Par Yamila Iphais Fuxman
Suite au premier tour des élections en Argentine le 25 octobre 2015, dans la tradition péroniste, les affrontements entre courants sont brutaux. Il s’agit moins d’idées que d’un objectif: qui va contrôler le pouvoir gouvernemental, source de ressources multiples, et initier la phase post-Kirchner? Les heurts sont si violents que la rumeur circulait selon laquelle Cristina Fernandez de Kirchner avait demandé à Daniels Scioli de se retirer, afin de reconstruire l’aile pérono-kirchneriste dans une opposition à Mauricio Macri. Une expérience apparemment analogue s’était produite à l’occasion du départ du président radical Fernando de la Rua, en 2001, en hélicoptère depuis le palais gouvernemental. Mais les rumeurs sont les rumeurs et, avant tout, le contexte n’a strictement rien à voir avec 2001.
Pour Scioli, l’objectif électoral est de gagner la fraction qui s’est prononcée en faveur du «péroniste dissident» Sergio Massa. Ce qui devrait le conduire à baisser le ton et à valoriser son adhésion kirchnero-péroniste, quand bien même l’appui de Cristina à Scioli était vacillant. Ces affrontements entre figures politiques traduisent, en réalité, des luttes entre fractions de pouvoir qui captent, sans vergogne, «les biens de la nation» qu’ils disent servir.
Dans le camp de Massa, des figures publiquement respectées, tels l’ancien ministre de l’Economie Roberto Lavagna ou l’ancien gouverneur de Cordoba José Manuel de la Sota, se prononcent ouvertement pour Macri. A l’opposé, des «intellectuels» – par exemple, le directeur de la Bibliothèque nationale qui sait où gisent ses intérêts – affirment voter Scioli même en se bouchant le nez.
Pour ce qui est des composantes du Front de gauche et des travailleurs (FIT) – qui a obtenu le résultat le plus important, pour un front classiste et socialiste, lors d’une élection présidentielle depuis 1983 –, la prise de position face à ce deuxième tour des élections est claire : ni Macri, ni Scioli. «Le FIT propose un vote blanc lié à une campagne de défense de son programme et à la préparation de l’étape suivante» face à un gouvernement qui, dans tous les cas de figure, s’opposera à la très large majorité de la population laborieuse.
L’article que nous publions ci-dessous analyse la résilience du péronisme politique et la capacité de ses composantes de se recycler, tout en s’affrontant, et cela de concert avec les évolutions de la formation sociale argentine et son insertion dans le continent latino-américain intégré à la mondialisation. (Rédaction A l’Encontre)
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A 32 ans de la «récupération démocratique» [référence à l’élection en décembre 1983 de Raul Alfonsin de l’Union civique radicale (UCR), parti bourgeois historique], le peuple argentin s’est exprimé pour la 8e fois par les urnes. Cette élection s’est déroulée sur une scène médiatique saturée par les spots de la campagne électorale – suite à la réforme de la Loi électorale stimulée par le kirchnerisme qui exige des médias audiovisuels la cession et la distribution égales des espaces publicitaires aux différents candidats –, dans un climat politique marqué par la polarisation des forces mais dans une conjoncture sociale des plus paisibles jamais connue auparavant.
Les trois principales forces…
Les trois principales forces – le Front pour la Victoire (FpV de Daniel Scioli), PRO-Cambiemos de Mauricio Macri et le Front rénovateur de Sergio Massa – ont pris comme base des éléments du péronisme, ce qui exprime l’existence de trois tendances structurantes du Parti Justicialiste (PJ). Dans les limites du péronisme existent des continuités et des ruptures en rapport avec le cycle politique qui a commencé le 25 mai 2003 quand Nestor Kirchner arriva à la présidence de la nation. A partir de son mandat [suivi par celui de son épouse Cristina] se sont construites des rgions d’appui et des propositions politiques en conflit jusqu’à hier.
Deux questions sont pertinentes pour une analyse à long terme. D’un côté est manifeste la grave désintégration de l’Union civique radicale (UCR) suite à la crise de légitimité du système politique en 2001. Le parti argentin, ayant une base populaire le plus ancien, n’a pas eu de candidat effectivement propre pour cette présidentielle. Sans capacité d’intervention ni perspectives de constituer un pouvoir, il est réduit à un appendice de l’alliance néolibérale conservatrice qui a soutenu la candidature de Mauricio Macri [maire de la ville de Buneos Aires], qui s’est imposé dans le front Cambiemos. Le leader de la Proposition républicaine [PRO], Macri, au-delà de compter avec le soutien structurel d’un secteur du Parti Justicialiste de Buenos Aires, depuis sa première candidature au poste de maire de la ville de Buenos Aires (en 2007), disposait, lors de ces élections, de l’appui de l’aile conservatrice du PJ de Buenos Aires, parrainé par Eduardo Duhalde. L’ex-président [de janvier 2002 à mai 2003] a offert les ressources nécessaires pour consacrer un triomphe historique hors du cercle partisan au Parti Justicialiste dans la province de Buenos Aires. Ce qui se reflète aujourd’hui dans les compromis qui aboutissent à maintenir dans la province [prinpale de l’Argentine] la liste partisane justicialiste qui a en tête dans la région Felipe Sola [ancien gouverneur de la province de Buenos Aires de 2002 à 2007, puis député fédéral du PJ et candidat à nouveau au poste de gouverneur de la province].
La résilience péroniste… et la reconstruction d’un modèle de gouvernance
La résilience péroniste lui a permis de dépasser son propre séisme de 2001 [crise accentuée de 1999 à 2001, avec son accélération économico-socio-politique en 2001-2002] en assurant une continuité suffisante pour la reconstruction d’un modèle de gouvernance qui se présente sous le logo du «péronisme classique», actuellement qualifié de «péronisme kirchneriste».
Le kirchnerisme a su se rallier des secteurs politiques et sociaux aussi bien situés à gauche qu’à droite, aussi bien dans un secteur de travailleurs que dans un secteur d’entrepreneurs, aussi bien dans le secteur agricole qu’ urbain. Mais l’imposition du ticket Daniel Scioli-Carlos Zannini (FpV), évitant ainsi des élections primaires dans le PJ, a payé un prix au moment le plus critique, celui de ces élections. Le débat interne au PJ est devenu public. L’annonce de la pré-candidature de Florencio Randazzo [ministre de l’intérieur depuis 2007 et ministre de l’Intérieur et des Transports depuis 2012] a abouti à sa marginalisation, puis à son renoncement à être un possible candidat au poste de gouverneur de la province de Buenos Aires dans laquelle s’annonçait une victoire certaine.
Avec une capacité protagoniste inférieure, mais captant 21,3% de l’électorat, Sergio Massa, péroniste, candidat du Front rénovateur, s’est séparé des rangs du kirchnerisme conjointement à l’ex-ministre de l’Economie Robert Lavagna [ministre de l’Economie et de la Production, de 2002 à 2005, figure de la sortie de la profonde crise économique]. Massa a déployé tous ses efforts et ressources pour atteindre le 2e tour, cela grâce à l’appui direct et explicite du péronisme conservateur. Dans cette conjoncture [face au second tour du 22 novembre 2015], il jouit d’une position privilégiée, dans la mesure où les deux acteurs du second tour [Scioli et Macri] considèrent qu’il a dans ses mains la fraction de l’électorat qui va déterminer le résultat de l’élection.
L’investissement et l’organisation politiques ascendants de la société argentine durant les trois gouvernements kirchneristes [de 2003 à 2015] devraient faire obstacle à une nouvelle restauration conservatrice. Néanmoins, les résultats électoraux récents menacent cette digue. Il est décisif d’avoir à l’esprit que les trois candidats proviennent, au moins à l’origine, de couches économiques installées et culturellement conservatrices. En outre, il faut prendre en compte la permanence monotone d’un discours classique de droite, parfois voilé par les nouvelles exigences d’un électorat majoritaire jouissant d’un processus d’ascension sociale dans la période récente. Raison pour laquelle il est naïf de sous-estimer la volonté, la persistance et la capacité d’innovation des conservateurs néolibéraux qui ont fondé leur plateforme électorale sur la possibilité de conserver leur prospérité matérielle propre, y compris si cela implique de réduire la mobilité sociale de ceux qui n’en jouissent pas.
Dans une telle optique, il faudrait céder à l’infantilisme gauchiste pour ignorer que Daniel Scioli a maintenu et étayé les lignes de force politiques nationales et internationales [référence à ladite gauche bolivarienne] dans le cadre économique, civil et social de son parcours de gestionnaire comme gouverneur de la province de Buenos Aires. Il l’a fait, mais sans réussir à toucher avec son charisme limité ni les électeurs, ni les militants de base kirchneristes, particulièrement les secteurs populaires de sa province qui ont souffert le plus de sa mauvaise gestion pour ce qui est de la santé et de l’éducation publiques.
Le candidat de Cambiemos [Macri] a adopté une attitude sobre et «balbutiante» en prenant appui aussi sur ses deux mandats à la tête de l’exécutif de la ville autonome de Buenos Aires, quand bien même les contradictions entre le dire et le faire l’ont desservi et, ponctuellement, en matière de transparence, ont taché le discours classique de la droite. Finalement, Sergio Massa, ex-maire de la ville de Tigre, une municipalité petite du Grand Buenos Aires, où se concentre le narcotrafic, s’est révélé très agressif contre les immigrants [entre autres du Paraguay, de la Bolivie, du Pérou,du Chili…] et a réduit de manière excessive les dépenses sociales et l’emploi public [en grande partie clientélaires].
Des résultats qui ont surpris
En opposition avec les résultats obtenus lors des Primaires ouvertes, simultanées et obligatoires, les tendances se sont rectifiées de manière imprévue aussi bien par ce qui avait été envisagé par le gouvernement [de Cristina Kirchner] que par les analystes de l’opposition.
La distance entre les trois premières forces s’est réduite de la manière suivante. Le FpV n’a pu maintenir ses 38,7% et a reculé de 2 points de pourcentage à 36,7; le front de Cambiemos a gagné presque 5 points, dépassant les pronostics les plus optimistes (de 30,12% à 34,4%), au détriment de son principal concurrent. Selon beaucoup d’analystes, cela est, pour l’essentiel, dû à la hausse de la participation électorale dans la province de Buenos Aires qui se situe dans les mêmes proportions. Le Front rénovateur a stabilisé ses résultats, passant de 20,57% à 21,3%.
Mise en perspective historique
Les comparaisons historiques s’imposent. La première a trait aux résultats obtenus en 2011 quand Cristina Fernandez de Kirchner dépassa les 54% des suffrages, suivie par un modeste 16,81% du candidat socialiste Hermes Binner (Parti socialiste), et un plus que timide 11,14% pour le radical Ricardo Alfonsin.
Il peut être intéressant de comparer les résultats de 2015 avec ceux de 2003, lorsque le président du Parti Justicialiste a inventé l’ingénierie légale qui permettait au parti de présenter trois candidats. Carlos Menem (du PJ et de l’Union du centre démocratique, père du néolibéralisme argentin) obtint 24,45% des voix. Il était suivi par Nestor Kirchner avec 22,24%, membre aussi du PJ, allié à des secteurs industriels et soutenu à l’époque par Eduardo Duhalde. En troisième position se trouvait Ricardo Lopez Murphy, avec 16,37%, à la tête d’une formation qui recyclait des secteurs conservateurs récalcitrants face à la nouvelle UCR. Enfin, Adolfo Rodriguez Saa, de même justicialiste, représentant un secteur de producteurs de l’intérieur du pays. Il n’a réuni que 14,11%.
A partir de ces données, il est possible d’affirmer qu’existe un 25% de l’électorat qui s’identifie avec les justicialisme de droite néolibéral et conservateur, qui, en 2003, a opté pour Menem et, aujourd’hui, pour Macri. De plus, le candidat de Cambiemos a pu compter sur l’appui d’électeurs du Parti radical qui ne se sentaient pas représentés étant donné le manque d’un candidat dans les primaires. A cela s’ajoute un secteur indécis ayant choisi l’alternance.
Enfin, si l’on prend en compte les votes cumulés des secteurs productivistes [relance de l’économie nationale par rapport à la dominante écrasante agro-exportatrice] en 2003 (Kirchner-Saa), le résultat se situe à 36,35% et est proche de celui obtenu par Scioli. On revit une nouvelle fois la situation qui s’est manifestée lors du 2e tour, lorsque Menem choisit de se retirer. Mais nous nous trouvons aujourd’hui avec des pronostics différents [Kirchner distançait dans les projections de vote très amplement Menem qui décida, finalement, de se retirer pour éviter une défaîte et les ennuis judiciaires qui se profilaient].
Un deuxième tour et une reconfiguration historique du péronisme
Il y a quelque 7’035’989 citoyens et citoyennes, soit 28,81% de l’électorat, qui ont choisi d’autres forces politiques lors du 1er tour ; à cela s’ajoutent 3,11% de gens qui ont voté nul ou blanc. Tous ceux-là devront prendre position face aux deux candidats Scioli et Macri. Tout ce secteur est devenu la cible de la campagne électorale réduite à deux candidats pour le second tour de ces élections.
Alors qu’en termes de clés analytiques pour la saisie des élections du 22 novembre se manifestent des propositions politiques et économiques promettant une inclusion sociale par une relance productive, l’élargissement des droits et une cohérence affirmée par les deux concurrents qui s’appuient sur leur expérience de gestion, mais qui se démarquent simplement par les formes particulières et orientations de l’application de leur projet.
Pour la première fois, l’Argentine vit un second tour dans une élection nationale. Pour la première fois aussi se concrétise une quatrième transition présidentielle par une voie démocratique ininterrompue. Les résultats récents consolident les deux forces qui s’affrontent et approfondissent l’antagonisme de deux modèles pour le pays, tout en marquant le revers subi par la force gouvernementale présente (kirchneriste) avec les secteurs concentrés de l’économie financière transnationalisée.
Pour toutes ces raisons, il est très important d’avoir à l’esprit la reconfiguration des forces qui dans une grande mesure s’opère dans le cadre du péronisme, ce qui laisse prévoir un affrontement aigu pour la direction politique du Parti Justicialiste, dont Cristina Kirchner constitue la première dirigeante qui mit en mouvement de nouvelles configurations politiques, lesquelles durant ses gouvernements [de 2007 à 2011 et de 2011 à 2015] s’inscrivaient dans le mouvement péroniste historique. (Article publié dans Cadernos de Coyuntura, le 28 octobre 2015; traduction A l’Encontre)
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