Argentine. La gauche face au second tour du 22 novembre

Daniel Scioli et Mauricio Macri
Daniel Scioli et Mauricio Macri

Par Claudio Katz

Aux élections présidentielles argentines du 25 octobre 2015, le candidat péroniste, soutenu par la présidente Cristina Fernández de Kirchner, Daniel Scioli, gouverneur de la province de Buenos Aires depuis 2007, et ancien président du Parti Justicialiste, n’a remporté que 37% des voix face aux 34% inattendus du candidat conservateur Mauricio Macri, le maire de la ville de Buenos Aires. Un deuxième tour aura donc lieu le 22 novembre prochain [voir à ce propos les articles publiés sur ce site en date des 27 et 31 octobre et du 11 novembre 2015].

Dans le climat de grande politisation qui entoure le ballottage [formule qui, en Argentine, désigne le deuxième tour] à l’élection présidentielle, le débat dans la gauche s’intensifie entre les partisans de voter pour Daniel Scioli et ceux partisans de voter blanc. Cette polémique a détourné l’appel initial vers un report à plus tard de toute discussion sur le kirchnerisme.

Les partisans de Margarita Stolbizer [après avoir été membre de l’Union civique radicale, elle a rejoint la Coalition civique d’Elisa Carrio, puis a formé le GEN-Génération pour un rassemblement national], qui appellent à voter pour Mauricio Macri, sont restés en dehors de ces controverses et d’ailleurs de toute appartenance au progressisme.

La discussion porte donc sur Daniel Scioli qui est vu unanimement comme un partisan du virage conservateur. La responsabilité du gouvernement dans ce virage ne peut que sauter aux yeux. Les limites politiques de l’officialisme, l’assujettissement au Parti Justicialiste [péroniste], les échecs économiques, et l’autisme face au ras-le-bol social, expliquent le tableau de la situation.

Le profil droitier de Daniel Scioli a été confirmé par sa présentation d’un cabinet qui inclut diverses personnalités adeptes de la répression: Ricardo Casal, le ministre de la Justice de la Province de Buenos Aires, Sergio Berni, lieutenant-colonel médecin de l’armée et vice-ministre fédéral de la Sécurité, Alejandro Granados, le ministre de la sécurité de la Province de Buenos Aires. Le candidat Scioli a également lancé des nouveaux avertissements contre les piquets [de travailleurs ou/ou chômeurs] et a proposé d’associer l’armée à la lutte contre le narcotrafic.

Ses principaux interlocuteurs sont les capitalistes de l’Instituto para el Desarrollo Empresarial de Argentina/IDEA, les banques du Council of America, les entreprises de contrats publics du groupe de Eduardo Eurnekian, le 2e homme le plus riche du pays, et les vieux adversaires du groupe des médias Clarín [le quotidien du même nom s’oppose à Cristina Kirchner]. Un ex-fonctionnaire du FMI est promu ambassadeur de haut vol (Mario Blejer) et un porte-parole autorisé de la coalition officialiste, le gouverneur de la province de Salta, Juan Manuel Urtubey, favorise un arrangement rapide avec les fonds vautours [qui «spéculent» sur la dette].

Les progressistes qui votent pour Scioli savent tout cela. Simplement, ils considèrent que l’alternative Macri est pire. Ils reconnaissent que les deux candidats appartiennent à l’establishment mais ils estiment qu’«ils ne sont pas la même chose».

Dans beaucoup de discussions cette distinction tourne byzantine. Il est évident que Scioli et Macri ne se ressemblent pas autant que Horacio Larreta et Gabriela Micheti, tous deux du parti de Macri, le PRO (Propuesta Republicana) ni ne sont autant différents que Cristina Fernández et Elisa Carrió, la caution de centre-gauche à Macri. Mais en Argentine ces différences changent à grande vitesse.

Il suffit pour cela d’observer la transformation de la liste d’ex-menemistes et d’ex-alliancistes qui peuplent le Front pour la Victoire de Scioli (FPV) et le PRO pour se convaincre jusqu’où vont les conversions. Daniel Scioli a remercié récemment l’ex-président Carlos Menem [président de juillet 1989 à décembre 1999] de son parrainage politique. Or, Mauricio Macri ne cache pas son enthousiasme pour les privatisations des années 1990, du même Menem.

Toute cette communauté d’antécédents s’étend au projet partagé de gouverner à coups d’ajustements structurels, de dévaluations et de hausses des tarifs publics. Le mimétisme des deux candidats avec les propositions de Sergio Massa [qui fut chef du cabinet de Cristina Kirchner de juillet 2008 à juillet 2009], le candidat arrivé troisième, confirme cette affinité. Macri prépare un gouvernement avec des chefs du justicialisme (De la Sota) et des accords avec les grands chefs syndicaux (Antonio Moyano), tandis que Scioli promet des postes à tous les droitiers qui ont raté le train du PRO.

Plus de ressemblances que de différences

Les deux camps envisagent déjà des accords parlementaires pour gouverner sans la majorité automatique dont disposa le kirchnerisme. Cette convergence dans le Congrès fut anticipée par les convergences entre officialistes et opposants dans le parlement de la Province de Buenos Aires. On rappelle d’habitude les initiatives gouvernementales que le macrisme au parlement n’a pas votées (étatisation de YPF, Loi des médias audiovisuels, mariage égalitaire). Mais on parle peu des mesures régressives qu’il a approuvées en alliance avec le kirchnerisme (annulation de la loi bloquant les paiements aux créanciers, changements dans les assurances contre les risques au travail).

HijoLes ressemblances se sont vérifiées dans la campagne électorale. Durant la première partie de la campagne, Daniel Scioli et Mauricio Macri ont échangé des frivolités et des réponses évasives. Pour s’embarquer ensuite dans une course aux promesses inconsistantes sans financement (baisser les profits, payer les 82% pour la retraite selon le salaire en vigueur dans la branche, baisser la TVA, généraliser l’allocation pour enfant de moins de 18 ans pour ceux qui gagnent moins que le salaire minimum). Dans la dernière semaine de campagne ils ont suivi les feuilles de route dictées par des publicistes. Scioli rejoue la campagne de la peur qu’a utilisée Dilma Rousseff au Brésil (réélue en octobre 2014), tandis que Macri distribue des sourires et des messages sucrés.

Le «progressisme» qui vote Scioli reconnaît ces ressemblances mais n’assume pas qu’elles invalident l’espoir de compléter ce que «le kirchnerisme a laissé en suspens». L’univers scioliste a bouché toutes les issues pour nationaliser le commerce extérieur, pour affaiblir l’empire du soja [la culture du soja a passé de 362’000 hectares en 1996 à plus de 20 millions fin 2014], pour contrôler le pillage des minéraux ou pour introduire une quelconque réforme des impôts.

Les électeurs de gauche qui votent Scioli mettent en évidence le danger macriste en soulignant qu’il n’y a pas de place pour «l’indifférence du vote blanc» [proposition des composantes du FIT – Front de gauche et des travailleurs]. Mais l’option du vote blanc n’implique pas une neutralité. Il signifie un message de résistance contre l’ajustement structurel [un ensemble de politiques d’austérité] que préparent les deux candidats.

La chute du pesos..
La chute du peso…

Dans tous les débats on évoque quel serait le meilleur scénario pour faire face à cette agression. Comme personne ne connaît le futur, il n’existe que des présomptions. Sur le terrain économique, on suppose que Macri mettra en œuvre un politique du choc [selon la formule «la stratégie du choc» diffusée par Naomi Klein] tandis que Scioli opterait pour un gradualisme. Mais le passage de l’un à l’autre a été très fréquent de la part de divers gouvernements.

Tous les acteurs sur le marché ont les yeux fixés sur la proximité de forts ajustements des tarifs publics, des subsides et du taux de change, quel que soit le gagnant. Le rythme de ce serrage de vis est inconnu même des candidats. Ils partagent une stratégie de tempérer la dévaluation du peso face au dollar par l’endettement, mais cette combinaison dépendra de paramètres qu’aucun des deux ne maîtrise.

Décembre 2010: la police «évacue» le Parc Indoaméricain
Décembre 2010: la police «évacue»
le Parc Indoaméricain

L’argument de la répression qui est brandi pour appeler à voter Scioli est plus frappant, mais moins consistant quand on voit la main dure qu’exhibe le champion de courses de vitesse sur l’eau [fils de riche il était un fanatique de ce «sport»] que fut Daniel Scioli dans les années 1980-1990. Les principales menaces résident dans les faits accomplis de l’action conjointe qu’officialistes et opposants ont mis à l’essai durant l’évacuation du Parc Indo-américain [en décembre 2010 des milliers familles occupèrent ce parc pour réclamer des logements dignes, elles furent très brutalement réprimées: avec des morts et des blessé·e·s]. Les policiers fédéraux de Sergio Berni et les policiers municipaux de Guillermo Montenegro coordonnent ce type d’opérations conjointes.

Un éventuel triomphe du PRO n’a pas les connotations fascistes qui justifieraient l’option du moindre mal. Macri n’est pas Pinochet. Ce second diffère aussi du précédent français qui avait opposé en 2002 un xénophobe (Le Pen) à un représentant de la droite classique (Chirac). Macri se rapproche plutôt de ce dernier.

Le PRO fait des efforts pour cacher les visages les plus sombres de sa coalition. Il a consolidé une formation rétrograde dans un contexte paradoxal de centre-gauche. La montée du macrisme se passe dans un climat très différent du «gorillisme» qui avait prévalu pendant les manifestations des casseroles [ici, celles de 2012 et 2013] et le conflit avec les grands agriculteurs du soja.

Maria Eugenia Vidal
Maria Eugenia Vidal

L’évolution majoritairement vers la droite des élites politiques ne coïncide pas avec l’état d’esprit de la société. Le PRO contourne cette contradiction en propageant des hypocrites messages de tolérance. A la Municipalité de Buenos Aires, María Eugenia Vidal [première femme élue gouverneur de la province de Buenos Aires en octobre 2015 pour le PRO], tout particulièrement, s’est déguisée en bonne sœur touchée par la souffrance populaire.

Quelques-uns de ceux qui appellent à voter Scioli supposent qu’il maintiendra, au moins, la politique culturelle du kirchnerisme. Ils opposent cette continuité au virage rétrograde qu’ils voient chez son rival. Mais l’esthétique des succès de la chanson de Los Pimpinella et Ricardo Montaner dans le programme TV de Marcello Tinelli – qui a provoqué les récentes lamentations des intellectuels kirchneristes éclairés de Carta Abierta – n’annoncent pas cette préservation. Le champion de vitesse sur l’eau est un conservateur consommé qui attend le moment opportun pour restaurer les valeurs classiques des classes dominantes.

Dilemmes extérieurs et fondements sociaux

La politique extérieure est assurément le terrain de différences significatives entre les deux candidats. Macri prépare un réalignement accéléré vers les Etats-Unis et Israël, combiné à un éloignement drastique de Cuba et du Venezuela. Alors que Scioli, lui, propose de maintenir le statu quo ante, tout en annonçant un virage pro-marché qui a moyen terme convergerait avec le chemin de son rival.

L’éventuel privilège de traités de libre-échange par rapport au MERCOSUR est un processus plus compliqué, avec beaucoup d’intérêts en jeu, qu’aucun présidentiable n’abordera au début de son mandat.

Beaucoup de ceux qui proposent le vote blanc considèrent que les différences en matière de politique extérieure qui séparent Daniel Scioli de Mauricio Macri sont sans importance. Ils supposent que tous les processus latino-américains passent par la même trajectoire régressive et ils ne reconnaissent pas l’existence de dynamiques dites radicales à Cuba, au Venezuela ou encore en Bolivie.

Avec cette manière de voir ils ne font pas non plus de différence entre les gouvernements qui promeuvent le capitalisme (lulisme, kirchnerisme) et ceux qui formulent des projets socialistes [un jugement de C.Katz qui devrait être sérieusement discuté: Réd. A l’Encontre]. Ils tracent un trait d’égalité entre les politiques d’expansion de la consommation des premiers et les stratégies favorables à un renforcement du pouvoir populaire des seconds. Ce point de vue erroné les conduit à sous-évaluer les conséquences régionales sérieuses d’une victoire de Macri.

Mais est-ce que reconnaître ces effets doit justifier le vote pour Scioli? Si l’appartenance à la gauche se réduisait à développer des actions de solidarité avec l’Alliance Bolivarienne pour les Peuples de notre Amérique (ALBA), la réponse serait affirmative. Mais cette solidarité ne constitue qu’un aspect de l’action politique.

La construction de la gauche en Argentine s’appuie principalement sur la bataille pour les revendications immédiates de la population. Quiconque a participé à quelque expérience militante significative connaît la centralité de ces revendications. Dans le contexte d’aujourd’hui, ces urgences impliquent de préparer la résistance contre l’ajustement que feront Macri ou Scioli.

Ce n’est pas la première fois que la gauche doit affronter un conflit de priorités. Les convenances diplomatiques extérieures et les exigences de la lutte politique intérieure ne passent pas toujours par le même chemin. Les tensions entre les deux sphères furent un trait permanent du XXe siècle. Les «besoins» des états du «bloc socialiste» [référence à l’URSS, etc.] ont fréquemment été en conflit avec les stratégies révolutionnaires de la gauche dans de nombreux pays. Il n’existe pas de recette universelle pour faire face à cette contradiction, mais il convient d’apprendre du passé.

La majorité des partis communistes avaient l’habitude de placer en premier lieu les considérations géopolitiques [les «intérêts» de l’URSS] et au second plan ce qui était requis au plan intérieur. Ils raisonnaient comme des ministres des affaires étrangères et non comme des militants. Cette expérience enseigne que notre meilleure contribution aux processus radicaux de la région sera le renforcement d’une option de gauche dans le pays.

Daniel Macri et son épouse
Daniel Macri et son épouse

On justifie aussi l’appui à Scioli en considération du profil social de ses partisans. On oppose sa base populaire à l’élitisme porteño (de la bourgeoisie de Buenos Aires) de Macri. Cette opposition reprend une tradition du péronisme. Les fondements plus plébéiens des présidents péronistes Italo Luder [président de septembre à octobre 1975; candidat péroniste en 1983, à la sortie de la dictature, perdant contre Raul Alfonsin l’UCR-Union civique radicale], Carlos Menem ou encore Eduardo Duhalde [président péroniste de janvier 2002 et mai 2003], fournissaient dans le passé le grand argument de vote contre le Parti radical.

Mais ce présupposé d’éternité justicialiste parmi les délaissé·e·s a été démenti en leur temps par le président radical Raúl Alfonsin [1983-1989] et par la Alianza [Alianza para el Trabajo, la Justicia y la Education qui est le résultat d’un accord entre l’UCR et le Frenta Pais Solidario]. Le péronisme ne peut déjà plus compter sur cette apparence d’identité populaire immédiate dont il a joui pendant longtemps. C’est bien pourquoi il affronte des périodiques naufrages électoraux. Ces secousses illustrent l’érosion de ses vieux piliers. La base sociologique populaire comme argument pour appuyer Scioli n’est qu’un artifice.

La division des électeurs selon les classes sociales a perdu la netteté du passé. Cette mutation saute aux yeux dans la Capitale Fédérale et fut visible lors du premier tour de l’élection présidentielle. Le PRO (Propuesta Republicana) de Macri s’est imposé dans les vieux bastions du péronisme. Une force de droite avec ballons colorés, positions élusives, et moralisme hypocrite a réussi à enlever au justicialisme le gouvernement de Buenos Aires et de nombreuses municipalités et localités que le justicialisme gouvernait depuis 1983. Ce fut le cas, par exemple, la province de Jujuy, au pied des Andes.

Le duel Scioli-Macri n’exprime pas des positions sociales contraposées, ni un choc entre deux ennemis. Ce n’est que le mécanisme du ballottage qui crée cette fiction. La confrontation de l’Union démocratique contre le général Perón dans les années 1950 ne sera ressuscitée le 22 novembre prochain. Il n’y aura pas non plus de reproduction de la bataille initiale du PT contre la droite brésilienne ni du défi que lança Syriza en Grèce, avant que Tsipras ne capitule.

Conduites et ressentiments

Le vote Scioli est assumé par de nombreux secteurs de la gauche comme une action d’autodéfense. Comme la manière de préserver l’organisation populaire. Mais prépare-t-on cette résistance en soutenant le champion de courses de vitesse sur l’eau?

Deux dangers guettent. Celui, manifeste, que représente Macri. Mais aussi la désillusion que peut provoquer Scioli. Si cette déception-là provoque la rage d’en-bas, la colère visera tous les partisans de sa candidature. Mais les outrages du sciolisme pourraient aussi renforcer la résignation. Très souvent, le virage conservateur des gouvernements emporte les peuples avec lui et généralise la déception et l’apathie.

Nous avons l’exemple du Brésil sous les yeux. Dilma Rousseff a gagné en suscitant la peur de l’ajustement préparé par son rival [Aécio Neves du PSDB], puis elle gouverne en appliquant elle-même ces mêmes coupes, dans un climat de démoralisation populaire.

La définition de la gauche radicale face au seond tour a plus d’importance politique que numérique. Au premier tour, le Frente de Izquierda y de los Trabajadores (FIT) est arrivé en quatrième place avec 800’000 voix (un million de voix aux élections parlementaires du même jour). C’est là un score remarquable historiquement, mais qui ne change pas l’équilibre. Ce sont les électeurs de Sergio Massa [le troisième candidat issu du péronisme], le renégat néolibéral du kirchnerisme, qui seront les arbitres du deuxième tour. Le vote blanc pourrait être significatif, mais n’atteindra pas des pourcentages déterminants.

Le choix d’appeler à voter blanc a été utilisé par le kirchnerisme à Buenos Aires il y a peu, en juillet dernier, face à l’alternative Martín Lousteau [ministre de l’Economie sous Cristina Kirchner de décembre 2007 à avril 2008] ou Horacio Rodríguez Larreta [économiste, chef de cabinet de Macri dans la ville de Buenos Aires]. Refuser les deux candidatures fut une décision logique à la lumière de l’alignement subséquent des deux candidats sur Macri. Le péronisme de la capitale n’a cependant pas vu alors tomber sur sa tête l’avalanche de critiques que reçoit aujourd’hui la gauche.

Les enquêtes indiquent qu’une majorité des électeurs du FIT choisira de voter blanc. Ce comportement est naturel pour des électeurs et électrices qui ont voté pour un message d’accusation du trio [Macri, Scioli et Massa], aujourd’hui duo [Macri et Scioli], de l’ajustement.

La gauche reste simplement fidèle à ses orientations antérieures. Si elle appelait à voter Scioli, elle serait considérée comme un groupe d’opportunistea de plus qui sautent d’une liste à une autre selon les convenances du moment. Peu d’années après sa création formelle en avril 2011, le FIT a décidé de ne pas se suicider.

Mais même si le FIT décidait d’appuyer Scioli, ce qui s’est passé lors du premier tour a montré combien la fidélité des électeurs a été entamée. Dans les conjonctures de grand tournant, les électeurs débordent la mécanique électorale. C’est pourquoi, ils ont sapé le pré-arrangé afin de favoriser l’officialisme au travers des Primaires ouvertes, simultanées et Obligatoires (PASO) [mécanisme de primaires, mis en place depuis 2009, qui détermine à la fois les partis qui peuvent se présenter, en passant le seuil de 1,5%, et l’ordre des candidats, car il y a un aspect interne des primaires aux formations politiques].

Cristina Kirchner et Daniel Scioli
Cristina Kirchner et Daniel Scioli

C’est important d’enregistrer la signification du virage en cours. Si Scioli perd au deuxième tour, se confirmera le dégoût suscité par le gouvernement kirchneriste [Nestor Kirchner 2003 à décembre 2007; Cristina Kirchner depuis 2007] et la gestion du gouverneur de Buenos Aires [Macri]. Aucune campagne pour le vote utile ne peut dissimuler ce mécontentement. Il existe un dégoût de la situation des hôpitaux, des écoles et des localités inondées de la province.

Au lieu de comprendre cette réalité, divers intellectuels du péronisme préparent déjà leurs flèches contre la gauche pour le cas où l’officialisme serait battu. Certains supposent même déjà que «les travailleurs reprocheront au FIT» une éventuelle victoire de Macri. Cette tortueuse déduction occulte que l’unique coupable d’un tel dénouement serait le kirchnerisme lui-même.

Le ressentiment contre la gauche en gestation annonce également un mépris plus général envers toute la population. Certains officialistes de suggérer que personne ne les a compris («On leur a tout donné et voilà qu’ils votent contre nous»). Ils célèbrent avec ferveur les élections victorieuses («le peuple ne se trompe jamais») et s’irritent contre les résultats contraires («la société a perdu le Nord»). Parmi les péchés de la gauche il n’y a pas ces délires.

Stratégies et langages

L’attitude face au second tour est un anneau des stratégies en conflit. Tous se préparent au lendemain du dénouement électoral. Tout particulièrement le kirchnerisme qui annonce sa politique ultérieure. Il est en train de cultiver un courant propre sous la direction de fer de Cristina Fernández de Kirchner (CFK), un courant basé sur des blocs parlementaires élargis et sur l’occupation effrénée de charges publiques avant d’abandonner la présidence.

L’activité démesurée de CFK durant la campagne électorale vise à consolider cet espace aux dépens, explicitement, de Daniel Scioli. Cristina prépare tous ses «canons» pour peser dans et hors du Parti justicialiste, après l’élection présidentielle.

La gauche peut converger avec le bloc «K» ou travailler à une construction autonome et opposée à cet alignement. Ce sont là deux orientations très différentes qui induisent des postures différentes à l’égard du deuxième tour du 22 novembre.

Manifestement, le soutien de la gauche à Scioli favoriserait le premier chemin. Il établirait un branchement immédiat à toutes les consignes actuelles du kirchnerisme: «Il y a deux modèles», «Ce n’est pas la même chose», «Avancer vers ce qui reste à faire».

Mais un tel accompagnement obstrue la porte vers un cap différent, en pleine crise du péronisme. Ce n’est pas très sensé d’accourir au secours du kirchnerisme au moment même où la population le remet en question. Ce secours ne fait que renforcer la canalisation du mécontentement par le PRO.

Ce qui s’est passé avec Nuevo Encuentro [créé en 2009|] et son « progressisme populaire » devrait servir de leçon. Son fondateur, Martin Sabbatella, se rapprocha par la gauche, prudemment, vers l’officialisme et finit dès 2011 de se subordonner à Cristina. Son groupe vota les yeux fermés toutes les lois déposées par l’exécutif, cautionna le Parti Justicialiste et accepta les barons du Conurbano [la grande périphérie de Buneo Aires], le clientélisme municipal du Grand Buenos Aires. Il devait finalement couronner cette régression en secondant Anibal Fernández, le secrétaire général de la Présidence, puis chef de cabinet de Cristina, et en perdant son bastion de Morón, la métropole économique de l’ouest du Grand Buenos Aires.

Une telle involution illustre comment le moindre mal débouche sur des grandes capitulations. Une bannière après l’autre finit par être abaissée. D’abord il fallait soutenir Anibal Florencio Randazzo, le ministre de l’Intérieur et des transports de Cristina, puis le projet, et aujourd’hui il faut soutenir Scioli. Avec de telles inconséquences qui vident le progressisme de politiques propres, c’est la droite qui reprend du terrain. Si la gauche répète cette conduite, elle obtiendra les mêmes résultats.

Après dix années de cooptation intense, se sont imposés les raisonnements centrés exclusivement sur des modèles, des politiques et des gouvernements. La gravitation de l’action dans la rue est ignorée ou évoquée seulement par des pures formalités.

C’est comme ça qu’on attribue à la gestion de Nestor Kirchner et de Cristina les conquêtes obtenues en résultat de la rébellion populaire de 2001. C’est ainsi aussi qu’on postule qu’avec «Macri on perdra des droits» et avec «Scioli on maintiendra les conquêtes», comme si dans les deux scénarios la lutte n’était qu’un ingrédient sans importance. Récupérer la primauté de la résistance est un objectif incontournable quel que soit le dénouement du second tour.

moton83La présence embryonnaire du FIT est utile pour renouer avec cet objectif. Ce front a servi, en outre, à introduire des thèmes et des idéaux de la gauche dans la bataille électorale. Son attitude face au «ballottage» veut renforcer une construction expressément distincte du justicialisme. Ceux du FIT diffusent les messages anticapitalistes que le progressisme oublie, ignore, ou repousse.

Dans sa configuration actuelle d’un front de trois organisations trotskystes [Partido Obrero, Parti des travailleurs socialistes, Gauche socialiste], le FIT bloque l’élargissement du front pluriel qui est nécessaire pour forger une gauche populaire. Mais cette limitation coexiste dans le FIT avec la disposition à la lutte que le moment actuel requiert.

De fait, le FIT occupe la place que d’autres formations ont laissée vacante. Le centre-gauche anti-K a été avalé par les partis qui ont alimenté le macrisme tandis que le «progressisme K» enterrait les vieilles rébellions de la Jeunesse Péroniste.

Souvent, dans des contextes inhabituels, les possibilités de la gauche réapparaissent sous des angles imprévus. Maintenir une attitude ouverte contribue à sentir le surgissement de variantes distinctes de la nôtre. Cela a été compris par tous les participants au débat sur le second tour qui adoptent une attitude fraternelle.

D’autres esprits, par contre, ont répété des accusations héritées de la nuit des temps. C’est tellement absurde d’affirmer que le «vote blanc est le vote pour l’impérialisme» en ignorant que le vote blanc est la tentative de s’opposer à deux candidats, tous deux étroitement liés à l’ambassade des Etats-Unis. Même si le vote blanc devait se révéler une grande erreur, il devrait être critiqué avec la façon de parler que la gauche a récupérée après le cauchemar stalinien.

Se tromper d’ennemi est plus grave que se tromper dans une décision électorale. La gauche se construit ensemble avec les militant·e·s de tous les courants et se détruit en faisant ami-ami avec les popes du justicialisme, du péronisme. (Traduction A l’Encontre, article publié le 12 novembre 2015)

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Claudio Katz est membre des Economistes de gauche (EDI), chercheur au CONICET, professeur à l’Université de Buenos Aires; auteur de nombreux ouvrages.

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