Algérie. Du droit du tamazight de s’émanciper de «son» académie…

tamazight-officiele-papiPar Nadir Djermoune

Pour l’auteur de cette contribution, les choix culturels et linguistiques des Algériens doivent se fonder sur leurs réalités et leurs besoins actuels plus que sur une «essence» difficilement définissable. «Sommes-nous obligés de convoquer les morts pour légitimer les revendications d’aujourd’hui?», s’interroge-t-il. Et de répondre que «l’identité culturelle collective, politique ou sociale n’est pas dictée par nos origines mais par notre existence dans le monde réel et la projection que l’on fait pour notre devenir».

Le tamazight devrait être bientôt officialisé, une fois qu’aura été adoptée par les membres du Parlement la nouvelle Constitution amendée, dont l’article 3 bis stipule que cette langue sera «également langue nationale et officielle» aux côtés de l’arabe, lequel, aux termes de l’article 3, «demeure langue officielle de l’Etat» algérien.

Les populations algériennes, et particulièrement les berbérophones, vont désormais pouvoir construire leur devenir identitaire, culturel et linguistique avec le poids juridique et institutionnel que leur octroiera cette nouvelle Constitution. C’est indéniablement un acquis démocratique. Il vient couronner de longues années de luttes et de combats. Ni le caractère anti-démocratique de cette révision de la Constitution – qui, il faut le souligner, est élaborée dans le mépris des règles élémentaires de la démocratie –, ni les vices de forme et l’ambiguïté juridique avec lesquels cette constitutionnalisation du tamazight est introduite et encore moins les calculs politiciens qui la sous-tendent ne doivent faire de l’ombre à la légitimité de cette officialisation.

Cependant, cet acte n’est pas dénué de contradictions et d’ambiguïtés, tant sur le plan strictement formel que sur le plan de la démarche préconisée pour une officialisation finale et concrète.

Ambiguïté juridique et atermoiements politiques

Quand la Constitution instaure un préalable technique avant une officialisation complète et concrète du tamazight, cela signifie qu’elle y voit un «corps malade», qui ne peut s’épanouir ou gérer les domaines scientifiques et technologiques sans être guéri par des soins appropriés!

Certes, le tamazight est, dans l’immédiat, dans l’incapacité de promouvoir une vie culturelle au-delà du folklore, un enseignement de qualité ou une pensée scientifique respectant les exigences du monde moderne. Un travail de rattrapage (ou de «mise à jour», selon la formule en vogue) du retard que cette langue a subi dans son histoire est, bien évidemment, nécessaire.

C’est toutefois «l’expert» seul qui est invité pour ce travail! Il est présenté comme l’intellectuel qui dispose des règles (abstraites) et, à travers ces règles, de l’autorité pour effectuer ce travail! Or, l’expertise sert aussi à mettre en place l’idéologie professionnelle des linguistes, celle des savants de la langue à qui on reconnaît une fonction distincte de celle du peuple et de l’artisan de tous les jours. Le linguiste, détenteur d’un savoir linguistique (et idéologique!), peut ainsi éliminer le peuple et son produit artisanal et spontané et devenir le seul capable de contrôler le processus de production en amont et en aval.

La revendication d’officialisation du tamazight, il faut le rappeler, est portée par un mouvement large et populaire. Le mouvement culturel berbère, le MCB, a produit, dans le sillage d’experts et de militants comme Salem Chaker, ou encore derrière des autorités scientifiques et intellectuelles comme Mouloud Mammeri, des dizaines voire des centaines d’artisans de la langue. Ils sont l’expression directe et patente de la volonté démocratique et populaire de voir cette langue s’émanciper et se moderniser. Ils lui donnent déjà le quitus pour une existence concrète et les outils nécessaires pour son ancrage dans un univers linguistique plus vaste et non uniquement pour survivre comme «monument ethnographique».

Le piège est de confiner ce débat à l’intérieur de l’institution qui s’appelle «académie». Il faut, d’ailleurs, se demander ce que c’est que l’académie: c’est une «bureaucratie culturelle» qui a comme fonction de fournir à l’Etat un ordre, un code linguistique, une esthétique et la culture officielle dont il a besoin. Pour empêcher la bureaucratie culturelle d’imposer sa langue et sa culture officielle, il faut continuer à se battre partout, pas seulement à l’intérieur de cette institution et quelle que soit la couleur qu’on veut lui donner.

Le discours officiel prépare déjà, bien évidemment, sa future académie et ses futurs «experts» à donner une orientation précise au travail de promotion du tamazight (c’est déjà flagrant dans la conférence de presse lors de laquelle Ahmed Ouyahia a annoncé cette officialisation). Mais rien n’est encore joué. Il reste à se rappeler l’expérience de lutte qui a aguerri les populations berbérophones, notamment en Kabylie (il faut reconnaître que dans d’autres régions berbérophones, l’institutionnalisation du tamazight est une revendication secondaire). Faisons en sorte que la «rue» impose ses propres experts et qu’elle soit en mesure d’imposer la feuille de route de cette académie.

Elever une langue au rang de langue officielle de l’Etat signifie qu’elle doit être en usage dans les institutions de cet Etat dont la capacité d’assurer une prise en charge adéquate de la réalité culturelle, sociale, scientifique ou diplomatique que vit le pays dépend du dynamisme de cette même langue et du génie populaire à la porter haut!

Or, si l’on perçoit le tamazight comme «corps malade», qu’il faut d’abord soigner, il faut se souvenir que ceci est aussi valable pour la langue arabe, le véritable arabe parlé par les millions d’Algériens, y compris par les officiels dans leur vie quotidienne. Car l’arabe dont parle la Constitution n’est pratiqué que d’une manière formelle à l’intérieur des institutions et, d’une manière laborieuse, même à l’école. Nous savons tous que le véritable arabe que parlent les officiels dans leur famille et avec leurs enfants n’est pas celui qu’ils pratiquent devant les caméras de télévision. Nous connaissons aussi l’arabe parlé par les enseignants experts de l’éducation à nos enfants. Il est loin de celui qu’ils parlent avec leurs propres enfants à la maison. S’il y a lieu de moderniser cet arabe, s’agit-il de partir de celui pratiqué officiellement dans tout le monde arabe et d’arriver à le rapprocher de ses expressions locales? Ou faut-il partir du parler local pour lui donner une assise moderne! Dans les deux cas nous aurons un arabe algérien!

Crise de l’Etat social et «panique identitaire»

Parmi les Etats-nations appartenant à l’univers culturel et linguistique arabe, l’Algérie peut être considérée parmi les plus solides. Cette cohésion est l’expression d’une guerre de libération des plus meurtrières et des plus radicales qu’ait connues la région. Le fait national algérien relève d’un héritage commun et d’un riche souvenir pour «avoir fait des grandes choses ensemble», «avoir souffert, joui et espéré ensemble», selon l’expression d’Ernest Renan[1].

Mais quand le premier président de l’Algérie indépendante, Ahmed Ben Bella, déclarait, en 1963, «Nous sommes des Arabes, des Arabes, dix millions d’Arabes. […] Il n’y a d’avenir pour ce pays que dans l’arabisme[2]», il introduisait dans la conscience des Algériens une «panique identitaire[3]» qui nous poursuit jusqu’à aujourd’hui. Avec cette sentence, Ahmed Ben Bella confondait l’identité culturelle, qui varie entre groupes voire entre individus, et identité nationale, façonnée dans la dynamique d’un mouvement national des plus émancipateurs. Il engageait la nation algérienne sur le sentier de l’essentialisme culturel, où les Algériens seraient des Arabes et des musulmans par essence! Pourtant dans le registre de l’essentialisme, celui des origines, il serait plus juste de dire que nous sommes des Amazighs.

Sommes-nous obligés de convoquer les morts pour légitimer les revendications d’aujourd’hui? Faut-il faire appel à El-Kahina, rappeler le «message» de Okba Ibnou Nafaâ ou faire le procès des Banou Hilal pour justifier l’état des lieux d’aujourd’hui? L’identité culturelle collective, politique ou sociale n’est pas dictée par nos origines mais par notre existence dans le monde réel et la projection que l’on fait pour notre devenir.

Le nationalisme se nourrit aussi de la satisfaction des besoins sociaux essentiels. Rappeler la dimension sociale de l’Etat ne signifie pas réduire la politique au «social» ou se détourner du champ spécifiquement institutionnel. C’est surtout rappeler qu’après les expériences fondatrices des massacres du mai 1945, de la crise du PPA-MTLD en 1949, de l’indépendance en 1962, de la révolte d’avril 1980 en Kabylie, de la révolte juvénile d’octobre 1988, et du Printemps noir de 2001, la lutte pour la démocratie politique n’est plus dissociable de son contenu social, que l’enjeu est le pouvoir, qu’on doit lutter pour des réformes institutionnelles sur le mode de scrutin, la représentativité des assemblées élues, la parité, etc. mais ne pas oublier que le chômage est un cancer qui mine les meilleures formules démocratiques.

Au moment où s’affaiblit la fonctionnalité de l’Etat-nation tel qu’il a émergé depuis l’indépendance dans sa version d’Etat social, l’introduction du tamazight dans le débat constitutionnel ne doit pas servir à ressusciter les différences originelles dans une logique «ethnique» du nationalisme fondé sur les racines, mais sur un pacte constitutionnel centré sur le devenir.

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Nadir Djermoune est enseignant-chercheur à l’institut d’architecture d’urbanisme de l’Université de Blida. Article publié le 4 février dans Maghreb Emergent.

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[1] Ernest Renan, Qu’est-ce qu’une nation (conférence donnée en 1882 à la Sorbonne), in: Qu’est-ce qu’une nation? Et autres essais politiques, Paris: Agora, Les classiques, 1992; cité par Daniel Bensaïd dans Ladiscordance des temps, Essais sur les crises, les classes, l’histoire, Paris : Editions de la Passion, 1995, p. 151 .

[2] Jamel Zenati, «L’Algérie à l’épreuve de ses langues et de ses identités : histoire d’un échec répété», Mots. Les langages du politique [En ligne], 74 | 2004, mis en ligne le 28 avril 2008, consulté le 23 janvier 2016. URL : http://mots.revues.org/4993.

[3] L’expression est de Daniel Bensaïd, op. cit., p. 149.

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