Par Ola Hamdi
Le jeudi 21 juillet 2011, le premier ministre égyptien, Essam Charaf, annonçait la composition de son nouveau gouvernement. Nous avions déjà donné, en introduction de l’article publié le 17 juillet 2011 sur ce site, le profil de deux ministres, ayant chacun fonction de vice-premier ministre. Essam Charaf les avait déjà désignés: Hazem Al-Biblawi aux commandes de l’économie et Al-Selmi, un membre influent du parti néo-Wafd, chargé de «la transition démocratique».
Quant au nouveau ministre des Affaires étrangères, Mohamad Kamel Amr, il a été ambassadeur de l’ancien régime en Arabie saoudite et, antérieurement, il travaillait auprès de l’ambassade d’Egypte à Washington. Il a aussi représenté l’Egypte à la Banque mondiale. Pas exactement un nouveau venu.
Il faut remarquer que les portefeuilles de la Justice, de l’Intérieur, de la Coopération internationale, du Pétrole, de l’Electricité, du Travail, de l’Education et du Tourisme restent aux mains de leurs titulaires dans le gouvernement précédent! Donc pas de quoi susciter un «profond renouveau». Même si Essam Charaf a indiqué que le ministre de l’Intérieur, fortement contesté, allait nommer auprès de lui un conseiller aux Droits de la personne humaine! (Al Masry Al Youm, 22 juillet 2011)
Les occupants de la place Tahrir, le vendredi 22 juillet, ont manifesté leur déception ou leur désaccord, avec cette «rénovation» de ce gouvernement qui doit rester en place jusqu’aux élections prévues pour novembre. L’agenda politique reste dicté, toutefois, par le Conseil suprême des forces armées (CSFA), face auquel les Frères musulmans manifestent un respect onctueux.
Il nous semble utile, dès lors, de donner connaissance à nos lecteurs et lectrices des mobilisations sociales et politiques qui se développent hors du Caire et de sa place centrale. Cet article d’Ola Hamdi, centré sur le gouvernorat de Suez, permet d’appréhender d’autres dimensions de la situation socio-politique en Egypte. (Rédaction)
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A 110 km à l’est du Caire, le gouvernorat de Suez, ville portuaire à l’embouchure sud du Canal, aura été le foyer de la première étincelle de la révolution du 25 janvier. C’est là où le premier martyr de la révolution a succombé. Suez en a offert à l’Egypte une trentaine d’autres. Aujourd’hui, à six mois du 25 janvier, la révolution continue dans cette ville, bien plus qu’au Caire ou à Alexandrie.
C’est l’impression, voire la certitude, que l’on ressent dès l’entrée de la ville: les tanks (presque disparus de la capitale) sont postés sur les principaux axes routiers de la ville ainsi que devant les écoles et bâtiments officiels. «Le jour viendra où nous raconterons à nos enfants les gloires de la révolution de janvier 2011»; «Levez la tête, vous êtes égyptien», lit-on sur les banderoles hissées à travers les rues, comme si les citoyens de Suez voulaient graver l’histoire sur les murs. Et ce ne sont pas seulement les murs qui racontent l’histoire, puisque le bâtiment du principal commissariat de la place Al-Arbéïne, incendié au plus fort de la révolution, a été laissé en ruine comme pour témoigner de la lutte contre l’oppression policière.
La place Al-Arbéïne, au centre du gouvernorat, devenue célèbre dès le 25 janvier, garde ses airs révolutionnaires. Car ce gouvernorat n’a pas connu de répit et le zèle des protestataires ne s’est pas affaibli. Ceux-ci ont une confiance inébranlable quant à l’issue de leur révolution: ils n’en sortiront que gagnants. Les banderoles sont un peu partout pour condamner la corruption et appeler à la poursuite des hommes du régime déchu. Mais, comme ailleurs à travers le pays, la liste des revendications s’est étoffée au fil des jours.
Ce que veulent les protestataires aujourd’hui, c’est le jugement public des policiers accusés d’avoir tué des manifestants, le renvoi de l’avocat général de Suez qu’ils accusent de contrecarrer le cours des procès contre ces policiers, la purge du ministère de l’Intérieur et le retour de la sécurité dans la rue. A cela s’ajoutent les revendications d’ordre économique: fixer un salaire minimum et maximum; mettre en place un plan urgent de création d’emplois pour les jeunes et un contrôle des prix afin d’assurer une justice sociale.
En fait, la situation s’est embrasée à Suez suite à la décision, le 6 juillet, d’un tribunal de deuxième instance de confirmer la mise en liberté sous caution des officiers de police accusés d’avoir tiré sur des manifestants et le renvoi de leur procès au 14 septembre prochain.
Depuis, les manifestants se rassemblent par dizaines les jours de la semaine et par milliers les vendredis sur la place Al-Arbéïne menaçant de poursuivre leurs protestations tant que leurs revendications ne seront pas satisfaites. Les familles des victimes et des blessés se joignent aux manifestants. «La décision de remettre en liberté les tueurs de nos fils était très douloureuse», soupire Ali Gueneidi, dont le fils Islam est mort sous les balles de la police. Tout près du site des manifestations, un cercueil drapé d’un tissu noir a été posé, et sur lequel est inscrit: «Ici repose le système judiciaire», tellement les habitants sont frustrés de la lenteur de la justice. «S’il tombe un martyr tous les jours, cela ne suffira pas pour nous intimider. Ici les gens ont décidé de ne plus vivre comme des esclaves», assure Aymane Zaki, jeune révolutionnaire et membre des «comités populaires» qui assurent la sécurité du site de la manifestation.
Rien de positif
Aymane, jeune de 28 ans, s’interroge de son côté sur les raisons de la lenteur des procès. «Pourquoi certains manifestants sont jugés en urgence devant des tribunaux militaires, alors que les tueurs des manifestants, les anciens responsables corrompus, sont jugés devant la justice civile?», se demande-t-il sur un ton enthousiaste. Ahmad Sayed, un autre manifestant, fait porter au Conseil suprême des forces armées (CSFA) la responsabilité de cette lenteur. «J’ai l’impression que certains cercles du pouvoir veulent faire échouer la révolution, depuis janvier rien de positif n’a été réalisé, bien plus, ça va de mal en pis», dit Sayed.
Cette attitude hostile envers l’institution policière se traduit par une absence totale de policiers dans les rues de Suez. Ces derniers craignent une vendetta populaire. C’est la police militaire qui comble ce vide, assurant aux habitants un minimum de sécurité.
Les remaniements drastiques sans précédent au sein du ministère de l’Intérieur ne semblent pas convaincre les habitants de Suez. «Mansour Al-Essawi (le ministre) a limogé les officiers supérieurs; or, c’est parmi les juniors que sévit la corruption. Ce sont les jeunes officiers, les sous-officiers et les agents civils qu’ils utilisent qui ont commis les abus les plus abominables», estime Mohamad Al-Temsah, célèbre poète local.
Ce sont ces petits pions qui méritent d’être renvoyés, selon Al-Temsah. Pour prouver ces accusations, il raconte qu’une bataille a eu lieu, il y a quelques jours, entre deux familles issues de la Haute-Egypte et s’est soldée par un mort et plusieurs blessés. «Cela se produisait sous les yeux de la police et des militaires, mais personne n’a pensé à intervenir», poursuit-il. «L’armée et les policiers sont-ils complices?», lance-t-il. Une question révélatrice du scepticisme régnant.
Potence improvisée
Outre la place Al-Arbéïne, c’est devant le bâtiment du gouvernorat que se situe le deuxième foyer de manifestation. En fait, les habitants de Suez veulent aussi voir disparaître leur gouverneur Seifeddine Galal (symbole de l’ancien régime), accusé lui aussi de corruption. Entre la place et le commissariat d’Al-Arbéïne, les manifestants ont improvisé une potence qu’ils lui ont dédiée. M. Galal aurait pillé les ressources du gouvernorat et détourné ses richesses pour le compte d’hommes d’affaires. Les habitants constatent avec désolation que la plupart des ouvriers des usines de la ville habitent dans les gouvernorats voisins. «J’ai perdu un œil au plus fort de la révolution, ce qui m’a aussi fait perdre mon travail, car je suis un manifestant, et selon le patron du chantier où je travaille, les manifestants sont des voyous», raconte d’un air triste Sayed Achri Gharib.
Finalement, c’est devant les bureaux des opérateurs du Canal de Suez que s’est formé le troisième groupe de manifestants. Ces derniers ont pensé bloquer cette voie stratégique de commerce mondial, pour faire pression sur les autorités. Leur tentative a été stoppée net par un important déploiement militaire qui a sécurisé les accès aux bâtiments officiels. Un échec semblable a été le sort de ceux qui ont essayé de bloquer l’autoroute menant à la ville. «Nous avons marché vers le canal comme une dernière carte de pression pour voir nos demandes satisfaites. Ce sont les habitants de Suez qui ont toujours offert leur vie pour protéger le canal, mais aujourd’hui, c’est l’avenir de tout le pays qui nous préoccupe», dit Moustapha Abdel-Wahab, pour justifier une logique collectivement révoquée par la suite.
A Suez, comme ailleurs, les islamistes ont suivi les ordres de leur direction et se sont abstenus de participer aux manifestations. Ils ont même installé des banderoles appelant leurs voisins et amis à arrêter les troubles afin de permettre à la vie de reprendre son cours normal. «La ligue des jeunes de Suez appelle les habitants du gouvernorat à se calmer, parce que notre gouvernorat nous est cher», lit-on sur l’une des banderoles. Ces «appels au calme» sont contrebalancés par les «encouragements» d’activistes cairotes et alexandrins qui se rendent régulièrement à Suez pour y soutenir le mouvement de protestation. «Je suis venu pour coordonner nos actions avec nos amis de Suez», affirme Mohamad Khattab, un révolutionnaire d’Alexandrie qui profite de sa présence au sein de la foule pour exprimer son «profond respect» pour Suez et ses habitants. Cette «coordination des actions» continuera probablement dans les jours à venir. «Le désintérêt officiel face à ce qui se passe à Suez et aux revendications populaires ne fera qu’aggraver la situation», assure Al-Temsah. La chaleur montera, ainsi que la température, mais les manifestants sont prêts à tout braver pour l’aboutissement de leur révolution.
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