales» entre la Syrie et le Liban: «Déclaration Beyrouth-Damas, Damas-Beyrouth». En 2012, il participe à la création, depuis Le Caire, du Forum démocratique. (Réd. A l’Encontre)
[2] Georges Sabra, né en 1947, adhérera en 1970 au Parti communiste Syrien, puis en 1974 à l’aile dite PC/Bureau politique; formation qui deviendra le Parti démocratique du peuple en 2005; parti interdit. Sabra fut arrêté en 1987 et passera huit ans dans les prisons d’Assad. Il sera à nouveau arrêté en 2011, sera libéré en septembre 2011, passe dans la clandestinité et s’exile. (Réd. A l’Encontre)
[3] Burhan Ghalioun [1945], opposant de longue date au régime Assad. En 1969, il quitte la Syrie, et s’installe en France. Il sera présent en Syrie lors du «Printemps de Damas», la brève «ouverture» qui marque le transfert du pouvoir à Bachar el-Assad en juin 2000. Après 2011, il rallie le soulèvement populaire. Il sera président du Conseil national syrien de septembre 2011 à mai 2012. (Réd. A l’Encontre)
[4] Fadwa Suleiman [1970], dès mars 2011, elle a été parmi les rares actrices connues à soutenir la révolte populaire contre le régime et participera aux manifestations, entre autres à Homs. Elle devra s’exiler en 2012 au Liban. (Réd. A l’Encontre)
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