Suisse. Le RBI et son impensé

RBIEntretien avec Mateo Alaluf
par Guy Zurkinden

Le résultat d’ensemble du vote sur Revenu de base inconditionnel (RBI) n’a rien de surprenant. Par contre, les résultats du vote mériteraient une analyse plus fine en termes sociaux et générationnels, entre autres dans les quelques communes (ou «cercles électoraux») où le vote en faveur du RBI a dépassé les 40% comme à Zurich (Kreis 4 et 5), à Genève (Mail-Jonction) ou encore dans le Jura. Les sondages et enquêtes ont marqué une certaine césure générationnelle. Rien d’étonnant.

Depuis quelques décennies, la campagne de la droite se centre sur la «faillite à venir» de l’AVS et du «IIe pilier». Cela afin de justifier des contre-réformes d’ampleur. Cette propagande a suscité au sein d’un secteur de la population dite jeune une réaction du type, pour faire simple: «on est même plus certain de toucher la retraite à la fin de notre vie au travail». D’où l’attraction pour un possible RBI.

A cela s’ajoute l’expérience du chômage – qui n’a pris un certain essor que depuis les années 1990 – qui est devenu un trait présenté comme inévitable du «marché du travail». Ce dernier est dessiné comme devant sanctionner la combinaison entre «avoir une bonne formation» et «être au bon endroit au bon moment».

Les rapports sociaux dissymétriques qui président aux relations entre entrepreneurs et entrepris (salarié·e·s) sont effacés, y compris par les syndicats. Tout se résume à des «dysfonctionnements du monde professionnel» qui sont ressentis effectivement de la sorte par un nombre croissant de jeunes. D’où l’attirance pour un RBI face à un «Etat social» squelettique et soumis à des contre-prestations drastiques.

Le «ton» de la campagne – pour ne pas parler des arguments – de la droite contre le RBI était joué d’avance. Celle de la gauche officielle ne pouvait pas susciter l’étonnement: elle avalise, pour l’essentiel, la dégradation des mal-nommées assurances sociales en Suisse.

D’où un angle mort dans le débat sur le RBI: que signifie la protection sociale? Et, dans la foulée, quelle est la place du travail dans sa capacité à créer de la véritable valeur (à la différence du capital fictif propre à la financiarisation)? Quelle est l’importance et la configuration des impôts ainsi que des cotisations sociales pour assurer le développement de secteurs non-marchands qui augmenteraient leur surface (service public)? Quelle relation doit être établie entre la diminution du temps de travail et la nature même du travail?

Le 20 mai 2016, Guy Zurkinden s’est entretenu avec Mateo Alaluf, professeur honoraire de l’Université libre de Bruxelles et auteur d’un ouvrage intitulé L’allocation universelle. Nouveau label de précarité (Ed. Couleurs livres, 2014). Cet entretien a été publié dans Services publics N° 9. (Rédaction A l’Encontre)

*****

Ses partisans présentent le RBI comme un moyen d’éradiquer la pauvreté, mais aussi de libérer les salariés…

Je pense que c’est le contraire. Le projet de revenu de base inconditionnel (RBI) proposé en votation ne précise ni le montant, ni son mode de financement. Ce sont pourtant des éléments essentiels. De fait, le montant du RBI ne pourra jamais être aussi élevé que ce qui existe déjà en termes d’aide sociale ou de minimum salarial. Tout simplement parce que la valeur doit être créée quelque part. On ne peut pas ponctionner sans limites le secteur productif.

Quelle sera la conséquence du bas niveau de ce revenu de base? Certains pourront compléter avantageusement avec des postes à haute rémunération. Mais une partie de la population sera condamnée à la précarité, à chasser les petits boulots mal payés et avec de mauvaises conditions de travail.

Le chômage de masse et la robotisation en cours n’imposent-ils pas un revenu de base découplé du travail?

Je pense que les discours sur la fin de la centralité du travail et de l’emploi salarié sont un mythe. Au cours des cent dernières années, les progrès en termes de productivité ont atteint leur plus haut niveau dans l’histoire. Le taux d’emploi n’a pas cessé d’augmenter en parallèle. Le progrès technique a toujours supprimé des emplois, mais en en créant d’autres. On oublie que les 30 Glorieuses ont été une période de sous-emploi important pour les femmes! Au cours des cinquante dernières années, le travail [salarié] des femmes a fait un saut en avant qui a entraîné une augmentation constante de la population active et des emplois.

Le vrai problème, c’est qu’aujourd’hui le travail se développe mais que les droits sociaux, qui lui sont liés à travers l’emploi, reculent. Or, le RBI ne répond pas à ce problème. Au contraire, il préfigure une société dans laquelle ceux qui ne travailleront pas dans le secteur productif mais bénéficieront du RBI seront stigmatisés et obligés à manipuler les travaux précaires, sans aucun droit. C’est le modèle Uber de société. Ce n’est pas un hasard si, dans toute l’Europe, le RBI est défendu avant tout par des milieux de droite.

Selon ses partisans, le revenu universel serait aussi la solution à la dite «crise» des assurances sociales…

Il s’agit là d’une reprise de l’argumentation néolibérale qui sert de support à la contre-révolution en cours à l’échelle mondiale, dont l’objectif premier est de détruire les droits sociaux. Rappelons-nous que les systèmes de protection sociale ont été acquis de haute lutte pour le mouvement ouvrier. Ils ont justement permis d’universaliser un certain nombre de droits liés à l’emploi, en les étendant à des sphères de non-travail: la retraite, le chômage, la maladie, les congés sabbatiques, etc. Ce faisant, ils forment un instrument de redistribution des richesses.

Christophe Ramaux, un économiste français, a démontré que le dispositif de l’Etat social au sens large (protection sociale, services publics d’éducation et de santé, transports, etc.) contribue plus à réduire les inégalités que l’impôt sur le revenu. Grâce à l’Etat social, plus de la moitié du PIB des principaux pays d’Europe échappe aujourd’hui aux mécanismes du marché. Pour les milieux patronaux, c’est inacceptable. Leur objectif est, au contraire, de soumettre l’ensemble de la société au marché. En s’attaquant aux droits sociaux, le RBI va dans leur sens. Il risque de tuer les acquis de l’Etat social, dont on a aujourd’hui plus besoin que jamais.

Que dites-vous à ceux qui voteront OUI le 5 juin au RBI, convaincus qu’il s’agit d’un pas en avant vers une société plus juste?

Tout d’abord, le RBI est issu d’une vision libérale de la société. Chacun reçoit un montant égal et, à partir de là, chacun est responsable de son sort. Certains s’en sortiront bien. D’autres moins, tant pis pour eux. Dans cette idée, l’individu est prééminent sur la société. Je suis partisan d’une autre idée, qui a abouti à la mise sur pied de l’Etat social: celle que les personnes ont des droits, et qu’il faut pour les garantir des mécanismes de répartition des richesses qui vont permettre de diminuer les inégalités au maximum.

Deuxième argument: on ne vit pas sur la Lune. Pensez-vous sérieusement que, si le RBI est accepté, le Conseil fédéral fixera son montant à 2500 francs? Et qu’il ne va pas compenser ce revenu en coupant dans d’autres prestations sociales, alors que la population suisse subit une offensive néolibérale depuis vingt ans? Poser la question, c’est y répondre.

Pour garantir les droits de toutes et tous, il faut mener d’autres combats. Tout d’abord, il faut défendre la protection sociale et résister au démantèlement social. C’est l’enjeu principal aujourd’hui. Une autre revendication centrale est celle de la réduction collective du temps de travail pour jouir de la vie, il faut que toutes et tous travaillent, mais moins longtemps. Il faut exiger aussi une reprise des investissements publics et la répartition des richesses. 

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*