La hausse des inégalités de revenus en France

Par Alain Bihr

Dans la dernière édition de sa série «Revenus et patrimoines des ménages», l’INSEE (Institut national de la statistique et des études économiques) rompt heureusement, pour partie du moins, avec sa cécité antérieure à l’égard du creusement des inégalités sociales en matière de revenus en France [1]. Il s’est enfin décidé à entendre ce que, depuis deux à trois lustres, nous étions un certain nombre à avoir établi sur la base des résultats… de certaines de ses propres publications [2].

Des «pauvres» un peu plus pauvres et des «riches» beaucoup plus riches

Certes, l’essentiel des données publiées par l’INSEE continuent à faire apparaître une étonnante invariance des écarts de revenus. Ainsi le rapport interdécile D9/D1* [voir annexe en fin d’article] est-il remarquablement stable depuis une trentaine d’années: entre 1979 et 2008, il n’a oscillé qu’entre 3,3 et 3,5 (page 107). Idem en ce qui concerne le rapport de la médiane* à la moyenne*, qui est resté à peu près constante autour de 0,86-0,88 entre ces deux dates (ibid.) C’est notamment en se fondant sur de pareils rapports très synthétiques que l’INSEE pouvait affirmer que les inégalités de revenus ne se sont pas accrues en France au cours de la période.

Cette stagnation est cependant déjà elle-même significative puisque le rapport D9/D1* s’était abaissé de 4,6 à 3,5 entre 1970 et 1979 (ibid.) Les années 1980 ont bien marqué une rupture dans la dynamique antérieure de réduction des inégalités dans la distribution de la richesse sociale qui a accompagné les «Trente Glorieuses» d’après guerre.

En fait, pour prendre conscience et l’exacte mesure de l’aggravation des inégalités de revenus, telle du moins qu’elle peut être saisie à travers le filtre nécessairement réducteur de leur enregistrement statistique, il faut s’intéresser aux deux extrêmes de la distribution des revenus. Les «pauvres» tout d’abord. En 2008, le seuil de pauvreté* se situait aux environs de 950 euros. On décomptait alors quelque 7’836’000 «pauvres» en France métropolitaine, représentant 13 % de la population des ménages ordinaires (à l’exclusion de ceux dont la personne de référence est étudiante). Selon les mêmes conventions, on en comptait 8’179’000 en 1996, représentant 14,5 % de la population (page 113). Le nombre de «pauvres» aurait donc diminué en valeur absolue et relative en France depuis le milieu des années 1990. En fait, son évolution n’a rien de linéaire: à une forte diminution entre 1996 et 2004, où l’on dénombrait 7’382’000 pauvres représentant 12,6 % de la population, lié essentiellement à une diminution du chômage entre 1998 et 2002, a bien succédé une période où la pauvreté s’est à nouveau accrue (page 113). Et il est à craindre que les conséquences économiques de la brutale récession de 2009 à la suite du dernier krach financier d’ampleur mondiale de 2007-2008, que les données disponibles n’enregistrent pas encore, n’aient fait qu’aggraver la situation depuis lors.

Les «pauvres» ne sont pas seulement plus nombreux ces dernières années, ils sont aussi plus pauvres. L’intensité de la pauvreté* s’est en effet accrue, son indice passant de 16,6 à 18,5 % entre 2002 et 2008 (ibid.). Et, là encore, il y a fort à parier que les toutes dernières n’auront fait que dégrader encore la situation.

Qu’on se rassure pourtant. Tout le monde n’est pas malheureux en France. Il existe même une toute petite minorité qui non seulement n’a pas à plaindre de son sort, mais qui accapare sans cesse plus de richesse. Si la part des revenus fiscalement déclarés (qui ne constituent qu’une partie des revenus réels [3] détenus par les 90 % de foyers fiscaux les moins fortunés a eu tendance à diminuer entre 2004 et 2008, en passant de 72,86% à 72,25%, si celle des 9% suivants est resté quasi constante (de 20,66 à 20,68 %), il n’en a pas été de même de celle du 1% restant, constituant le haut de la distribution. Encore convient-il parmi eux de distingués les premiers 0,9% dont la part s’est élevée de 4,76 à 5,04 % des derniers 0,1% dont la part s’est accrue de 1,72 à 2,03% (page 137). Autrement dit, pour la première fois, l’INSEE reconnaît bien que, si les inégalités de revenus s’accroissent en France, c’est essentiellement par le haut : c’est que les plus riches n’ont pas cessé de s’enrichir absolument et relativement.

Ainsi, entre 2004 et 2008, la médiane* des revenus déclarés par unité de consommation* s’est-elle élevé, en euros constants 2008, de 17 400 € à 18 300 €, soit en gain de 900 € (+ 5,2%). Sur la même période, le dernier décile D9* est passé de 35 300 € à 37 300 € (+ 1700 €, + 4,8 %), le dernier centile Q99* de 80 500 € à 88 200 € (+ 7 700 €, + 9,6 %), le dernier millime* Q99,9 de 201 300 à 239 300 (+ 38 000 €, + 18,9 %) et le dernier dix-millime* Q99,99 de 551 900 € à 732 300 € (+ 180 400 €, + 32,7) (ibid.) ! On comprend que le commun des mortels n’était pas dans l’erreur en ayant eu l’impression que les inégalités s’accroissaient en France de manière exponentielle par le haut: que les «très riches» étaient de plus en plus riches ! En dépit de ses limites et mal gré qu’en aient eu ses responsables à le reconnaître, la statistique publique a fini par l’enregistrer.

Quelques éléments explicatifs: revenus patrimoniaux  et «salaires» de la finance

Comment expliquer cette aggravation récente des inégalités de revenu? Pour répondre, au moins en partie, à cette question, il convient de scruter la composition des revenus des différentes tranches de la population. Il apparaît alors que, si les revenus du patrimoine ne constituent qu’une part limitée du revenu disponible* brut (avant impôts directs) des ménages les plus modestes et même des ménages aisés (moins de 5 % jusqu’au cinquième décile*, à peine 8% au niveau huitième décile*), cette part s’élève nettement au dessus: 12,1% au niveau de l’avant-dernier décile* et surtout 29,1% au niveau du dernier décile* (page 105).

L’INSEE ne fournit malheureusement pas de données pour les quantiles* composant ce dernier décile*, au sein desquelles cette part devient encore plus importante ; ce qui ferait apparaître que, pour les ménages les plus fortunés, les revenus perçus ne sont pas principalement des revenus d’activité (salariée ou indépendante) ni a fortiori des revenus de transferts sociaux (prestations sociales) mais des revenus patrimoniaux, autrement dit des revenus procédant de la possession de titres divers (de propriété ou de crédit) qui sont autant de droits à prélever, sous différentes formes, une partie de la richesse sociale produite par d’autres et/ou initialement distribuée à d’autres. Et l’on peut en déduire, sans craindre de se tromper beaucoup, que c’est cette part prépondérante des revenus patrimoniaux dans le haut de la distribution qui explique l’envolée des plus hauts revenus au cours de ces dernières années. C’est d’ailleurs ce que l’INSEE doit reconnaître du bout des lèvres: «Cette progression plus forte des revenus par UC [unité de consommation*] dans le haut de la distribution est principalement liée à une progression importante des revenus du patrimoine qui sont fortement concentrés.» (page 136).

Mais on chercherait désespérément dans le document à en savoir plus tant l’INSEE reste discret sur la question. Au contraire, les données publiées sur la performance des placements dits à risques (actions cotées, obligations d’Etat, assurance-vie, bons de capitalisation) font curieusement apparaître des taux de rendement réels à peine supérieur à ceux des placements sans risques (livrets d’épargne, livrets développement durable, plans et compte épargnes logement, etc.) (pages 140-143). Heureusement que les nantis ne lisent pas les publications de l’INSEE : cela risquerait de les dégoûter de se porter sur les marchés financiers!

Cet écran de fumée se dissipe cependant si l’on vient consulter d’autres données publiées par la statistique publique. Par exemple, les Comptes nationaux. On peut alors constater que, au sein des revenus primaires des ménages, entre 1998 et 2008, la masse des salaires et traitements n’a crû que de 50,5 % alors que celle de l’ensemble des revenus patrimoniaux a augmenté de 88 % et que celle des seuls revenus issus de la propriété du capital (revenus distribués des sociétés, dividendes, autres revenus distribués des sociétés) se sont pour leur accru de près de 165 %, soit plus de trois fois plus que les salaires [4]. Indice parmi d’autres d’une distorsion croissante dans le partage de la valeur ajoutée au détriment du travail (salarié) et au profit de la propriété du capital. Au moins sait-on ainsi à quoi et à qui il s’agit de s’en prendre pour casser cette dynamique du «toujours moins» pour le plus grand nombre qui permet à une toute petite minorité d’afficher un insolent et cynique «toujours plus».

Annexe

L’étude statistique des inégalités de revenus fait appel à toute une série de définitions et de conventions qui rendent déroutante pour ne pas dire incompréhensible la publication de leurs résultats. Pourtant ceux-ci devraient faire intégralement partie des données du débat politique.

• Pour étudier les disparités de niveaux de vie, on considère les revenus des ménages plutôt que celui des individus pour tenir compte des économies d’échelle que permet un ménage. Un ménage est le groupe formé par l’ensemble des individus vivant sous un même toit, qu’ils entretiennent ou non des relations de parenté entre eux et quels que soient leurs liens de parenté. Trois étudiants partageant un appartement pour réduire le coût du loyer pour chacun d’eux forment ainsi un ménage.

• Le revenu disponible du ménage est composé par la somme des revenus des individus qui le composent, quelle qu’en soit la nature : revenus professionnels (rémunérant une activité salariée ou indépendante), revenus patrimoniaux (loyers et fermages, intérêts, dividendes, «plus-values» résultant de la vente d’actifs, etc.), revenus de transfert publics (revenus sociaux : allocations familiales, allocation de chômage, pensions de retraite, etc.) ou privés (dons de parents ou d’amis), déduction faite des impôts directs et des cotisations sociales acquittés par ces mêmes individus. Dans l’enquête ici exploitée, les revenus ont été évalués à partir des déclarations fiscales, dont la fiabilité est restreinte (voir. note 3).

• Pour pouvoir comparer le niveau de vie de ménages dont la taille et la composition sont différentes, on calcule pour chaque ménage le nombre d’unités de consommation (UC) qu’il comprend de la manière suivante : on affecte une unité au premier adulte (toute personne de 14 ans ou plus), 0,5 unité à tout adulte supplémentaire et 0,3 unité à tout enfant. Ainsi un ménage composé de deux enfants (de moins de 14 ans) et de leurs deux parents comprend 1 + 0,5 + 0,3 + 0,3 = 2,1 unités de consommation. Le revenu disponible par unité de consommation est le revenu disponible du ménage divisé par le nombre d’unités de consommation du ménage. C’est lui qui constitue l’indice du niveau de vie des individus composant le ménage. Par la suite, quand il sera question de revenu, il s’agira toujours du revenu disponible par unité de consommation.

• Sur cette base, on peut ordonner les ménages par niveau de vie croissant, en allant du plus «pauvre» (celui dont le revenu disponible par unité de consommation est le moins élevé) au plus « riche » (celui dont le revenu disponible par unité de consommation est le plus élevé). Dans ce continuum, il peut être utile de découper des tranches. On peut ainsi définir un revenu médian qui est le revenu au-dessous duquel se situe la moitié des ménages qui perçoit les revenus les moins élevés et au dessus duquel se situe l’autre moitié des ménages percevant les revenus les plus élevés. Le revenu médian ne doit pas se confondre avec le revenu moyen qui est généralement plus élevé, du fait de la présence dans la distribution de ménages aux revenus très élevés.

• De la même manière, on définit des quantiles : des seuils qui partagent la population en tranches comprenant un même nombre de ménages. Les quantiles les plus ordinairement utilisés sont les déciles : le premier décile, noté D1, est ainsi le seuil en dessous duquel se situe les 10 % de ménages les plus «pauvres»; le deuxième décile, noté D2, est le seuil au dessous duquel se situent les 20 % de ménages les plus pauvres ; et ainsi de suite jusqu’au neuvième décile, noté D9, qui constitue le seuil en dessous duquel se situe les 90 % les plus «pauvres» et, simultanément, les 10 % les plus «riches». Le rapport interdécile D9/D1 est donc celui entre le revenu du plus «pauvre» des ménages les plus «riches» (les 10 % de ménages qui perçoivent les revenus les plus élevés) et le revenu du plus «riche» des ménages les plus pauvres (les 10 % de ménages qui perçoivent les revenus les plus bas). Son évolution est un indice de l’accroissement ou de la diminution des inégalités.

• L’éventail des revenus étant très ouvert dans le haut de la distribution, il a été utile d’introduire des quantiles plus fins au-delà du dernier décile. Ainsi définit-on le dernier centile, noté Q99, qui est le seuil au-dessus duquel se situe le centième des ménages qui perçoit les revenus les plus élevés ; le dernier millime, noté Q99,9, qui est le seuil au-dessus duquel se situe le millième des ménages qui perçoit les revenus les plus élevés; et le dernier dix-millime, noté Q99,99, qui est le seuil au-dessus duquel se situe le dix-millième des ménages qui perçoit les revenus les plus élevés.

• Le seuil de pauvreté est conventionnellement fixé à 60 % du revenu médian. En 2008, il se situait à 950 €. Etait donc pauvre en ce sens une famille composé des deux parents et de leurs deux enfants dès que son revenu disponible était inférieur à 1995 € = 955 € x 2,1. Quant à l’intensité de la pauvreté, elle se mesure par l’écart (en %) entre le revenu moyen des ménages pauvres et le seuil de pauvreté. Ainsi dire que, en 2008, l’intensité de la pauvreté était de 18,5% signifie qu’en moyenne les ménages pauvres ne disposaient que de 774 € = 950 € – 950×18,5 € par unité de consommation.

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[1] Le document est disponible en ligne à l’adresse suivante : http://www.insee.fr/fr/publications-et-services/sommaire.asp?codesage=REVPMEN11 Sauf indication contraire, toutes les données chiffrées sont tirées de ce document. Les références de page renvoient à la version disponible en ligne au format PDF.

[2] La présentation des données figurant dans ce document ne peut faire l’économie de l’emploi d’un certain nombre de termes techniques. Ceux-ci sont marqués d’un astérisque et font l’objet d’une explication en annexe. Aux personnes non familières de ce type de documentation, il est recommandé de commencer par lire l’annexe en question.

[3] Par le biais de l’optimisation fiscale, de l’évasion fiscale et bien évidemment de la fraude fiscale, une part importante des revenus du travail indépendant et surtout des revenus patrimoniaux échappent à la connaissance du fisc. Or ces revenus se concentrent fortement dans le haut de la distribution. Ce qui permet de dire que les écarts de revenus enregistrés sur la base des données fiscales sont très certainement nettement inférieurs à ce qu’ils sont en réalité.

[4] Cf. http://www.insee.fr/fr/indicateurs/cnat_annu/base_2005/donnees/xls/t_7401.xls Il s’agit de croissance nominale dans tous les cas.

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