Le vendredi 23 octobre 2015, à Vienne, étaient réunis les ministres des Affaires étrangères de la Russie, des Etats-Unis, de l’Arabie saoudite et de la Turquie. Le statut de Bachar el-Assad dans une prétendue transition – Bachar se déclarant prêt à des «élections» (il en a l’expérience, comme Poutine!) – était l’objet affirmé de négociations, sans divergences sur le fond entre les Etats-Unis, la Russie… et l’Allemagne.
Depuis le 30 septembre, après avoir bien préparé le terrain, Poutine s’est affirmé comme acteur de premier rang, pour l’instant, en Syrie. Ses forces armées sont même invitées en Irak par des porte-parole du gouvernement. Pendant ce temps, l’offensive cathodique nationaliste en Russie est plus intense que les bombes lâchées par les Sukhoï sur Daech.
Et l’échéance des sanctions économiques contre la Russie initiées en juillet 2014 – et liées à la «mise en œuvre des accords de Minsk» – approche. Un thème qui pourrait aussi être négocié dans le cadre de la relance de la politique «impériale» russe face à un impérialisme états-unien en déroute dans la région moyen-orientale. Pendant ce temps, de nouvelles fractions d’une population syrienne terriblement meurtrie cherchent refuge en se déplaçant dans un pays détruit ou en gonflant le «flux des réfugié·e·s». Nous publions ci-dessous un article de David Hearst qui vise à resituer la nouvelle politique du Kremlin dans cette région. Un début en fanfare dont la tonalité pourrait changer à moyen terme. (Rédaction A l’Encontre)
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Un an et demi après que Mouammar Kadhafi a été retrouvé caché dans une canalisation d’eaux usées et lynché, une vidéo mystérieuse en russe a été publiée sur YouTube, dans laquelle le Premier ministre Dmitri Medvedev était dénoncé comme un traître. Cette vidéo d’une heure à la réalisation remarquable et au casting haut de gamme de personnes interviewées, dirigé par l’ancien vétéran du KGB au Moyen-Orient Evgueni Primakov, semblait à l’époque être l’œuvre du FSB [Service fédéral de sécurité de la Fédération de Russie], le successeur du KGB.
La thèse énoncée dans la vidéo était la suivante: Medvedev était un traître en ce sens qu’il avait signé les résolutions de l’ONU [résolution 1970 du 26 février 2011] autorisant l’intervention en Libye. Elle accusait le Premier ministre russe d’être faible et prêt à abandonner les intérêts de la Russie à une Amérique fourbe.
Et les intérêts russes en Libye? Leonid Ivachov, général à la retraite et président de l’Académie russe des problèmes géopolitiques, les définissait ainsi: «Nous avons perdu un allié important, un partenaire stratégique important et des milliards ont été perdus pour notre économie et notre industrie de la défense.»
La scène suivante montrait un groupe de travailleurs de l’usine d’ingénierie de KB Mashinostroyenia, à la périphérie de Moscou: «Outre les pertes matérielles, il y a également une perte de moral, quand on pense que tout ce pour quoi l’on travaille depuis tant d’années n’est plus nécessaire», raconte Leonid Sizov.
La rage du FSB contre Medvedev soutient la thèse selon laquelle c’est le souvenir amer du cas libyen plutôt que les humiliations militaires russes plus éloignées en Afghanistan, au Kosovo ou en Tchétchénie qui ont motivé le projet actuel de Poutine de prendre le siège du pilote en Syrie.
Dans d’autres instances, les commentateurs russes adeptes de la volte-face (servilement pro-occidentaux sous Boris Eltsine, avant de s’ériger en patriotes nationalistes sous Poutine) ont contesté et rejeté le Printemps arabe. Il était convenu qu’une telle chose n’existait pas. Tous ont affirmé que la Tunisie et la place Tahrir au Caire étaient des opérations spéciales de la CIA, comme l’avaient été les «révolutions de couleur» en Europe de l’Est.
Ces mêmes analystes payés par le Kremlin estimaient que le renversement de Kadhafi n’avait rien à voir avec un soulèvement civil contre un régime brutal. Il s’agissait d’une prise du pétrole par des Américains assez stupides pour utiliser des miliciens comme intermédiaires, tout comme ils l’avaient fait en Afghanistan contre l’armée soviétique. Après tout, la Libye était le territoire des Russes en Afrique du Nord.
Il y a plusieurs failles dans cette analyse, notamment l’hypothèse que tout ce qui se passe au Moyen-Orient est l’expression de la relation obsessionnelle de Poutine vis-à-vis de l’Amérique. Cependant, cela n’exclut pas les parallèles entre le comportement de Bush en Irak et le comportement de Clinton en Russie.
L’arrogance avec laquelle Bush pensait qu’il pouvait briser puis remodeler l’Etat irakien en 2003, et que les obus jeffersoniens [allusion au rapport du président Thomas Jefferson – 1801 à 1809 – aux «Droits de l’homme»] de la démocratie seraient tirés par les canons des chars américains, a eu un précédent avec les efforts de l’administration Clinton pour remodeler l’Etat russe après 1992 [suite au retrait des troupes russes de pays Baltes et l’intégration de la Pologne, de la Hongrie et de la République tchèque dans l’OTAN, soutien financier à l’administration Elstine]. Les deux projets, qui ont échoué, ont toutefois été le fruit de la même idéologie, selon laquelle après l’effondrement du communisme et avant l’émergence d’une flotte chinoise, tous les obstacles aux projections de puissance des Etats-Unis étaient levés.
Poutine savait donc qu’il était en train de changer, actuellement, les règles du jeu en Syrie, mais il ne l’a pas fait sans préparer le terrain. Il s’est également affairé à créer des coalitions de volontaires [référence au terme coalition of the willing montée par les Etats-Unis à l’occasion de la guerre en Irak]. De manière décisive, la construction d’une coalition contre le groupe Etat islamique (Daech) avec Bachar el-Assad comme pièce maîtresse a été initiée en tant que démarche irano-russe après la percée des pourparlers sur le nucléaire. Mais Poutine avait besoin d’alliés arabes.
Des alliés qu’il a trouvés en Jordanie, aux Emirats arabes unis et en Égypte. Mêlant des affaires avec encore plus d’affaires, Poutine a fait venir le roi Abdallah de Jordanie, le prince héritier des Emirats arabes unis Cheikh Mohammed ben Zayed al-Nahyane et le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi à un meeting aérien militaire organisé août 2015 à Moscou. La Jordanie a récemment retiré son soutien aux forces rebelles syriennes sur le front sud [et vendredi 23 octobre 2015, la Jordanie, très dépendante militairement et financièrement des Etats-Unis, a annoncé la mise en place d’un «mécanisme de coordination» avec la Russie; Amman voudrait plus d’aide matérielle pour la «gestion des réfugiés» et craint des effets d’une chute brutale du régime de Bachar el-Assad, ses services sont toujours restés en contact avec Damas].
De même, l’Egypte, qui a évité d’afficher un soutien pour Assad, soutient désormais ouvertement l’intervention russe au nom de ce dernier. Le ministre égyptien des Affaires étrangères Sameh Shoukry a déclaré dès le 3 octobre 2015 que «l’entrée de la Russie, compte tenu de son potentiel et de ses capacités, est un élément qui contribuerait à limiter le terrorisme en Syrie et à l’éradiquer».
S’exprimant sur Al Manar, la chaîne de télévision du Hezbollah, l’analyste russe et ancien diplomate Vitslav Matozov a assuré que la Russie a reçu le soutien d’un pays arabe qu’il n’a pas souhaité identifier. Il a fait fortement allusion aux Emirats arabes unis lorsqu’il a affirmé que «la position égyptienne en faveur des frappes est le reflet de la position d’Abou Dhabi». Il a ajouté qu’«il ne fait aucun doute que la voix du Caire est la voix de fond d’un Etat du Golfe autre que l’Arabie saoudite».
La Russie dispose d’un quatrième allié dans le cadre de sa campagne de bombardement: Israël. Netanyahou a maintenu sa relation avec Poutine, advienne que pourra. A un moment donné, il a fait en sorte que Poutine retire de ses wagons à plate-forme une livraison de missiles surface-air S300 en partance pour l’Iran. Dimanche 4 octobre, Maariv a cité une source militaire israélienne qui a affirmé que la poursuite de la guerre civile en Syrie convenait aux intérêts israéliens. Il a indiqué que le maintien du régime d’Assad, qui jouit d’une reconnaissance internationale, soulage Israël du fardeau d’une intervention directe et d’une implication profonde dans la guerre qui fait rage. Il a noté qu’Israël est du même avis que la Russie et l’Iran sur cette question. Voilà une déclaration remarquable compte tenu du fait que l’Iran est le principal fournisseur du Hezbollah et que la Syrie d’Assad est son seul intermédiaire pour les missiles à longue portée capables de frapper Israël en son cœur. Voilà pour les alliés de Poutine au Moyen-Orient.
Qu’en est-il de ses adversaires?
Les trois pays non-occidentaux qui ont émis une déclaration conjointe condamnant les frappes aériennes russes sont l’Arabie saoudite, le Qatar et la Turquie, les principaux soutiens de l’opposition syrienne. La déclaration conjointe n’a pas été signée par l’Egypte, la Jordanie et les Emirats arabes unis, malgré la pression exercée par l’Arabie saoudite. Il s’agit là de signes clairs de la scission arabe. Des joutes aériennes ont déjà eu lieu entre des SU-24 russes et des F-16 turcs dans ce qu’Ankara a revendiqué comme relevant de l’espace aérien turc, et le Premier ministre turc Ahmet Davuto?lu a déclaré que l’armée de l’air turque recourrait aux règles d’engagement militaires, affirmant que «même si c’est un oiseau qui vole, il sera intercepté». [Des accords sont intervenus le 20 octobre 2015 pour «régler» l’utilisation de l’espace aérien; accords annoncés par Anatoli Antonov, vice-ministre russe de la Défense, et le porte-parole du Pentagone, Peter Cook.]
Matozov a indiqué que les Russes ont bien compris l’opposition saoudienne aux opérations contre l’Etat islamique et l’ont attribuée à des liens étroits entre le royaume et Washington: revoici l’obsession russe. Ici encore, les Russes ne comprennent pas ce qui se passe au Moyen-Orient, où l’Amérique perd le contrôle de ses alliés et où tout le monde fait comme bon lui semble. Les Saoudiens sont furieux de la réticence d’Obama à lancer des frappes contre Assad après les attaques au gaz à l’extérieur de Damas [23 août 2013]. Riyad pense que si le royaume ne revendique pas le rôle de protecteur de la population sunnite majoritaire dans la région, Al-Qaïda ou l’Etat islamique le fera à sa place.
On a donc deux des nations les plus riches du Golfe, la plus grande armée régionale qu’est l’armée turque, la majorité de la population en Turquie, au Liban, en Syrie, en Jordanie et dans le Golfe, ainsi qu’une partie importante de l’Irak, qui considèrent la Russie comme un agresseur impérial étranger. Ce qui représente une certaine opposition.
La Russie n’a pas abandonné ses efforts pour leur vendre son intervention. Les frappes aériennes ont été applaudies par l’Église orthodoxe russe, qui a félicité Poutine pour la «guerre sainte» qu’il mène. «La lutte contre le terrorisme est un combat saint, et aujourd’hui, notre pays est peut-être la force la plus active au monde dans la lutte contre celui-ci», a déclaré Vsevolod Chaplin, chef du département des affaires publiques de l’Église.
Cette pensée n’est pas nouvelle. Bush a utilisé quasiment les mêmes mots lorsqu’il a déclaré peu de temps après les attentats du 11 septembre que «cette croisade, cette guerre contre le terrorisme, va prendre du temps». C’est le cas, en effet. Le fait que la Russie commette la même erreur que Bush et Blair quatorze ans plus tard, jusqu’à utiliser les mêmes mots, est la preuve du danger d’encadrer la lutte dans un pays musulman en des termes religieux.
Le dernier lancer de dés de Poutine en Syrie est une catastrophe ambulante, sans puissance de freinage. Si les avions soviétiques dans l’Afghanistan reculé se sont avérés être un aimant si puissant pour les combattants militants arabes, imaginez combien de recrues pourrait offrir à l’État islamique leur apparition dans le ciel syrien et irakien. Ne sous-estimez pas l’importance de ce dans quoi Poutine s’est embarqué: de mémoire d’homme, c’est la première fois que l’armée russe est employée pour jouer un rôle de combat au Moyen-Orient. Si les Israéliens ont détecté une présence russe aux côtés des forces égyptiennes combattant sous Nasser au lendemain de 1967, cela n’a toutefois jamais été reconnu officiellement. Maintenant, oui.
Ce rôle de combat prive la Russie de la capacité de freiner le soutien apporté à Assad par l’Iran et le Hezbollah ou de négocier un rôle de transition à Genève. Cela ravive un conflit qui était en perte de vitesse et qui semblait se diriger vers une série de cessez-le-feu négociés localement, même en comptant les avancées de l’opposition au sud. Cela revient à répéter toutes les erreurs commises en Syrie et en Irak par les maîtres coloniaux américains, britanniques et français. Cela revient à aliéner davantage la population majoritaire de la région.
Un commandant irakien nous a expliqué pourquoi ils ont été tant attirés par la proposition d’aide russe: «Ils [la coalition dirigée par les États-Unis] refusent de frapper les voitures privées, les mosquées, les ponts, les écoles, malgré le fait que les militants de Daech utilisent principalement ces lieux pour en faire leurs sièges.» «C’est une guerre exceptionnelle et notre ennemi n’a pas de règles», a soutenu un autre commandant, tandis qu’un troisième responsable s’est demandé: «Comment [pouvez-vous] me demander de respecter les règles alors que mon ennemi tue brutalement mon peuple tous les jours, asservit mes sœurs et détruit mes villes? Les Russes n’ont pas de lignes rouges, pas de règles compliquées et limitées, c’est pourquoi il nous serait facile de coopérer avec eux.»
Que pourrait-il arriver? Comme le disent les Russes, poechali! («Allons-y!»). (Article publié sur le site de MEE en date 16 octobre 2015)
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David Hearst a longtemps rédacteur de la rubrique dite étrangère du quotidien The Guardian avant d’être responsable du site en ligne MEE.
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