Ils avaient enfilé leur manteau d’hiver, en prévision des nuits qu’il faudrait peut-être passer dehors. Ils portaient à l’épaule ou tiraient derrière eux de gros bagages, remplis de tous les effets qu’ils n’avaient pu se résoudre à abandonner.
Terrorisés par deux semaines de bombardements, à court de nourriture après quatre mois de siège, ces habitants des quartiers est d’Alep, contrôlés par la rébellion anti-Assad, avaient choisi de passer de l’autre côté, dans les secteurs ouest, aux mains des forces loyalistes. Un trajet à haut risque, qu’ils s’étaient décidés à emprunter sous l’effet de la peur, de la faim et peut-être aussi de la propagande gouvernementale, appelant les gens à quitter les zones aux mains des «terroristes», le terme que Damas réserve à tous ses opposants.
Mais ces familles n’ont jamais atteint leur destination. Mercredi 30 novembre au matin, alors qu’elles marchaient en direction de la ligne de démarcation, dans Jub Al-Kubbah, un quartier du vieil Alep, une pluie d’obus s’est abattue sur leurs têtes. Les images saisies quelques minutes plus tard par les militants du Aleppo Media Center, un organe acquis à l’opposition, montrent une rue en ruines, jonchée de valises, de flaques de sang et de corps en charpie.
Le bombardement a fait 45 morts et des dizaines de blessés, selon les casques blancs, la défense civile de la partie est d’Alep, qui impute ce carnage à l’artillerie gouvernementale. «Ces gens fuyaient la mort, s’indigne un secouriste sur la vidéo. Les déplacés passent par là pour rejoindre la partie ouest de la ville. C’est pour cela que l’endroit a été visé.»
Accélération de l’offensive
«Nous partions à cause de l’injustice, des frappes aériennes, des bombardements, du manque de nourriture, raconte un rescapé sur d’autres images. J’ai perdu ma femme. Ma fille de 11 ans a aussi été tuée. Et j’ai une autre petite à l’hôpital.» Quelques instants plus tard, l’homme est filmé en train d’envelopper ces deux cadavres dans des linceuls en plastique orange, fournis par les casques blancs.
Depuis l’accélération de l’offensive contre Alep-Est, à la fin de la semaine dernière, qui a permis aux pro-Assad de conquérir près de 40 % des secteurs rebelles, près de 50 000 civils ont fui leur domicile, selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH). C’est 20 % du total des habitants des quartiers est, estimé à 250 000 personnes.
Une partie de cette population a trouvé refuge à l’ouest, une zone nettement plus calme que l’est de la ville, bien que touchée à intervalles réguliers par des mortiers ou des roquettes rebelles. Ces tirs ont tué huit personnes dont deux enfants mercredi, selon SANA, l’agence de presse officielle syrienne.
Des vidéos diffusées par des militants pro-Assad montrent certains de ces réfugiés en train d’être soignés par des soldats ou en train de remercier l’armée pour être venue à leur secours. Sur l’un de ces films, des hommes fraîchement arrivés d’Alep-Est se bousculent pour embrasser le front d’un célèbre journaliste pro-régime, Shadi Helwe, qui, par la fenêtre de sa voiture, leur indique la route à suivre.
«Situation misérable»
La spontanéité de ces réactions est difficile à évaluer. La joie d’être sortis vivants de la nasse d’Alep-Est est difficilement contestable. Dans un discours prononcé mercredi devant le Conseil de sécurité des Nations unies, Staffan de Mistura, l’envoyé spécial de l’ONU pour la Syrie, a affirmé qu’en de nombreuses occasions des groupes armés se sont opposés au départ des habitants des quartiers placés sous leur contrôle. Une accusation que les insurgés rejettent.
Mais il est aussi probable que, sous le regard des soldats, les déplacés apparaissant dans ces vidéos soient tentés de transformer leur soulagement en démonstration d’adhésion au régime. Selon l’OSDH, plusieurs centaines de personnes ont en effet été arrêtées, une fois parvenues à l’ouest.
Dans un Etat aussi policier que la Syrie, l’explication fournie par une source militaire, sondée par l’Agence France-Presse, qui a évoqué de simples « contrôles d’identité », n’est pas vraiment de nature à rassurer. D’autres militants de l’opposition à Alep-Est ont affirmé que des hommes en âge de faire leur service militaire et ne disposant pas de dispense ont aussi été appréhendés à leur arrivée à l’ouest [1].
Pour ces raisons, entre autres, un grand nombre de déplacés ont préféré rester dans les districts rebelles, en s’éloignant juste de la ligne de front. Certains se sont installés dans des appartements abandonnés. «Mon immeuble, qui comptait cinq familles, en abrite vingt aujourd’hui, raconte Abdulkafi Al-Hamdo, un instituteur, sur un groupe de la messagerie WhatsApp reliant des journalistes étrangers à des habitants d’Alep-Est. De temps à autre, ils frappent à ma porte pour demander une cuillère, une assiette ou du sel. Leur situation est misérable.»
Hécatombe
D’autres familles errent dans la rue, à la recherche d’un logement ou dans l’espoir d’une accalmie qui leur permettrait de passer à l’ouest. Et c’est là qu’ils sont fauchés par l’artillerie syrienne. Des tirs impossibles à anticiper, alors que, dans les cas de bombardements aériens, le vrombissement des appareils laisse quelques secondes pour tenter de se mettre à l’abri.
Mardi 29 novembre, veille du massacre de Jub Al-Kubbah, une hécatombe similaire s’était produite à Bab Al-Nayrab, plus au sud. Un avion russe ou syrien avait pris pour cible un groupe d’habitants tentant d’échapper aux combats, faisant 28 morts parmi eux.
Faute d’essence pour les ambulances, les morts et les blessés sont désormais transportés sur des charrettes à bras. Mais, de plus en plus souvent, les secouristes n’ont même pas les moyens d’accéder aux sites des bombardements. Les cadavres pourrissent dans la rue, transformant Alep en une gigantesque fosse commune. (Article paru dans Le Monde daté du 2 décembre 2016, en page 5)
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[1] Brita Hagi Hasan, le président du conseil local d’Alep qui est en exil en France, a déclaré qu’il y avait «des preuves documentées» que des hommes civils de moins de 40 ans avaient été visés par les forces gouvernementales.
«Le régime occupe certaines [nouvelles] zones d’Alep. Nous avons des preuves documentées, des preuves d’exécutions et de représailles», a-t-il déclaré. «Les civils appellent le monde à l’aide, au nom de l’humanité, laissez les civils quitter la ville, aidez les civils, protégez les civils.»
Le mardi 29 novembre le Guardian a rapporté que des loyalistes du gouvernement syrien avaient arrêté des hommes dans le quartier de Masakan Hanno après le retrait des rebelles de cette zone dimanche et qu’ils n’avaient pas été revus.
«Ils ont emmené mon neveu et mon oncle, l’un avait 22 ans et l’autre 61, a déclaré un homme. J’ignore si je les reverrai.» (Rédaction A l’Encontre)
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