Par Jaime Pastor
Les élections générales qui se dérouleront le 20 décembre prochain auront sans aucun doute une importance historique particulière, comparable à celles qui se déroulèrent tout au long de la période de la Transición, entre 1977 et 1982 [soit les premières élections «de la démocratie» – bien que les partis de la gauche radicale fussent encore interdits – aux élections qui portèrent le PSOE au pouvoir].
Si, alors, la tâche des partis du «consensus» était de procéder, par une voie de réformes de la dictature franquiste, à la constitution d’un nouveau régime, il s’agit aujourd’hui d’une tentative de trouver une sortie à la crise profonde (sociale, économique, politique et nationalo-territoriale) dont souffre ce régime. C’est donc ce qui se trouve au centre du débat et de l’affrontement électoral.
De nouveau, donc, réforme ou rupture ou, de manière plus concrète, refondation – en réalité déjà en route depuis mai 2010, avec le virage de l’austérité du gouvernement de Rodríguez Zapatero (PSOE), accéléré et intensifié ensuite par le gouvernement Rajoy – face à l’ouverture d’un processus de rupture(s) constituante(s) non seulement avec le régime, mais également avec l’économie politique ordolibérale [selon l’approche allemande] de la zone euro.
Ce dernier aspect est un défi qui n’existait pas alors et qui est aujourd’hui indépassable, à moins qu’à la suite de l’expérience grecque nous acceptions notre défaite définitive – et celle de la démocratie – face au discours selon lequel il «n’y a pas d’alternative» face à cette «Europe». Une Europe qui, bien sûr, a substitué le mur de Berlin de la «guerre froide» par un grand nombre de murs et de clôtures externes et internes au nom de la «préférence nationale».
Plus concrètement, ce qui est immédiatement en jeu dans ces élections, c’est de savoir si le bipartisme dynastique dominant est capable de survivre. Ce régime qui a garanti la stabilité politique du système, aujourd’hui remis en question. Ou si, au contraire, il entre définitivement en déclin et se verra remplacé par un pluripartisme au sein duquel puissent agir comme forces décisives afin de faire pencher la balance dans un sens modérément réformiste ou ouvertement de rupture, c’est-à-dire soit Ciudadanos, soit Podemos.
Cette échéance semble, en outre, marquer la fin d’un cycle électoral qui débuta en mai 2014 avec les européennes, suivi par les élections autonomes andalouses de mars 2015, les municipales et les autonomes de mai, ainsi que les élections catalanes du 27 septembre. Une période d’à peine un an et demi extraordinairement intense politiquement où nous avons pu assister:
1° à l’irruption de Podemos lors des européennes, se transformant en «tsunami» qui, après l’Assemblée de Vistalegre [d’octobre 2014, «constitution formelle» de Podemos, avec affirmation du noyau autour de Pablo Iglesias], va perdre de sa force, en raison de facteurs liés autant à la contre-offensive médiatique et institutionnelle qu’à des erreurs propres, en particulier du «modèle» de parti adopté;
2° à la percée à l’échelle de l’Etat de Ciudadanos [à l’origine un parti aactif en Catalogne], combinant son espagnolisme belliqueux avec un discours contre la corruption et voulant se situer au «centre» (bien qu’il ne puisse masquer ses propositions de politique fiscale reprises de la FAES [organisation patronale] ou d’autres comme celle de l’exclusion des immigrants «illégaux» de l’accès à des droits fondamentaux (tels que les soins);
3° à l’accession inédite aux exécutifs municipaux, dans un grand nombre de grandes et villes moyennes, de candidatures d’unité populaire qui, à des degrés divers, sont engagées dans des politiques de «participation citoyenne» et mettant en place des audits de la dette;
4° à un PSOE qui freine son déclin, grâce à son triomphe électoral en Andalousie et à au pouvoir institutionnel plus important obtenu, en particulier, au niveau des Communautés autonomes;
5° à la perception relative d’une «reprise macroéconomique» qui le gouvernement de Mariano Rajoy est parvenu à insuffler cherchant ainsi à masquer les scandales de corruption qui, maintenant, avec son ancien vice-président Rodrigo Rato, reviennent sur le devant de la scène; une «reprise» ressentie par certains secteurs desdites classes moyennes, malgré l’accroissement des inégalités sociales, la persistance d’un taux de chômage supérieur au 20% et à l’augmentation du nombre de travailleurs toujours plus précarisés et appauvris;
6° à la tendance à l’affrontement déjà ouverte entre, d’un côté, un mouvement souverainiste-indépendantiste catalan et, de l’autre, un régime – appuyé par Ciudadanos – qui continue de refuser de reconnaître le droit de décider de son avenir [au peuple catalan] sans offrir d’alternative; à moins de croire que la transformation du Tribunal constitutionnel en gendarme de «l’immaculée Constitution» en soit une, ou la recherche ambiguë dans un avenir lointain de «l’emboîtement de la Catalogne dans l’Espagne».
La brèche catalane et Podemos
Ce qui est le plus important dans la conjoncture actuelle, qu’on veuille le voir ou non, est la fracture ouverte du conflit catalan-espagnol. S’il est vrai que l’on ne pas peut soutenir que l’option indépendantiste a remporté un plébiscite, comme elle l’avait présenté, lors des élections du 27 septembre 2015, les forces favorables à l’indépendance ayant une majorité absolue dans le nouveau parlement catalan sont suffisamment fortes pour maintenir le bras de fer avec l’Etat. Et cela ouvre une fissure profonde au sein du régime. Ce qui est encore plus vrai du fait que cette majorité est conditionnée par le poids atteint par la CUP [les parlementaires de cette formation de la gauche radicale indépendantiste sont décisifs pour obtenir la majorité apte à former un gouvernement]. Cette force anticapitaliste ne masque pas sa volonté de miser pour une République catalane ayant un contenu social de rupture avec les politiques d’austérité de la Troïka, une condition également nécessaire pour parvenir à capter une majorité des secteurs populaires de la société catalane qui se montrent encore réticents à ce projet.
La résistance de la direction de Podemos à réviser son projet «national-populaire» espagnol de façon à pouvoir assumer la spécificité de la question nationale catalane et, par conséquent, l’existence d’un demos qui aspire à être reconnu comme sujet politique souverain et non subalterne au demos espagnol, vient de loin. Mais, cette orientation a montré désormais ses conséquences néfastes. En effet, les maigres résultats obtenus le 27 septembre 2015 n’ont pas pour seule origine l’accord par en haut conclu avec Iniciativa per Catalunya (en contradiction, certes, avec le discours permanent, propre à la direction de Podemos, d’opposition à «l’unité de la gauche» et à la «soupe des sigles») ou à la faible exposition publique de la tête de liste [Lluis Rabell], mais bien plutôt, surtout, à son échec à vouloir transformer les élections catalanes en premier tour des élections générales (une intention corroborée par le rôle de ses principaux dirigeants de Podemos – Pablo Iglesias et Íñigo Errejón – dans la campagne électorale).
Ce dernier point les a conduits à faire un discours espagnoliste qui, malgré la reconnaissance vague du «droit à décider», offrit des armes à ses adversaires pour les placer dans le camp dans le Non à l’indépendance et facilita la fuite d’électeurs potentiels vers d’autres formations. Opposant, en outre, le discours – bien sûr nécessaire – sur les droits sociaux et la dénonciation de la corruption ou les coupes budgétaires d’Artur Mas [président de la Convergence démocratique de Catalogne et Président de la Généralité de la Catalogne depuis décembre 2010] au débat sur l’indépendantisme et demandant d’attendre leur victoire hypothétique aux élections générales, les dirigeants de Podemos laissèrent de côté y compris ce que le programme même de Catalunya Sí Que Es Pot défendait. En effet, comme le rappelait avec raison Joan Giner, candidate de cette formation, le programme incluait la proposition d’un «processus constituant en Catalogne, qui ne soit ni subordonné ni conditionné à des dynamiques extérieures, mais sans repousser ce qui pourrait survenir aux élections de décembre»; une question qui fut cependant à peine relevée lors de la campagne [1].
Même si l’on ne peut le transposer au plan des élections générales de décembre, le faux pas de Podemos en Catalogne affecte déjà sa crédibilité en tant qu’alternative. Par contre, le succès de Ciudadanos le renforce en tant que force de «rechange» ou, pour le moins, de béquille d’un PP en retraite. Un parti qui, bien sûr, continue d’être touché par l’affaiblissement accentué du leadership de Mariano Rajoy, y compris parmi ses propres «barons», tel que l’ancien président José María Aznar à la tête de son opposition interne.
Pourrons-nous?
Nous nous trouvons donc face à un panorama dans lequel, si nous prenons en compte lors sondages récents, seuls deux conclusions sont claires: aucun parti ne pourra compter avec une majorité absolue et un fort pourcentage de l’électorat reste volatil et indécis.
Il en résulte, par conséquent, différents scénarios possibles d’accords et d’alliances pour garantir la «gouvernabilité» au cours de la nouvelle étape qui s’ouvre. Et, il ne faut pas écarter l’entrée dans une phase «d’ingouvernabilité» qui obligerait à de nouvelles élections. Cela dans un contexte où, comme on a pu le vérifier récemment, la Troïka continuera d’exiger la réalisation stricte du Pacte de stabilité budgétaire (solde primaire) ainsi que de nouvelles coupes (la Commission européenne vient à peine de rappeler qu’il faudra encore couper 10 milliards d’euros en 2016), outre la diminution permanente des salaires. Voilà des raisons plus que justifiées pour que, quel que soit le scénario, nous nous efforcions à partir de janvier 2016 d’impulser, comme cela est déjà tenté au niveau local et autonomique, une nouvelle institutionnalité surgie de la symbiose de l’activité de nos «représentant·e·s» avec l’auto-ogranisation et la prise en charge populaire.
Cependant, au jour d’aujourd’hui, l’hypothèse «gagnante» de Podemos paraît peut probable, comme vient de le reconnaître Carolina Bescansa [responsable du programme, spécialiste des sondages, membre de la direction de Podemos], surtout lorsque Podemos va se trouver face à une IU [Izquierda Unida] disposée à se battre pour son électorat provenant des rangs de la gauche et sans que se perçoive une reprise de la capacité à enthousiasmer pour le «changement» de la part de l’équipe dirigeante de Podemos et, en particulier, de Pablo Iglesias.
La «machine de guerre électorale» élaborée pour réaliser ce projet a montré ses énormes limites, autant vers l’extérieur (sous-estimant la nécessité de s’appuyer sur la nouvelle vague du changement des candidatures d’unité populaire municipales pour renforcer une convergence plus importante, finalement frustrée pour des raisons sur lesquelles il faudra faire un bilan) que vers l’intérieur (utilisant de vieilles formes de faire de la politique qui, ainsi que nous l’avons vu, ont abouti à une diminution progressive de la participation tant «digitale» que de celle de nombreuses et nombreux activistes dans les cercles locaux de Podemos).
Il faut ajouter à tout cela une ambiguïté croissante du discours de Podemos sur des questions de plus ou moins grande importance qui tendent à le rapprocher d’un mal nommé «réalisme politique» (au regard, par exemple, de ce qui s’est passé en Grèce), au nom d’une «transversalité» [sociale] mal comprise. Pour ne pas parler de la manière dont on continue de laisser de côté la nécessité d’offrir un profil nettement féministe et écologiste dans son programme et ses propositions. Ou encore les vacillations sur la revendication de la «mémoire historique» [«guerre civile», franquisme, répression, etc.], condition non seulement pour atteindre la vérité, la justice et la réparation, mais également pour la socialisation des nouvelles générations quant à une véritable culture démocratique.
Rien de cela ne devrait être incompatible avec l’aspiration à présenter un «programme de gouvernement» qui parte de propositions comme les plans d’urgence citoyen, un moratoire et un audit de la dette, le blindage des droits sociaux et la «déprivatisation» des services publics ou… un engagement clair à respecter la souveraineté du peuple catalan et son droit à l’indépendance. En résumé, comme il a été écrit récemment [2], ce n’est pas pour autant que l’on «se modère» que l’on parvient à capter un électorat plus grand en provenance du PSOE ou y compris parmi les électeurs qui, aujourd’hui, oscillent entre Podemos et Ciudadanos. Autrement dit, l’aspiration à la rupture – destituante et constituante – devrait continuer d’être un axe de délimitation clair face aux forces simplement conservatrices ou réformistes du régime. Malheureusement, le contexte de démobilisation sociale dans lequel nous nous trouvons – avec l’exception partielle des luttes récentes comme celles des travailleurs de Coca-Cola ou de Vodafone ou les efforts d’une minorité lors des EuroMarchas – n’aidera pas à créer le meilleur climat possible en faveur de ce projet. Même ainsi, il reste deux mois jusqu’à la date des élections. Ce serait une erreur de sombrer dans la résignation face au risque que Podemos se transforme en troisième ou quatrième force au sein du nouveau parlement espagnol et qu’il soit soumis à des pressions (au nom de la «responsabilité d’Etat») pour gouverner avec un PSOE dont les promesses «réformistes» seraient très rapidement oubliées. [Carolina Bescansa vient de déclarer que Podemos ne passera un accord gouvernemental avec le PSOE que dans la mesure où Podemos obtiendra plus de suffrages que le PSOE. Une déclaration visant à mobiliser au plan électoral les «troupes» de Podemos.– El Pais, 14 octobre 2015]
Dans l’attente du programme définitif de Podemos pour ces élections (bien que la méthode d’élaboration ait manqué de la composante de délibération collective – et non fragmentée et sectorielle – indispensable pour la qualifier de démocratique), nous espérons que l’affirmation d’une volonté de rupture cohérente acquiert un plus grand poids que les doutes et les faiblesses montrées jusqu’ici si l’on ne veut pas décevoir tant d’espérances générées depuis la naissance de Podemos, le 17 janvier 2014.
Rappelons, pour terminer que, quel que soit le dénouement, la «guerre de positions» ne s’achève pas en décembre 2015: cela ne sera que la fin d’une bataille et d’un cycle pour débuter un autre où il faudra reprendre la tâche de construire un «parti mouvement» au service de cette «unité populaire» plus nécessaire encore si nous voulons garder ouverte l’aspiration au «changement» face au projet «restaurationiste» déjà en marche. (Traduction A L’Encontre. Tribune publiée sur le site VientoSur.info le 14 octobre 2015)
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[1] Entretien avec Joan Giner, «Unas elecciones no pueden sustituir a un referéndum», Viento Sur, 29 septembre 2015. Des accords électoraux comme celui conclu en Galice avec des forces souverainistes quant à la reconnaissance d’un sujet politique différencié dans cette Communauté autonome corroborent l’urgence d’une révision du discours actuellement dominant au sein de Podemos, fondé sur la défense d’une plurinationalité qui continue d’être comprise de manière hiérarchisée (la vielle formule d’une «Nation de nations» ne sert pas non plus); une reconsidération nécessaire également non seulement dans des régions comme le Pays basque mais aussi, surtout, pour pouvoir avancer vers une future convergence sur une base confédérale – et non centraliste – avec d’autres forces politiques et sociales.
[2] Javier Álvarez y Carlos de Castro, «’Take a walk on the wild side’: dónde están los apoyos de Podemos y cómo pueden conseguirse», Rebelión, 5 octobre 2015.
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