Par Nicolas Maeterlinck
L’effervescence. Autour du périmètre de sécurité, les badauds forment une foule compacte. «C’est Salah?», demande l’un. «Je ne sais pas, j’ai entendu des coups de feu il y a vingt minutes», répond l’autre. La police a bouclé un périmètre de sécurité entre les rues de Courtrai, Delaunoy et des Quatre-Vents. Devant chaque cordon de sécurité, la foule se masse. Puis le bruit se répand: Abdeslam est intercepté.
Les premières réactions ne se font pas beaucoup attendre. «C’est une mauvaise nouvelle. Il fallait le laisser tranquille le frère», plaisantent entre eux une vingtaine de jeunes d’une quinzaine d’années. Un brin de provocation dans la voix. Certains sont plus mesurés: «C’est un vrai soulagement, en revanche ça ne va pas améliorer l’image de la commune. Si seulement il avait été arrêté à Forest [Mohamed Belkaïd qui se faisait appeler Sami Bouzid y a été tué; il aurait été un des «cerveaux» du commando qui a commis l’attentat du 13 novembre 2015 au Bataclan, Paris: 130 morts], mardi, ça aurait braqué les projecteurs ailleurs», analyse un autre jeune homme.
Alors que la nuit commence à tomber, de nouveaux combis s’approchent de l’accès de la cour d’école où les policiers sont déployés. L’un d’eux intime à la foule de reculer. «Nous allons agrandir le périmètre de sécurité. Je vous le dirai une fois. Ensuite, mes collègues de la brigade antiémeute vous feront reculer.» On ricane pas mal au sein de l’attroupement jusqu’à la charge de la police. Mouvements de foule. Quelques maîtres-chiens chargent les badauds qui, cette fois, partent sans demander leur reste.
Le périmètre élargi, on ne perçoit plus grand-chose des mouvements de la police. Mais les esprits commencent à s’échauffer. A intervalles réguliers, la police charge des jeunes qui crient et jettent des projectiles sur les forces de l’ordre. D’autres, un peu plus âgés, tentent de calmer le jeu. Au milieu de la foule flotte une forte odeur de cannabis sans que les agents, occupés par ailleurs, y prêtent la moindre attention.
«Oui, ça va à Molenbeek. C’est pas Bagdad!»
Lorsque l’on s’éloigne un peu, le paysage change radicalement. A cinquante mètres à peine des rubans de police, des parents font leurs courses dans les night-shops avec leurs mômes. Une centaine de mètres plus loin, les rues de Molenbeek sont encore plus calmes. Il y a juste un hélicoptère qui fait, au loin, des petits tours au-dessus des toits.
Chaussée de Gand, deux jeunes hommes discutent calmement. Ils habitent la commune et dès qu’ils ont entendu parler d’une fusillade, plus tôt dans la journée, ils ont prévenu leurs familles et leur ont demandé de rester à l’intérieur de la maison. Depuis que le verdict est tombé (l’arrestation de Salah Abdeslam), ils se disent soulagés. «On ne va plus parler de notre commune 24 heures sur 24. Je fais du sport avec des Montois et ils me demandent tout le temps: Ça va à Molenbeek? Mais oui, tout va bien! Ce n’est pas Bagdad ici.»
Quelques rues plus loin, le calme est encore plus dense. Une dame rentre chez elle, un sac de courses à la main. Elle n’a pas encore eu vent de l’information. «C’est rassurant», déclare-t-elle une fois mise au courant. Mais elle ajoute qu’elle souhaite que le niveau d’alerte 3 ne soit pas levé de sitôt. «La présence des militaires rassure parce que, depuis les attentats, on ne se sent plus à l’aise dans le quartier. Une crainte qui s’est installée. Les gens se dévisagent dans la rue… Ces sentiments n’existaient pas avant les attentats. Molenbeek était une commune avec du vivre ensemble. Ce n’est plus pareil.»
«Un soulagement»
A la maison des cultures et de la cohésion sociale, c’est une soirée comme les autres. Un public mélangé attend l’ouverture des portes pour assister à un spectacle de cirque. «Nous avons eu quelques appels pour nous demander si nous étions accessibles, explique Dirk De Blick, le directeur des lieux. Et une dizaine de personnes se sont décommandées. La vie continue… Peut-être qu’on s’est à ce point blindé, ici à Molenbeek, qu’aujourd’hui tout le monde est blasé. Personnellement, je suis très heureux de voir que par des événements artistiques, culturels, les gens ont l’opportunité – et la saisissent – de s’échapper de cette actualité.»
Pour l’homme à la tête d’une institution qui participe, depuis les attentats de janvier, à une autre image de la commune, l’arrestation d’Abdeslam à Bruxelles n’est pas une surprise: «Ça courait… Ici, tout le monde imaginait bien qu’il était dans les parages. Mais à présent, c’est le soulagement. On va enfin travailler sans cette toile de fond. Même si ça ne sera plus comme avant. Ces événements ont fonctionné comme une sorte de vaccin: on est plus attentif à l’actualité, on prend davantage de dispositions de sécurité.»
Et puis les habitants se sont resserrés, estime quant à lui Dirk De Blick, unis spontanément par le sentiment diffus d’être «victimes de quelque chose», depuis des mois, comme une sorte de lynchage médiatique.
Mais quelle place aujourd’hui pour la réflexion, voire pour la remise en question? «Nous sommes toujours tous sous le choc, comme dans une période post-traumatique, analyse De Blick. Il va falloir encore beaucoup parler. Des groupes de parole se mettent déjà en place. Mais ce n’est pas simple car cela implique de parler de toute une série d’autres choses, difficiles: la religion, la culture, l’ouverture à l’autre. Il y a à présent un long travail à faire: je pense notamment aux enseignants, dont certains ont eu des auteurs des attentats comme élèves. Certains en sont traumatisés. Mais c’est pour cette jeunesse qu’on doit avancer: c’est la richesse de Molenbeek, et pourtant elle manque d’avenir. Il faut la rassurer, elle aussi. Elle en a besoin.»
Ces jeunes, ils sont présents, à quelques couloirs de là. Dans une salle du grand bâtiment associatif, un groupe d’adolescents prépare une pièce de théâtre, sous la houlette de l’acteur Ben Hamidou.
En pause, ils discutent, rigolent, se chamaillent. «Vous voyez : ils n’ont pas l’air perturbés, observe, à juste titre, Ben Hamidou. Un seul est arrivé en retard, ils en ont un peu parlé, mais ça ne discute pas plus que d’habitude…»
Dans un local proche de la station de métro Ribaucourt, un autre groupe de jeunes met la dernière main à un événement qui se tiendra la semaine prochaine à Molenbeek. Pour ces jeunes-là, c’est aussi un soulagement que le dernier auteur des attentats de Paris ait été arrêté vivant: «Il va pouvoir parler! Nous, on attend des réponses.» (Article publié dans Le Soir, en date du 19-20 mars 2016, grand quotidien du Brabant wallon, qui donne une image plus précise de la commune de Molenbeek, comparée à celles diffusées par la presse francophone)
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