Par Simon Tisdall
Dans la foulée de l’attentat du 10 octobre 2015, à Ankara, visant les manifestant·e·s du «meeting pour la paix», le coprésident du Parti démocratique des peuples (HDP), Selahattin Demirtas, affirmait: «Nous sommes confrontés à un Etat meurtrier qui s’est transformé en mafia.» Depuis juillet, l’armée turque a placé un grand nombre de villes dans les provinces du Kurdistan turc sous un véritable blocus policier et militaire. Le nom donné par le gouvernement à l’opération: «nettoyage antiterroriste».
A la coupure de l’électricité, du gaz, de l’eau, s’ajoute l’interdiction aux ambulances d’entrer dans ces villes. A Sinark, préfecture de la province du même nom, des images d’un homme mort attaché par une corde passée autour du cou et tiré par un fourgon blindé ont été prises et diffusées. Par qui? Par la police elle-même. Le nom de la victime: Haci Lokman Birlik. Devant les réactions très nombreuses sur les réseaux sociaux, le Premier ministre, Ahmet Davutoglu, s’était engagé à mener une enquête. Elle n’a pas commencé! Ces images sont la traduction de l’ampleur répressive du pouvoir et de l’impunité ressentie par les forces policières et militaires.
Lors des manifestations du dimanche 11 octobre, des slogans dominaient: «Erdogan assassin!», «Police assassine!», «Etat assassin!». Kerem Oktem, spécialiste de la Turquie moderne et enseignant à l’Université de Graz en Autriche et auteur de Angry Nation: Turkey since 1989 (Zed Books 2011), déclarait: «De nombreuses questions se posent afin de savoir si les élections du 1er novembre vont avoir lieu et, si elles ont lieu, vont-elles se dérouler de manière acceptable?» Et il insiste sur la brutalité de la rhétorique visant les dirigeants du HDP «qui les déshumanise» (New York Times, 11 octobre 2015). Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS, n’hésitait pas à déclarer, le 12 octobre 2015: «indépendamment même de l’attentat du 10 octobre, il y avait quelques préventions sur la qualité démocratique de la tenue de ces élections». L’«Etat profond» est à la manœuvre contre la population kurde et la gauche en Turquie. (Rédaction A l’Encontre)
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La responsabilité des horribles attaques terroristes à la bombe qui ont fait, officiellement, 95 victimes [128 selon le HDH, Parti démocratique des peuples qui a obtenu 13% des suffrages, 80 députés, lors du scrutin du 7 juin 2015, empêchant Erdogan d’avoir une majorité lui permettant de renforcer le pouvoir présidentiel] et en blessèrent 186 autres [1] à Ankara lors d’une manifestation du samedi 10 octobre, à laquelle participaient des militants kurdes de la paix et des forces de la gauche, est à attribuer, selon des sources gouvernementales, à des terroristes de l’Etat islamique, agissant au travers de la longue frontière de la Turquie avec la Syrie et l’Irak.
Mais la proximité des élections générales turques, qui doivent se tenir le 1er novembre, soulève sans aucun doute des suspicions parmi les partis d’opposition que pourraient être impliquées dans cet acte les forces obscures [référence à «l’Etat profond» qui met en cheville des services de la police, de l’armée et le pouvoir] partisanes du gouvernement jusqu’au-boutiste du président Recep Tayyip Erdogan.
L’Etat islamique est en conflit ouvert avec les combattants nationalistes kurdes autant au nord de l’Irak qu’en Syrie. En juillet dernier, un ou plusieurs kamikazes, vraisemblablement d’origine turque, attaquèrent une manifestation de la paix pro-kurde dans le sud-est du pays. Trente-sept personnes moururent.
L’Etat islamique est également en guerre contre l’Etat turc, lequel a récemment autorisé à des bombardiers américains d’utiliser sa base aérienne de Incirlik pour cibler les bases terroristes à Raqqa et en d’autres endroits. Erdogan et son premier ministre, Ahmet Davutoglu, ont également initié ces attaques aériennes turques contre l’Etat islamique, en partie pour tenter d’éloigner les terroristes de leur frontière sud, où ils ont vainement cherché à créer une zone refuge ou une zone tampon.
La Turquie a admis près de 2 millions de réfugiés syriens depuis que la guerre civile a éclaté en Syrie en 2011. Bien que la plupart soient des victimes de la guerre, il est estimé que certains d’entre eux sympathisent avec ledit Etat islamique et que l’objectif est de créer un califat islamique. Ce qui a conduit les politiciens turcs à s’inquiéter très publiquement face aux «ennemis de l’intérieur».
Dans tous les cas, la suspicion quant à la responsabilité des attaques de samedi tombera inévitablement aussi sur des groupes ultranationalistes, y compris sur les Loups gris, un groupe ultranationaliste obscur, ainsi que sur des éléments de droite au sein de l’appareil de sécurité de l’Etat turc.
Erdogan est actuellement impliqué dans une lutte politique à mort avec le principal parti d’opposition pro-kurde, le HDP, en vue des élections du 1er novembre. Une progression importante du HDP lors des élections qui se sont déroulées plus tôt cette année a détruit la majorité parlementaire du parti d’Erdogan, le Parti de la justice et du développement (AKP), pour la première fois depuis plus d’une décennie.
Erdogan a été contraint de demander à Davutoglu de tenter de former une coalition. Mais ce dernier échoua en raison de l’attitude cavalière et intransigeante de l’AKP envers les revendications de partis d’opposition, ce qui obligea à une nouvelle consultation électorale. De manière plus significative, le revers électoral a eu pour implication que le plan élaboré de longue date d’Erdogan de créer une présidence exécutive autoritaire, semblable à celle de Vladimir Poutine, a été torpillé par manque de soutien parlementaire.
Nombreux sont ceux qui en Turquie accusent Erdogan d’avoir délibérément alimenté un conflit avec les groupes militants kurdes, y compris le PKK hors la loi, afin d’effrayer les électeurs de façon à ce qu’ils soutiennent sa plateforme sécuritaire lors des prochaines élections. S’il y parvient, il accumulera des pouvoirs supplémentaires pour la présidence et se présentera comme une sorte de Sublime Porte [nom porté par l’Empire ottoman] moderne. Ainsi, la dernière chose qu’Erdo?an souhaite en ce moment c’est une paix kurde.
«Une répression sécuritaire avant les élections»
Réagissant aux attaques, des politiciens de l’opposition membres du HDP et d’autres partis ont rappelé des attentats antérieurs, soit les attaques analogues à la bombe et celles contre des locaux du HDP à travers le pays. Ces actes avaient été attribués aux réactionnaires ultranationalistes opposés à un quelconque compromis de paix avec les Kurdes. On notait en particulier que les attentats à la bombe de samedi succédaient à une attaque contre le HDP à Diyarbakir, dans le sud-est du pays à majorité kurde, le 6 juin 2015. Quatre personnes y trouvèrent la mort.
Le gouvernement de l’AKP a également utilisé la crise syrienne et la mobilisation contre l’Etat islamique (Daech) pour monter des attaques parallèles, plus soutenues, contre les combattants du PKK en Irak. Dans cette atmosphère pré-éléctorale de méfiance, la longue et prompte déclaration publiée par Erdo?an après les attentats d’Ankara sera aussi observée avec prudence par de nombreux Turcs.
Erdogan affirmait que l’indignation a, en effet, démontré l’importance pour tous les Turcs de se rallier derrière son leadership dans le combat contre le terrorisme. Erdogan a affirmé que toutes les attaques du même genre, qu’elles soient grandes ou petites, qu’elles soient d’origine locale ou étrangère, contre des civils ou contre la police ou l’armée par les Kurdes ou par quiconque, toutes relevaient du terrorisme.
Utilisant des termes tels que «unité nationale», «solidarité» et «détermination», sa déclaration semblait préfigurer une répression sécuritaire plus large avant les élections.
Les principaux partis d’opposition de droite pourraient avoir des difficultés à résister à la prise d’initiative mystérieusement anticipatrice d’Erdogan et se voir obligés à se placer dans son sillage alors que les ondes de choc se propagent à travers la Turquie. La suggestion d’Erdogan était transparente: lui seul était le dirigeant doté des instruments nécessaires pour battre la menace commune.
Le gouvernement a suspendu les campagnes électorales suite aux attentats d’Ankara, ce qui aura pour effet la fermeture des débats publics au sujet de savoir qui est responsable et quelles étaient leurs motivations.
Erdogan a déjà œuvré à une limitation sévère de la liberté de la presse et des médias en vue des élections. Un grand nombre de journalistes connus ont été accusés d’insulter le président, un délit passible de cinq ans de prison, en une tentative flagrante de faire taire les critiques. La semaine dernière Erdogan s’est rendu à Bruxelles pour atténuer les plaintes de l’Union européenne à propos de son comportement considéré comme autoritaire en échange d’une contribution turque à la limitation des flux de migrants syriens en direction de l’Europe.
La subite [mais préparée] intervention militaire russe en Syrie, y compris les incidents aériens à la frontière avec la Turquie, a accru la nervosité croissante au sein du pays à propos de sa sécurité et de son système démocratique affaibli.
Samedi, la Turquie, souffrant des conséquences du pire attentat terroriste survenu sur son sol, est une nation sous le choc. Mais c’est aussi un peuple vivant dans la peur. (Traduction A L’Encontre, article publié le 11 octobre 2015 sur le site du quotidien britannique The Guardian)
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[1] L’Union des médecins de Turquie, qui faisait partie des organisateurs de la manifestation du 10 octobre, annonce 516 blessés. Selon Jérôme Bastion de RFI: «Sur les réseaux sociaux, il est d’ailleurs tout à fait courant de voir des appels à témoins concernant telle ou telle personne, venant de tel ou tel endroit. Non seulement en raison de possibles décès à survenir parmi les blessés, mais aussi à cause de l’identification de nouveaux corps, il est à craindre que ce bilan s’aggrave encore. Près de 15 000 manifestants avaient participé à ce rassemblement devant la gare ce samedi quand les deux bombes ont explosé.» (RFI, 11 octobre 2015)
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