Par Matthieu Rey
L’émergence de l’Etat islamique (Daech) tient directement à deux expériences récentes – la guerre civile irakienne et la révolution syrienne – et à une matrice commune – le règne du parti Baas pendant trente ans. Il n’est pas anodin que ce nouvel acteur politique soit apparu en Irak et en Syrie, deux pays marqués par l’expérience de trente ans de pouvoir autoritaire dominé par les Assad pour la Syrie et par Saddam Hussein pour l’Irak (1970-2000).
Tous deux gouvernent au nom du baasisme, système autoritaire prônant le nationalisme arabe. Sans revenir en détail sur la nature de ce régime, ni minimiser les différences propres aux deux Etats, il demeure quelques traits communs à l’Irak et à la Syrie: l’Etat de droit a cédé la place à une nébuleuse de polices politiques en charge de réduire les populations à l’obéissance sous la conduite d’un chef. Dès lors, seuls les réseaux et les liens personnels peuvent préserver l’individu ou lui permettre de connaître une ascension sociale. La remise en cause des deux systèmes baasistes a favorisé l’émergence de l’Etat islamique.
En Irak, berceau de l’Etat islamique, trois décennies de guerre et d’embargos [embargos imposés par les puissances impérialistes, voir la note 1 de l’article de François Burgat publié le 17 novembre sur ce site] expliquent son apparition. La société irakienne a été progressivement segmentée en groupes qui se revendiquent d’une confession ou d’une ethnie.
Mise à l’écart des sunnites
Ce processus n’a rien de naturel ou de logique. Il répond à une adaptation de la population pour survivre à des sanctions et à la répression du régime en place. Survient 2003 et la destruction de l’Etat baasiste. Une nouvelle formule politique s’impose rapidement: le détenteur du pouvoir central s’appuie sur une clientèle confessionnalisée (le pouvoir se fait chiite) au moyen de milices qui disposent du maximum de liberté, et marginalise les autres composantes de la nation, principalement les populations sunnites et leurs représentants. Le discours du pouvoir fonctionne adroitement.
La mise à l’écart des populations sunnites les pousse à accepter le recours à la violence, comme seul moyen de contester un ordre central jugé injuste. Les groupes qui clament être des défenseurs du sunnisme sont rejoints par les populations locales qui les perçoivent comme des porte-parole par défaut. Au sein de la nébuleuse de combattants de la guerre civile irakienne, l’un émerge: l’Etat islamique.
Pour le pouvoir central, l’usage de politiques confessionnelles, couvert sous le sceau de l’antiterrorisme, fonctionne à plein: à l’adresse des populations chiites, il devient leur sauveur devant la menace suprême et il obtient, par ce biais, leur soutien; à l’adresse de la communauté internationale, il est aux prises avec des «terroristes». Parmi les groupes combattus, un se renforce de cette dynamique de répression ciblée: l’Etat islamique, en recrutant notamment les anciens baasistes qui apportent leur savoir-faire en matière de surveillance et de quadrillage de la population.
Une «révolution de la révolution»
Mais cette première expérience ne suffit pas à donner tous les atouts à l’Etat islamique. Il lui faut la révolution syrienne pour devenir ce qu’il est. Après deux ans de protestations pacifiques [dès mars 2011, avec un prolongement inégal – au-delà des nécessités de l’autodéfense – jusqu’en 2013], puis de «libération» de territoires sous la conduite de groupes armés dénonçant le régime de Bachar Al-Assad, qui, pour unique réponse, élève le niveau de la répression (armes à feu, artillerie lourde, aviation…), une mutation s’opère dans les zones libérées, toujours isolées les unes des autres par le déploiement de forces et soumises à d’intenses bombardements. Le régime en vient à se retirer de toute une zone jouxtant l’Irak, permettant à l’Etat islamique de s’installer.
Prenons un exemple local pour comprendre son entrée en scène. A Jarablus [une ville de 40’000 habitants située sur la frontière turque], il recrute des sympathisants dans les familles anciennement proches du régime. Il offre aux nouveaux déclassés de la révolution (les oncles, cousins, etc., des baasistes chassés) un mot d’ordre unique: la vraie rupture avec tout ordre ancien. Contrairement à une révolution qui s’enlise faute de soutiens et d’aides après son deuxième hiver, l’Etat islamique, lui, propose une «révolution de la révolution». A Tell Abyad [ville au nord de la Syrie, fait partie du gouvernorat de Raqqa; ville prise par l’EI en janvier 2014] après avoir déposé des cadavres dans les espaces de loisirs à proximité de la ville, il convoque les notables et les somme de faire allégeance. Ils finissent par accepter. Coercition et nouvel ordre se croisent pour forger ce nouvel acteur politique.
L’Etat islamique bénéficie de trois innovations grâce au terrain syrien. Tout d’abord, par le biais des réseaux sociaux, il peut apparaître aux populations extérieures à la Syrie comme celui qui défend les opprimés de la révolution: le régime massacre quotidiennement, affame, devant un Occident qui laisse faire. Il se proclame alors le défenseur des musulmans sunnites aux yeux de la communauté internationale. Il capte ainsi le discours de l’islam comme dénonciation humanitaire et le transforme en une réponse extrêmement violente.
Populations marginalisées
Ensuite, pour les Syriens, il devient celui qui apporte un ordre nouveau fondé sur la coercition et le fonctionnement des services publics. Il n’est pas sans rappeler les premiers temps des régimes baasistes faisant place aux populations marginalisées et qui s’attelaient non à promouvoir un discours politique clair, mais à répondre, au niveau microlocal, aux besoins immédiats.
Pour l’ensemble, enfin, il joue des deux dynamiques qui lui ont donné naissance: à l’islam radical, il emprunte des modes de combat redoutables et parvient à les traduire dans un langage humanitaire; du terreau baasiste, il puise la logique du trou noir – personne ne voit ce qu’il fait – et met en avant les contradictions de tous les autres systèmes.
Il se présente ainsi comme l’agent à même de transformer une dénonciation locale, en Europe, de jeunes en mal de sens à un moment donné, en une quête humanitaire qu’il traduit dans une série d’actions d’une extrême violence. En d’autres termes, l’Etat islamique est susceptible de gagner à sa cause des populations périphériques qu’il attire et transforme à son contact, grâce à une situation régionale moyen-orientale devenue totalement injuste pour la majorité.
L’Etat islamique croise donc trois caractères détonants: la force manipulatrice des régimes autoritaires baasistes, l’élan de l’islam radical et l’appel humanitaire détourné vers des violences extrêmes.(Tribune publiée dans Le Monde en ligne en date du 17 novembre 2015)
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Matthieu Rey, maître de conférences au Collège de France, chaire d’histoire contemporaine du monde arabe. Mathieu Rey a soutenu une thèse portant sur une comparaison des systèmes parlementaires en Irak et en Syrie entre 1946 et 1963.
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