Le Venezuela, une société en décomposition

ft-devaluacion-venezuelaPar Raul Zibechi

«La nourriture c’est du pouvoir.» C’est ce que constate Gustavo lors de sa participation à une importante rencontre de coopérativistes qui réfléchissent sur les effets de la pénurie. Celle-ci pèse sur tous les projets et laisse chaque famille dans la tourmente et dans l’obligation de se battre désespérément au quotidien pour se procurer des aliments. La liste des produits qui ont été détournés vers le marché noir par le «bachaqueo» (contrebande) s’allonge de jour en jour et cette situation commence à entamer la cohésion sociale. Au point que nombreux sont ceux qui craignent des explosions sociales.

Une des conséquences de cette situation se manifeste la nuit: dans les grandes villes, dès que le soleil se cache, les rues sont désertes, plongées dans la solitude et la pénombre, parce que la crainte des maraudages pousse les familles à abandonner – et ce depuis des années – la traditionnelle sociabilité caribéenne dans les rues, turbulente et collective, pour s’enfermer dans la sécurité de leur foyer. C’est à peine si quelques couples déambulent et il est rare que des personnes seules osent affronter l’obscurité des avenues mal éclairées.

Par contre on est étonné par la circulation d’énormes voitures des années 1960, les célèbres «colachatas» uruguayennes qui ont disparu depuis belle lurette de la géographie urbaine du continent. Le manque de devises pour importer des voitures a avivé l’ingéniosité, et les habitants de Caracas et d’autres villes vénézuéliennes font rouler ces mastodontes aussi longtemps qu’ils le peuvent. C’est un trait parmi d’autres qui met en évidence les pénuries qui touchent cette société. Sans compter le problème croissant du manque de sécurité, de nourriture et de médicaments que subissent les Vénézuéliens.

Certaines situations frisent l’absurdité. Le dollar officiel le plus bas vaut 13 bolivars, mais au marché noir on le paye plus de 1000 bolivars. Ce dollar (1-13) est censé permettre d’importer des médicaments et des aliments contrôlés. Il existe un autre taux de change, à 300 bolivars pour 1 dollar. Mais tout cela n’est qu’une fiction, car aucun des deux ne peut être obtenu puisque ce n’est que l’Etat qui peut les faire circuler. Le résultat est qu’il faut se rendre au marché noir pour se ravitailler pour tout.

La danse des chiffres

Les distorsions des prix sont hallucinantes et les récits évoquent un réalisme magique. Voici quelques exemples: un kilo de farine «régulée» affiche un prix de 19 bolivars (il y a à peine un jour il a atteint 190 bolivars), mais on ne peut se le procurer qu’au marché noir en déboursant plus de 1000 bolivars. Il est vrai que certains peuvent l’acheter au marché régulé, mais ils doivent alors attendre des heures, voire des jours, dans de longues queues pour pouvoir emporter le trésor au prix officiel. Sauf, évidemment, les personnes qui ont du pouvoir (des armes ou de l’influence) et qui peuvent, elles, se procurer les aliments sans attendre dans les interminables queues qui encerclent les magasins et les supermarchés qui les vendent.

Les bouteilles d’un demi-litre d’eau sont, elles, abondantes, mais chacune coûte 100 «bolos» (bolivars). Le litre d’essence de 91 octanes coûte un bolivar et le litre d’essence à 95 octanes 6 bolivars. On peut remplir un réservoir de 50 litres pour la moitié du prix d’une bouteille d’eau. Les bonbonnes de 18 kg de gaz coûtent 11 bolos, mais elles ne sont pas distribuées – autrement dit, elles sont saisies par ceux qui le peuvent – et les gens doivent les acheter aux contrebandiers au prix de 700 bolos.

Le salaire minimum est de 18’000 bolivares. Lorsque le dollar est à 300 bolivars, cela revient à 600 dollars. Mais si on le rapporte au dollar sur le marché noir, le salaire se réduit à environ 18 dollars, autrement dit à presque rien. C’est la raison pour laquelle les gens se battent pour obtenir les produits aux prix régulés: ce n’est qu’ainsi que l’argent a un «rendement». La majorité des gens font la queue, où ils attendent déprimés ou en colère, et lorsqu’ils n’ont pas d’autre solution ils font appel à la la contrebande.

Le problème devient d’autant plus grave que de plus en plus de produits manquent: on ne trouve pas de lait ni des aliments de base (farines, pâtes, riz). Cette situation est encore aggravée par la pénurie de gaz et, au cours de ces derniers mois, de courant électrique suite à la sécheresse qui provoque des coupures régulières de trois et quatre heures par jour. L’inflation s’est envolée à plus de 700% en 2015 et l’on s’attend à ce qu’elle atteigne quatre chiffres cette année. Le billet le plus grand est de 100 bolivars. Mais le bus en coûte déjà 50. L’augmentation vertigineuse des prix ne s’est pas accompagnée de l’émission de billets plus grands et les gens commencent à sortir dans la rue avec des sacs chargés de billets de 20 et de 50 bolivars avec lesquels les salaires et les pensions sont en général payés.

Tout le monde se demande combien de temps pourra durer cette situation. Un des participants à la réunion des coopérativistes estime qu’elle durera «le temps que les militaires prennent une décision». Il semble que l’on commence à percevoir des fissures dans les corps militaires, ce qui rendrait imprévisible le dénouement d’une crise qui va en réalité bien au-delà d’une simple crise: il s’agit d’une société qui se décompose, qui n’a plus de repères et qui semble s’engouffrer dans une spirale sans fin.

Mais les marques de cette décomposition ne se limitent pas à la pénurie alimentaire: elles touchent tous les secteurs et toutes les attitudes. Il existe toute une industrie de falsification des extraits de naissance pour pouvoir acheter des couches à des prix régulés. Certaines familles ont le «privilège» d’avoir un handicapé, ils le «louent», parce que les handicapés ont droit à des accès spéciaux pour pouvoir recevoir des aliments à des prix réduits.

Mais l’élément clé de la situation est la chute générale de la production et en particulier de la nourriture. L’Etat a gagné une présence dans l’économie, mais à mesure qu’il a exproprié et nationalisé des entreprises, l’inefficience a gagné de nouveaux secteurs. C’est une gangrène qu’on a appelée au début «rentisme pétrolier» et qui a fini par affecter l’ensemble du corps social.

Néanmoins le fait de parler de contrebande/bachaqueo peut induire en erreur. Il existe sans doute des réseaux de contrebandiers qui comptent sur la complicité des policiers et des militaires ainsi que de puissants entrepreneurs. Il serait naïf de douter que certains d’entre eux sont complices de pouvoirs globaux, de cet «impérialisme» que le gouvernement dénonce tout le temps. Mais le bachaqueo est beaucoup plus que cela, il est présent dans tous les pores de la société et l’empêche de respirer.

Le monsieur qui achète un repas dans une cantine à un prix régulé et sort dans la rue pour le revendre dix fois ce qu’il l’a payé ne fait pas partie d’un réseau illégal. Et c’est ce que font beaucoup de gens – un pourcentage impossible à déterminer, mais qui augmente de jour en jour. Ces attitudes qui sont devenues une culture; pour certains c’est une manière d’accumuler et pour d’autres une manière de survivre. Ce qui est certain c’est que la société non seulement tolère ces attitudes mais en vit: certains membres de la société en tant que contrebandiers et d’autres en tant que consommateurs. «C’est le pauvre qui spécule avec le pauvre», explique Jorge Rath, du réseau de coopératives Cecosesola.

Récemment le gouvernement s’est proposé d’assigner une bourse d’aliments à chaque famille pour lui permettre d’affronter la crise de pénurie. Mais après deux mois, il n’avait déjà plus de provisions pour remplir les paniers. Les entreprises privées ne fournissent des marchandises que contre paiement comptant. Les entreprises étatiques s’enfoncent dans l’improductivité et le gaspillage. Le fait de fournir des portions de nourriture entraîne aussi d’autres effets: les gens doivent s’inscrire sur une liste pour en bénéficier et il y a toujours la crainte qu’on les supprime de la liste s’ils se plaignent.

Il semble que le pays vive au jour le jour. Même le gouvernement n’a pas de plan à moyen terme. On a l’impression que tous les plans qui sont annoncés avec tambours et trompettes médiatiques finissent par s’envoler, portés par le vent de la dégradation collective. «Nous sommes en train de passer du rentisme à la déprédation», conclut Jorge. C’est peut-être la meilleure manière de décrire un modèle de société qui reposait sur les prix élevés du pétrole, et qui, lorsque ceux-ci se sont écroulés, a perdu ses repères. Il ne reste à chacun qu’à regarder autour de lui pour voir à qui il peut chiper quelque chose. (Article publié dans l’hebdomadaire Brecha, Montevideo, 27 mai 2016. Traduction A l’Encontre)

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