Par Joseph Confavreux, Téhéran
Le président Rohani est conforté dans sa politique d’ouverture économique et diplomatique, et aura un Parlement à sa main. Mais les Iraniens se passionnent d’abord sur le sort emblématique de deux piliers conservateurs du régime, l’un éliminé, l’autre en situation défavorable.
Un taux de participation élevé. Plus de trois quarts des sièges renouvelés avec une majorité qui se dessine pour le camp jusque-là quasiment absent du Parlement. Et une entrée en force dans la confidentielle mais charnière «Assemblée des experts».
Ailleurs qu’en Iran, les résultats, encore incomplets, du double scrutin décisif organisé vendredi 26 février signeraient un raz-de-marée, voire une petite révolution dans les urnes, pour les «listes de l’espoir» réunissant réformistes et modérés.
Toutefois, il se trouve que concernant l’Assemblée législative, le dépouillement n’est pas encore terminé et que le nombre important de candidats indépendants élus sur des enjeux locaux ne permet pas de soupeser exactement les rapports de force définitifs.
Surtout, le nombre de candidats éliminés avant même de pouvoir concourir pour le Conseil des gardiens de la constitution a été si élevé que «même si presque tous les candidats vraiment réformistes en lice étaient élus, ils ne seraient guère plus d’une trentaine à siéger», juge Amir-Ali, un jeune intellectuel de Téhéran, qui rappelle aussi que le deuxième mandat du président progressiste Khatami, pourtant appuyé sur un parlement très réformiste, avait été paralysé par ce même Conseil des gardiens, qui a le pouvoir de rejeter toutes les lois votées par les députés.
Ce Conseil constitutionnel omnipotent, composé de six juristes et de six religieux conservateurs, a aussi pour tâche de valider tous les résultats des élections, une fonction propice à différents abus. Il s’était d’ailleurs servi de cette prérogative en 2009, après avoir donné Mahmoud Ahmadinejad réélu contre le leader du «mouvement vert», Mir Hossein Moussavi, en dépit de toutes les indications contraires…
Ce contrôle total, en amont et en aval du processus électoral, par le Conseil des gardiens est d’autant plus rocambolesque pour l’Assemblée des experts, le scrutin le plus important de vendredi dernier, puisque celle-ci a comme fonction de conseiller, et surtout désigner, le Guide suprême, le véritable détenteur du pouvoir en Iran.
En effet, les deux membres religieux les plus influents du Conseil des gardiens, son président, Ahmad Jannati (né en 1922), et Mohammad Yazdi (né en 1931), étaient également en lice pour l’Assemblée des experts (Mohammad Yazdi en est même le président actuel). Ils se trouvaient donc dans la position de sélectionner a priori leurs adversaires et d’approuver a posteriori les résultats.
La liste des modérés et réformistes, emmenés par le président actuel Rohani et l’ex-président Rafsandjani, tous deux déjà membres de cette assemblée et réélus vendredi, avait fait campagne avant tout pour leur élimination, tant ils incarnent le régime islamique dans sa version la plus dure et conservatrice. Dimanche matin, Rafsandjani a ainsi twitté: «Personne ne peut aller contre la volonté du peuple et l’empêcher d’éliminer une personne dont il ne veut pas, même si celle-ci est au pouvoir.»
«Une défaite de Jannati et de Yazdi serait plus importante et déterminante que la victoire de Rohani à l’élection présidentielle», insiste Amir-Ali. La troisième bête noire des progressistes, Mohammad-Taqi Mesbah Yazdi (né en 1934), a été éliminée. Mais s’il s’agit d’un clerc influent à Qom, le centre du chiisme iranien, il n’est pas proche du Guide, contrairement à Jannati et Yazdi, dont l’élimination aurait valeur de défiance à l’encontre du conservatisme de celui qui occupe aujourd’hui la fonction suprême.
Samedi soir, la rumeur parcourait Téhéran (qui fournit à elle seule 16 des 88 membres de cette assemblée) que les dépouillements pour cette assemblée des experts étaient terminés, mais que les résultats tarderaient à être annoncés parce que Jannati et Yazdi refusaient d’approuver leur propre défaite. Finalement, Yazdi a été éliminé et le sort de Jannati n’était pas encore clair dimanche à la mi-journée. Mais «il y a 90 % de chances qu’il perde, jubile Zoreh, une jeune étudiante de Téhéran qui a voté vendredi en faveur de la liste commune des modérés et réformistes. Même s’il passe, j’ai encore du mal à croire à l’étendue de notre victoire !»
L’enjeu était d’autant plus crucial que le mandat de cette assemblée dure huit ans. Ses membres élus vendredi devraient donc être amenés, au cours de leur mandat, à désigner celui qui succédera à Ali Khamenei pour devenir le troisième Guide suprême de l’histoire de l’Iran depuis la révolution islamique de 1979. La rumeur donne en effet Ali Khamenei, 76 ans et récemment opéré d’un cancer de la prostate, moribond, même si les journalistes iraniens et étrangers invités à venir le voir voter vendredi matin ont pu constater qu’il paraissait en pleine forme…
Le camp progressiste est donc le seul à pouvoir se réjouir ouvertement, puisqu’il est le vainqueur net de l’élection. Mais les conservateurs, quoique défaits, sont loin de disparaître des radars et conserveront plus qu’un pouvoir de blocage. Ils peuvent aussi se consoler en soulignant que plusieurs de leurs champions ont été réélus et se rassurer en sachant qu’ils gardent, dans ce pays où le «gouvernement du docte» prime le pouvoir politique, les moyens d’orienter la diplomatie, l’économie ou la politique intérieure du pays.
Quant à celles et ceux qui n’ont pas voulu aller voter, ils peuvent aisément se dire que ces élections ne changeront pas le système, voire constituent d’abord une façade destinée à faire oublier que l’Iran continue de multiplier les atteintes aux droits de l’homme et à la liberté d’expression. Trois cents opposants politiques ont ainsi été pendus depuis le début de la présidence Rohani et les journalistes irrévérencieux comme les dissidents politiques, en particulier les anciens dirigeants du «mouvement vert» réprimé dans le sang en 2009, continuent d’être retenus entre quatre murs.
Ce vote traduit toutefois un clair soutien à la politique d’ouverture diplomatique et économique entreprise par le président Rohani, qui va lui permettre de terminer tranquillement son mandat présidentiel et, sans doute, d’en briguer un autre dans deux ans.
L’autre fait marquant du scrutin est la participation, importante pour les législatives et inédite pour l’assemblée des experts. «Il y a huit ans, je n’étais pas allé voter pour cette élection, résume Amir, écrivain de son état. Mais cette fois-ci, vu l’état de santé du Guide, l’enjeu est réel. Même si je ne me fais pas d’illusion sur les résultats de ces élections et reste pessimiste sur l’avenir. Pour moi, il s’agissait au mieux d’éliminer des adversaires, pas de choisir des gens en qui j’aurais toute confiance. Mais la notion même d’élection demeure fragile en Iran. Beaucoup de gens aimeraient bien en finir avec ça. Il est donc important que la mobilisation dans les urnes soit forte.»
Et elle l’a été, puisque près de 33 millions d’Iraniens, sur les 55 millions en âge de voter, se sont déplacés vendredi – un chiffre qui dépasse les 60 %, même si beaucoup espéraient atteindre les 70 % et s’approcher du taux de participation à l’élection présidentielle de 2013. Les bureaux de vote, installés dans des mosquées, des écoles ou des stations de métro, qui devaient normalement fermer leurs portes à 18 heures, ont dû patienter jusqu’à 23h30, même si les longues files d’attente s’expliquaient également par la complexité du processus de vote.
En effet, la notion d’isoloir est inconnue dans les bureaux de vote iraniens et chacun s’installe comme il peut pour remplir, à la main, les bulletins, une fois sa pièce d’identité échangée contre son empreinte digitale. À Téhéran, tout électeur pouvait inscrire jusqu’à 30 noms pour le Parlement (le nombre de sièges à fournir pour la capitale) et 16 noms pour l’assemblée des experts, soit en recopiant une liste complète de postulants fournie par l’un des deux camps, soit en panachant son vote entre les différentes listes et les candidats indépendants.
Cela, ajouté au dépouillement manuel des bulletins, est propice aux fraudes et explique le délai important entre le vote et les résultats. Mais, pour le régime iranien, les manipulations ne sauraient venir que de l’étranger. À l’entrée de certains bureaux de vote, on pouvait ainsi apercevoir une affiche représentant un petit drapeau américain sur l’empreinte digitale symbole du scrutin, exhortant les électeurs à se méfier des «ennemis intérieurs» et des espions au moment de mettre leur bulletin dans l’urne.
Quoi qu’il en soit, c’est cette mobilisation importante qui a permis la victoire du camp réformiste et modéré, emmené par l’actuel président Rohani, l’ancien président Rafsandjani, la figure respectée qu’est Mohammad-Reza Aref, ainsi qu’Hossein Khomeiny, le petit-fils du fondateur de la République islamique, dont la candidature à l’assemblée des experts avait été invalidée par le Conseil des gardiens.
À Téhéran, la rumeur courait que les conservateurs allaient amener par bus des centaines de milliers d’électeurs conservateurs venus des campagnes, puisque le lieu de vote n’est pas déterminé par le lieu de résidence et que chacun peut mettre son bulletin dans l’urne là où il se trouve le jour de l’élection. Elle ne s’est pas confirmée et a peut-être même contribué à mobiliser le camp progressiste, à l’instar d’Ardalan Farrokhzad, 30 ans, qui vit en important des produits chimiques de la firme allemande BASF: «J’ai entendu dire que les conservateurs ont fait venir beaucoup de gens de tout le pays afin de voter pour eux à Téhéran. C’est pour contrer cela que je suis venu voter pour la liste réformiste.»
Dans l’après-midi de samedi, sur Telegram et Twitter – les deux applications que les jeunes Iraniens ne quittent pas des yeux –, un rassemblement était annoncé pour le soir même, sur l’avenue Vali-e-Asr. C’est sur les 28 kilomètres de cette avenue, dont les Téhéranais affirment avec fierté qu’elle est la plus longue de tout le Moyen-Orient, qu’avait été organisée une gigantesque chaîne humaine, en 2009, pour protester contre le détournement des urnes et de la volonté populaire lors de la réélection de Mahmoud Ahmadinejad.
Il n’a finalement pas eu lieu, parce que les tendances a priori favorables au camp réformiste n’étaient pas encore suffisamment confirmées dans la soirée, mais aussi en raison du traumatisme de 2009. «Comme à chaque fois en Iran, nous n’avons le choix qu’entre le mauvais et le pire, juge Shirin, opposante de toujours, qui a passé plusieurs années à la prison d’Evin. Ces élections sont un symbole, mais pas plus. Il ne faut pas leur donner trop d’importance et penser qu’elles nous rendent maîtres de notre destin. Il n’y a pas de véritable changement dans les têtes et l’état d’esprit général est loin de celui qui prévalait en 2009. Les listes qui ont gagné s’appelaient les “listes de l’espoir”, mais moi je n’ai pas vraiment d’espoir. Si ces élections avaient fragilisé le régime, ils auraient triché comme en 2009.»
Sur les réseaux sociaux ce dimanche, on parle à nouveau d’un autre rassemblement pour ce soir. Pas sûr non plus qu’il se tienne. D’autant qu’en milieu d’après-midi, Aref, la tête des listes des réformateurs et des modérés pour Téhéran, a annoncé qu’il n’était pas prévu de célébrations officielles avant le week-end, c’est-à-dire jeudi, et qu’elles devraient, quoi qu’il en soit, se tenir avec l’accord du bureau du guide.
Un jour de scrutin à Téhéran: portraits et paroles d’électeurs
«J’ai voté à chaque élection depuis la naissance de la République islamique. Je vote parce que je suis fière de mon pays et pour que mes enfants vivent en paix dans l’avenir. Je vote aussi pour l’image de l’Iran dans le monde et parce que j’aime le Guide.»
«Que puis-je faire d’autre que voter ? C’est la seule chose politique qu’il nous reste maintenant qu’on ne peut plus manifester. Même si beaucoup de candidats réformistes ont été disqualifiés par les gardiens de la constitution, il reste un petit espoir. Dans le pire scénario, le Parlement restera à l’identique, dominé par les conservateurs. Je ne peux pas sourire sur la photo, parce que je suis inquiet qu’il y ait beaucoup de triche. J’ai entendu dire que les conservateurs ont fait venir beaucoup de gens de la campagne pour voter pour eux à Téhéran. C’est pour contrer cela que je suis venu voter pour la liste réformiste.»
Abbas, 54 ans, est retraité de l’armée de l’air. «Je veux bien vous répondre parce que vous êtes français. Si vous aviez été britannique ou américain, ça n’aurait pas été la même chose, parce que je ne leur fais pas confiance. Mais j’espère que la France va vraiment tenir les promesses des négociations sur le nucléaire, même si Peugeot, qui est français, n’avait pas tenu ses promesses d’il y a quelques années. J’espère que tous les Européens vont tenir les promesses qu’ils nous ont faites et qu’ils vont mieux se comporter vis-à-vis de tous les réfugiés syriens, car je ne comprends pas comment vous pouvez regarder ces gens mourir dans la mer ou dans le désert sans rien faire.
«J’attends de ces élections la liberté pour notre pays. Et je vote aussi pour adresser un avertissement au futur président américain. Peu importe qu’il soit républicain ou démocrate, il faut qu’il sache qu’il ne pourra pas forcer l’Iran à faire quoi que ce soit. J’ai voté pour des gens sur lesquels j’ai fait des recherches et dont je suis sûr qu’ils vont bien servir le pays, peu importe s’il s’agit de conservateurs ou de réformateurs.»
«Nous sommes venues voter aujourd’hui car nous sommes cousines du candidat Vahid Drakhshahmdi, qui est un indépendant. Nous allons donc voter pour lui ainsi que pour Aref, la tête de la liste de l’espoir. Nous attendons du Parlement qu’il trouve des emplois et des logements pour les jeunes comme nous.»
«J’ai voté pour montrer que je fais face à l’ennemi. L’ennemi, c’est l’Amérique, mais attention, pas le peuple américain, seulement les personnes qui détiennent le pouvoir. Je ne peux pas vous dire pour qui j’ai voté exactement, mais j’ai voté pour ceux qui suivent la pensée de notre Imam Khomeiny. Je veux d’ailleurs remercier la France et particulièrement les gens de Neauphle-le-Château de l’avoir accueilli. Vous savez, cette compétition entre conservateurs et réformistes, c’est davantage pour la galerie. Les gens se mobilisent en pensant qu’il y a un enjeu, mais en réalité tous nos candidats suivent les principes de la révolution islamique, donc ça ne change pas grand-chose de voter pour une liste ou pour une autre. L’essentiel, c’est de suivre les règles du Guide.»
«Je préfère ne pas dire pour qui j’ai voté. Je suis juste venu voter pour pouvoir décider de l’avenir de mon pays, et pour que le prochain Parlement vote des lois qui permettront aux jeunes comme nous de trouver des emplois.»
« Nous avons voté parce que nous sommes religieuses, que nous obéissons à notre Guide et que nous voulons pouvoir choisir notre destin. Nous ne pouvons pas dire pour qui nous avons voté, mais c’était pour les bonnes personnes. »
«Je suis venu jusqu’au bureau de vote, mais je ne vais inscrire aucun nom et voter blanc. Ces élections ne m’intéressent pas et je ne me suis pas renseigné. Je suis simplement là parce que, quand vous votez, ils mettent un tampon sur vos papiers d’identité et que ce tampon peut être utile si vous postulez à certains postes, notamment dans la fonction publique.»
Certains prénoms ont été modifiés
(Reportage publié sur Mediapart, le 28 février 2016)
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