Après avoir échappé à des centaines de tentatives d’assassinats et survécu à de multiples opérations médicales, Fidel Castro est décédé le 25 novembre 2016 à l’âge de 90 ans. Cette nouvelle qui a engendré une réaction de stupeur à Cuba a, au contraire, jeté les Cubains émigrés dans la rue à Miami. La production médiatique est à l’image de cette dichotomie, dressant d’un côté des portraits hagiographiques du leader révolutionnaire, s’appliquant de l’autre côté à noircir le trait en le caractérisant de tyran sanguinaire.
Il s’agit ici d’effectuer un bilan critique de l’héritage de Fidel Castro, en tentant de tenir le fil d’une lecture non partisane, sans pourtant être exempte d’une sensibilité politique favorable à la justice sociale et à la souveraineté nationale.
Un bouleversement mondial des rapports de force
Alors que les États-Unis sont devenus hégémoniques sur la scène internationale à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, la révolution menée par Fidel Castro opère un renversement dans le rapport de force entre pays du Nord et pays du Sud, pays riches et pays dits du Tiers-Monde. Fidel Castro démontre en effet qu’il est possible de s’affranchir de la tutelle néo-coloniale des États-Unis sans pour autant s’inféoder totalement à l’Union soviétique.
Malgré des relations économiques étroites avec l’URSS et des positions souvent alignées sur elle (par calcul ou par conviction), le gouvernement cubain est fondateur d’OSPAAAL (Organisation de solidarité entre les Peuples d’Afrique, d’Asie, et d’Amérique latine), hôte de la conférence Tricontinentale (1966) et il obtient la présidence tournante du mouvement des non alignés en 1979. Très actif dans la création d’alliances Sud-Sud, Fidel Castro concourt à la dynamique émancipatrice engagée par de nombreux leaders tiers-mondistes comme Mehdi Ben Barka (Maroc), Amilcar Cabral (Guinée-Cap Vert) ou Daniel Ortega – à l’époque – (Nicaragua), engagés contre l’impérialisme des grandes puissances et pour la souveraineté nationale des nations récemment décolonisées.
En Amérique latine, la victoire de la révolution cubaine et son maintien sur le long terme, malgré la tentative d’invasion cubano-américaine de la Baie des Cochons en 1961 et l’embargo unilatéral imposé par les États-Unis en 1962, donnent du souffle à des mouvements progressistes qui cherchent d’une part à s’émanciper de la tutelle étatsunienne, d’autre part à contrer les élites bourgeoises locales qui accaparent richesses et pouvoir.
Malgré l’échec sanglant des guérillas en Amérique centrale et la fin précipitée du gouvernement de Salvador Allende en 1973 au Chili – la CIA jouant dans les deux cas un rôle central –, la révolution cubaine constitue une inspiration pour de nombreuses luttes sociales et politiques latino-américaines jusqu’à aujourd’hui car elle incarne la possibilité réelle de prendre le pouvoir et de faire basculer les rapports de force, à la fois à l’échelle nationale et à l’échelle internationale.
Des avancées sociales indiscutables
L’écho mondial de la révolution cubaine est également lié à ses réussites sociales relativement uniques dans un petit pays insulaire peu pourvu en ressources naturelles. On cite communément – et à raison – l’accès gratuit et universel à des services publics de santé et d’éducation. Mais on oublie souvent le contrôle des loyers et la répartition des logements, l’éradication des bidonvilles et la mise en place de services sociaux ou encore la fin des discriminations raciales.
Par ailleurs, on tend à négliger le fait que le développement de ces politiques publiques n’a pas seulement constitué une fin (l’amélioration des conditions de vie de la population), mais également un moyen pour révolutionner les hiérarchies sociales et raciales. En effet, ces politiques ont concouru à générer une mobilité sociale extraordinaire pour l’époque, tout particulièrement pour les Cubains les plus pauvres, souvent issus de familles noires, rurales et habitant la partie orientale de l’île. C’est dans ces catégories de population que Fidel Castro a puisé un soutien et une légitimité immenses pendant des décennies. Certes, les inégalités sociales se creusent de nouveau depuis vingt ans, mais les rapports sociaux de classe demeurent sensiblement différents de ceux qu’on peut observer ailleurs en Amérique latine où les relations ancillaires demeurent fortement ancrées.
Enfin, si on note également une résurgence des discriminations raciales, la volonté de Fidel Castro de revendiquer la part africaine de la culture cubaine, son accueil de Black Panthers en exil ainsi que la place – bien que limitée – accordée à la musique hip-hop auront malgré tout en partie changé la donne sur le long terme en ce qui concerne les perceptions raciales à Cuba.
Un désastre économique et un anachronisme politique
Si le bilan social de Fidel Castro est défendable, son bilan économique et politique est désastreux. Bien sûr, l’embargo imposé unilatéralement par les États-Unis a eu un impact considérable sur l’économie cubaine et son coût est évalué à 104 milliards de dollars cumulés par le gouvernement cubain. Cependant, les choix faits par Fidel Castro sont également responsables de la débâcle économique.
Ses errements mégalomaniaques ont ainsi conduit à des expérimentations économiques catastrophiques, comme la collectivisation des terres, la nationalisation totale des petits commerces en 1968, la grande récolte de sucre de 1970 ou encore la fermeture des centrales sucrières dans les années 1990 contre l’avis de ses conseillers. Alors qu’Ernesto Guevara (le Che), ministre de l’Industrie dans les années 1960, recommandait une diversification de l’économie afin de parvenir à l’autosuffisance alimentaire et de diminuer la dépendance extérieure, Fidel Castro fit le choix de revenir à la monoculture exportatrice du sucre en acceptant d’entrer dans la division du travail soviétique. Pour Cuba, c’était « sucre contre pétrole ».
À la chute de l’URSS, le choc économique externe a donc été brutal. Le remplacement de l’URSS par le Venezuela (médecins contre pétrole) a certes permis la survie économique de l’île, mais si Nicolas Maduro venait à perdre le pouvoir, l’île pourrait de nouveau connaître une grave crise d’approvisionnement en matières premières. Certes, certains paris de Fidel Castro ont été couronnés de succès – comme la recherche de pointe développée dans les biotechnologies –, mais l’économie cubaine, qui mise désormais beaucoup sur le tourisme, demeure fragile et soumise aux aléas climatiques (ouragans) et économiques mondiaux.
Enfin, le bilan politique de Fidel Castro est tout aussi désastreux que son bilan économique. Outre les violations systématiques des droits civils et politiques justifiées publiquement par l’hostilité américaine, la personnalisation de l’administration publique autour de sa figure a créé des générations de citoyens cubains analphabètes sur le plan politique. D’une part, les Cubains ne sont pas aujourd’hui armés pour défendre les conquêtes sociales de la révolution, puisqu’ils ont perdu toute tradition de lutte sociale (les mobilisations officielles sont orchestrées par les autorités politiques) et toute connaissance des clivages politiques historiques ; d’autre part, Fidel Castro a systématiquement éliminé toute figure réformiste au sein du parti.
Il a ainsi favorisé une polarisation des débats, ce qui a pour conséquence que l’opposition la plus organisée et la plus visible à l’extérieur de Cuba est aussi la plus virulente : c’est celle qui célèbre l’élection de Donald Trump aux États-Unis, exige le maintien d’un embargo délétère et pourrait, si elle arrive au pouvoir dans le futur, radicalement remettre en question les acquis sociaux, autrement dit le peu qu’il reste de la révolution à Cuba.
C’est l’un des enjeux majeurs auxquels Raul Castro devra faire face avant 2018 : dépasser l’anachronisme d’un régime politique de gérontocrates qui restent arrimés dans le XXe siècle. (Article publié sur le site The Conversation, article mis à jour le 30 novembre 2016)
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Marie-Laure Geoffray est membre de l’Association française de Sociologie et de la Latin American Studies Association. Elle a reçu des bourses de Sciences Po, de l’Institut des Amériques et du laboratoire CREDA UMR 7227. Maître de conférence en sciences politiques, Université Sorbonne Nouvelle, Paris 3 – USPC
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