Entretien avec Hassan Jabareen
conduit par Noam Sheifaz
Quinze ans après les événements d’octobre 2000 au cours desquels la police israélienne a abattu 13 protestataires arabes, Hassan Jabareen, dirigeant d’une organisation pour la défense des droits civils arabes, s’entretient avec le site +972 sur ce que la population palestinienne d’Israël a appris des morts, de l’escalade systématique de la discrimination, et sur la conception d’un Etat démocratique pour tous ses citoyens. «Si les Arabes d’Israël choisissaient leur orientation politique selon ce que leur dictent les juifs, ils seraient toujours inférieurs.»
Quinze ans se sont écoulés pour la population arabe d’Israël depuis les protestations au cours desquelles la police a abattu 13 personnes et laissé des centaines de blessés. «Octobre 2000 a forcé notre population à comprendre que les outils parlementaires et légaux en vigueur ne suffisaient pas pour défendre nos droits», explique l’avocat Hassan Jabareen, fondateur et directeur d’Adalah, dans un entretien avec le magazine +972. Jabareen ajoute qu’octobre 2000 a été un moment clé pour les citoyens palestiniens d’Israël, un moment qui a changé leur perception de l’Etat d’Israël et a modifié à tout jamais leur rapport politique avec celui-ci.
Lorsque les événements ont éclaté, à peine cinq ans après la constitution d’Adalah, Jabareen a dirigé l’équipe légale qui représentait les familles des victimes au sein d’une commission d’enquête, connue sous le nom de Commission Or, nommée par Aharon Barak, qui était alors chef de la Cour suprême. Depuis lors, Adalah est devenue l’organisation de défense légale la plus importante pour la minorité arabe d’Israël, soit plus de 1,6 million de Palestiniens (21% de la population) qui sont des citoyens israéliens.
Au cours des années, Adalah a formulé une longue série de revendications réclamant des droits égaux et une répartition équitable des ressources pour la minorité arabe. Un grand nombre de ces demandes ont abouti à des décisions faisant jurisprudence. Adalah s’est également opposée, sans succès, à une nouvelle vague de lois ciblant les droits et les activités politiques des Palestiniens d’Israël: la loi sur la Nakba [expulsion des Palestiniens en 1948], celle sur la citoyenneté, celle des «comités d’admission» qui ont légalisé la ségrégation au niveau du logement et la loi anti-boycott. Jabareen lui-même a dirigé la défense des membres palestiniens de la Knesset qui étaient disqualifiés de se présenter aux élections (il a gagné tous les cas) et la défense des personnalités publiques arabes menacées de poursuites criminelles et politiques.
Jabareen est l’avocat du High Follow-Up Committee pour les Arabes citoyens d’Israël et de beaucoup de membres palestiniens de la Knesset [parlement]. Aharon Barack, l’ex-chef de la Cour suprême, a dit de lui qu’il était «un des avocats constitutionnels les plus importants en Israël». Il faisait partie de l’équipe qui a publié la Déclaration d’Haïfa en 2007, présentant la conception arabo-israélienne d’un «Etat démocratique pour tous ses citoyens». Dans notre entretien, Jabareen évoque les événements d’octobre 2000 et décrit ce qui a changé ou non depuis lors, et parle des perspectives de l’égalité civile en Israël.
Sur quelles questions travailliez-vous dans les mois avant octobre 2000?
Nous entrions dans un nouveau millénaire avec un certain optimisme. C’était une époque faste pour les organisations de la société civile et c’est pendant cette période qu’ont été fondées Adalah et d’autres associations œuvrant pour les droits des Palestiniens en Israël, en Cisjordanie et à Gaza. Des discussions entre l’OLP et le gouvernement israélien semblaient sérieuses et nous pensions que nous étions proches de la fin de l’occupation. L’élan pouvait être ressenti partout dans le monde. De nouveaux régimes démocratiques étaient en train de surgir, c’était la fin de l’apartheid, la chute du mur de Berlin. Nous savions qui nous vivions sous un régime de discriminations institutionnelles, mais nous avions de l’espoir. Les événements d’octobre 2000 nous ont surpris.
Les Palestiniens en Israël avaient l’habitude de protestations politiques, mais depuis que six personnes ont été abattues à Sakhnin et à Arabeh lors de la Journée de la Terre de 1976, nous n’avions plus fait l’expérience concrète de tueries. Nous pensions que tout cela était derrière nous. Je participais à la manifestation à Umm el-Fahn où la première victime a été abattue. J’ai vu les réactions des gens, j’ai senti la colère. J’étais là, à l’hôpital Rambam, au moment où Wissam Yazbek, de Nazareth, est mort. J’étais à côté de sa mère lorsque le médecin est sorti lui annoncer que son fils était décédé. Je n’oublierai jamais ce moment.
Comment avez-vous interprété les incidents à l’époque?
En tant que membres d’une organisation de défenses des droits humains, ce qui nous préoccupait le plus était de savoir comment réagir: comment faire un maximum pour fournir une protection légale aux protestataires et comment faire connaître ces tueries. Nous avons rassemblé 500 avocats palestiniens pour représenter pro bono [pour le bien public, donc engagement volontaire] toutes les personnes arrêtées. Nous avons publié des communiqués de presse très fermes – en arabe, en hébreu et en anglais – accusant le Premier ministre, le ministre de la Sécurité publique et le commissaire de police de meurtres. Nous accusions la société israélienne de n’avoir pas réagi. Nous sommes encore d’accord avec chacune de ces paroles. A l’époque nous écrivions que les tueries n’étaient simplement pas justifiées. Après avoir enquêté sur les incidents, il est devenu clair que nous avions raison là-dessus. La Commission Or a plus tard confirmé tout cela.
Le public juif a également été surpris. Que répondez-vous aux gens qui pensent que les citoyens arabes ont rejoint l’Intifada en octobre 2000?
Les événements ont éclaté lorsque Ariel Sharon, qui à l’époque dirigeait l’opposition, est monté au «Mont du Temple» où se trouve la mosquée Al-Aqsa. Il ne fait aucun doute que cette manœuvre était destinée à faire capoter les négociations qui se déroulaient entre l’OLP et le gouvernement d’Ehoud Barak. La police des frontières y a utilisé une énorme puissance de feu et les images de cet incident ont eu une résonance profonde parmi les Palestiniens israéliens. En réaction, le High Follow Up Committee pour les citoyens arabes d’Israël les a appelés à une grève générale – une réaction qui me paraît évidente.
La grève aurait pu se terminer comme d’autres. Pour mémoire, des grèves avaient également été appelées en décembre 1988, il s’agissait de manifestations généralisées de solidarité avec les événements de la Première Intifada. Or, à cette époque, rien ne s’était passé. Mais cette fois l’utilisation de force létale par le gouvernement à Wadi Ara a déclenché une escalade. Si la police avait permis aux gens de manifester, tout se serait passé autrement, même si l’autoroute de Wadi Ara avait été bloquée durant quelques heures. Rappelons en passant que de temps en temps la police a toléré de tels blocages, parfois même en coordination préalable avec certains des membres arabes de la Knesset. Tout cela confirme le fait que les choses auraient pu se dérouler autrement que ce qui s’est passé en octobre 2000.
La solidarité que démontraient les Palestiniens israéliens avec les autres Palestiniens était légitime. Elle s’est manifestée pacifiquement et dans le calme. Personne n’a utilisé des balles réelles. Les 800 pages du rapport Or sur les événements d’octobre 2000 ne mentionnent pas un seul incident où un Arabe aurait utilisé des balles réelles.
Mais des routes ont été bloquées et des pierres ont été lancées contre des conducteurs innocents…
Il est admissible qu’une minorité ou des groupes opprimés bloquent des routes pour protester contre certains événements. Des démocraties permettent à des groupes marginalisés de protester, y compris, parfois, au-delà du cadre légal. Seule une conception fasciste insisterait sur le devoir de se soumettre et d’obéir à la loi à tout prix. Il n’est évidemment pas admissible de causer des préjudices à d’autres lors d’une protestation, mais dans des cas exceptionnels on peut permettre de bloquer des routes et d’arrêter le trafic. L’Etat d’Israël n’a de loin pas une conception démocratique en ce qui nous concerne, nous autres Arabes.
Le problème ce ne sont pas les manifestants arabes mais le public israélien qui les voit comme des ennemis contre lesquels il faut utiliser la force. Ce n’est pas par hasard si la police utilise la force létale contre les manifestants arabes: elle fait partie de la population juive et internalise son racisme. Il existe bien entendu des membres de la population israélienne qui sont opposés à cette hostilité à l’égard des Arabes, à l’utilisation de violence et qui soutiennent l’égalité, mais il s’agit là d’une minorité. La majorité ne fait pas de distinction entre une solidarité légitime et la violence, la seule question étant de savoir si vous êtres juif ou palestinien. C’est là le facteur déterminant, et c’est pour cela que les tueries d’octobre avaient des relents racistes.
Les manifestants n’ont-ils pas mis la vie de gens en danger? N’est-ce pas cela qui a entraîné des tirs?
La Commission Or a entendu 434 témoignages. Elle a relu des dizaines de milliers de documents ainsi qu’une grande partie des rapports de police et des services de renseignement du Shin Bet. Ils se sont rendus aux sites où les gens avaient été abattus et ont évalué chaque incident individuellement. C’est seulement après tout cela que la Commission a déclaré sans équivoque qu’aucun meurtre n’avait été justifié, pas un seul. La Commission a confirmé sans équivoque l’idée que la police avait utilisé une force excessive et violé les règles d’engagement. Elle a condamné l’utilisation de snipers et de tirs à balles réelles.
Il est vrai qu’au cours des «huit jours d’octobre» il y a eu des incidents sévères. Certains conducteurs juifs ont été traînés de leur voiture et blessés, et un citoyen juif a été tué près de Jissr a-Zarqa. Mais il s’agissait d’incidents isolés et exceptionnels. Le Follow Up Committee les a immédiatement fermement condamnés. Outre le fait que la police a tué 13 jeunes Arabes et blessé d’innombrables autres personnes, il faut déplorer le fait que des Arabes d’Israël ont été attaqués et persécutés par des citoyens juifs à Nazareth, à Illit, à Tiberias, à Acre, à Lod et à Ramie.
Le Yom Kippour d’octobre 2000 a été terrible. Des Juifs sont sortis et ont attaqué des Arabes – certains utilisaient même des couteaux. Ils ont terrorisé des boutiques et des travailleurs. A Tiberias ils ont essayé de détruire une ancienne mosquée. Les autorités se focalisaient sur l’arrestation et les poursuites de centaines d’Arabes, mais se montraient indifférentes lorsque c’étaient des Juifs qui attaquaient des Arabes.
Quelle signification ont aujourd’hui pour les citoyens palestiniens d’Israël les événements d’octobre 2000?
Beaucoup de choses se sont passées depuis lors. Le mur de séparation a été érigé. Gaza a été assiégée; la Cisjordanie est devenue encore plus déconnectée. De nouvelles lois contre la population arabe ont été introduites en Israël; la réunification familiale pour les familles arabes en Israël a été abrogée par la Cour suprême elle-même; la loi sur la Nakba a été introduite, ainsi que la loi sur les «comités d’acceptation». Nous vivons dans un monde très différent de celui de l’an 2000.
Les citoyens palestiniens d’Israël sont arrivés à la conclusion que les outils législatifs et légaux ne suffisaient plus à sauvegarder leur statut. C’est la raison pour laquelle ils consacrent depuis octobre 2000 davantage d’efforts à l’internationalisation; à se présenter devant des comités internationaux, à participer à des rencontres avec des représentants d’ambassades étrangères à Tel-Aviv, à se présenter devant la Commission européenne et devant divers comités des Nations unies. Leur objectif est d’obtenir que la communauté internationale s’engage davantage pour la sauvegarde du statut des citoyens palestiniens d’Israël.
Malgré quelques soucis et réserves, nous avons coopéré avec la Commission Or. Nous nous attendions à ce qu’il y ait des procédures judiciaires et lorsque le ministre de la Justice a décidé de clore les enquêtes contre des officiers de police nous avons décidé de faire appel à la communauté internationale. Au cours des années précédentes c’étaient les Arabes qui étaient opposés à s’adresser aux Nations unies et à la communauté internationale, mais le bouclage des enquêtes internes a fait qu’un consensus a été trouvé pour faire appel à la communauté internationale.
Dans les années suivantes les Arabes d’Israël ont publié une série de documents qui constataient l’hostilité structurelle de l’Etat d’Israël à l’égard des citoyens palestiniens. Nous avons souligné notre identité nationale palestinienne et considéré que la Nakba était une composante centrale de l’identité palestinienne. Ces documents étaient très influencés par les événements d’octobre 2000.
Du point de vue juif, ce processus trace une narration dans laquelle les citoyens palestiniens d’Israël se sont détachés de l’Etat en octobre 2000 et ont ensuite ancré ce détachement dans les documents exposant leur conception.
Je comprends que l’on puisse voir les choses ainsi si l’on souscrit au consensus de la conception israélienne. La décision des Palestiniens de faire appel au niveau international est perçue comme étant hostile parce que pour la majorité des Juifs israéliens les Arabes devraient se soumettre et accepter les fondements de leur régime – en particulier son fondement constitutionnel en tant qu’Etat juif et démocratique – et agir en conséquence. Nous rejetons cette conception.
Il ne s’agit pas seulement de mon opinion personnelle, c’est l’opinion de la vaste majorité des personnes actives dans la société civile, dans les partis politiques et parmi les membres du Follow Up Committee. Nous n’acceptons pas les fondements constitutionnels ethniques d’Israël, nous nous battons pour un Etat démocratique pour tous les citoyens. Si les Arabes d’Israël plaquaient leurs opinions politiques selon ce que leur disent les juifs, ils ne pourraient même pas demander l’égalité; ils continueraient à être considérés comme étant inférieurs.
Avec le recul, la Commission Or apparaît comme un acte de bonne volonté de la part du gouvernement. Il est difficile d’imaginer qu’une telle commission pourrait être créée ou fonctionner aujourd’hui.
En effet. Malgré nos critiques concernant certains aspects du travail de la commission et notre opinion que la commission n’a pas eu le courage de citer explicitement les noms des comandants de police coupables de meurtre ni de recommander qu’ils soient inculpés, nous reconnaissons qu’elle a effectué un travail sérieux, surtout compte tenu du contexte politique ambiant et l’opposition des ministres du gouvernement qui contestaient sa légitimité. Dans ses conclusions, la commission a abordé de manière approfondie la question de la discrimination. Elle a également essayé de faire que des procédures pénales soient lancées contre les personnes impliquées dans les tueries.
Quinze ans plus tard, la Commission Or apparaît comme une institution totalement étrangère à ce qu’est devenu cet Etat. Et j’utilise le terme «étranger» dans le sens positif. L’opportunité ouverte par la Commission Or n’a pas été saisie.
Qu’est ce qui vous a conduit à remettre en question votre travail avec la commission?
Avant de décider de travailler avec la Commission Or, une délégation d’Adalah s’est rendue en Irlande pour consulter les avocats qui avaient eu une expérience similaire avec une commission qui a investigué les événements de Bloody Sunday, ainsi qu’en Afrique du Sud. Nous étions inquiets non seulement à cause du caractère brutal des événements mais aussi parce que nous craignions que ce soit la population arabe d’Israël qui en serait responsable.
Même si nous n’avions pas de grandes attentes, nous avons décidé d’utiliser la commission pour disposer d’une plateforme pour présenter des récits personnels, recueillir des témoignages, présenter les demandes des victimes et examiner minutieusement les témoignages de la police. Nous avons opté pour utiliser la procédure pour nous donner des moyens d’enquêter depuis l’intérieur, indépendamment des conclusions auxquelles elle aboutirait. Lors des audiences nous avons toujours déclaré que nous savions déjà qui étaient les coupables.
Au terme des travaux de la Commission Or, personne n’a été inculpé. Les seules charges retenues par le ministre de la Justice étaient contre les victimes. Par exemple contre le père d’une victime qui a attaqué l’officier de police Guy Reif pendant la procédure de la commission, ou encore contre le frère d’une des victimes qui, après la clôture de l’enquête concernant son frère, avait déclaré qu’il tuerait celui qui avait abattu son frère. Dans ce domaine nous n’avons pas réussi, malgré le travail professionnel et intense que nous avons mené. Le racisme des officiers de police était plus fort que la loi.
Malgré tout cela, je ne regrette pas le travail que nous avons effectué. Si nous n’avions pas fait appel à la Commission Or nous n’aurions pas pu rassembler plus de 400 témoignages, qu’Adalah a plus tard publiés dans ses rapports. Nous n’aurions pas pu révéler les témoignages de la police. Nous n’aurions pas pu avoir accès à plus de 4000 pièces à conviction. Nous n’aurions pas pu avoir des rapports détaillés sur chacun des meurtres. Nous n’aurions pas eu accès au rapport israélien de 800 pages indiquant que la police était hostile à l’ensemble de la population arabe. Nous n’aurions pas pu disposer d’un rapport qui déclare que les événements ont eu lieu dans un contexte de discrimination historique contre les citoyens arabes.
Croyez-vous encore qu’il vous soit possible de travailler avec des institutions israéliennes? Qu’il soit encore utile de faire appel à la Cour suprême?
Il faut distinguer entre le besoin d’utiliser la loi et le fait de légitimer des normes répressives et discriminatoires. Les organisations pour les droits humains ont toujours utilisé les moyens légaux. Même les esclaves ont présenté leur cas devant la Cour suprême des Etats-Unis. En Afrique du Sud les Noirs ont largement fait appel aux tribunaux, tout comme les résidents de Cisjordanie et de Gaza et ceux d’Irlande du Nord. Dans aucun de ces exemples le fait de s’adresser aux tribunaux pour soutenir les victimes n’implique une justification du système, ni que ce serait la seule manière de lutter contre l’oppression et d’obtenir l’égalité. C’est simplement un moyen parmi beaucoup d’autres.
Les tribunaux sont au service du régime et la loi n’est qu’un aspect de la politique du consensus juif, surtout quand il s’agit des Palestiniens. Nous nous efforçons de changer notre position dans la société. Et c’est justement en tenant compte de la connexion entre la loi et la politique que la politique utilise aussi les tribunaux pour susciter des changements.
Vous savez probablement que la plupart des Israéliens considèrent que la Cour suprême israélienne est «gauchiste»?
Je ne mesure pas mes valeurs sur le barème juif-israélien. Au cours des récentes années, la Cour suprême a de plus en plus capitulé au consensus israélien, en rejetant des demandes qui étaient tout à fait justes. C’est ainsi qu’elle a approuvé la loi des «comités d’admission», la loi sur la Nakba ainsi que la loi la plus raciste de ces vingt dernières années, celle interdisant la réunification familiale.
Il est très peu probable que l’actuelle Cour suprême prendrait aujourd’hui la décision de justice qu’elle a prise pour le cas Ka’adan. Les décisions prises actuellement tendent plutôt à la contredire. L’arrêté concernant le village de Umm al-Hiran était raciste: au lieu de décider que les Arabes ont le droit de vivre dignement dans leur village, il stipule qu’il est permis de bannir les Arabes des villages où ils ont habité depuis plus de 50 ans pour pouvoir construire des colonies juives. Cette décision concernant Umm al-Hiram met crûment en évidence les liens entre le système légal et le colonialisme.
J’ai entendu des intellectuels palestiniens déclarer que les lois contre les Palestiniens israéliens constituaient pour la population juive une manière de contrer les tentatives des Arabes israéliens de prendre au sérieux leur citoyenneté israélienne pour ce qui est des droits que confère la citoyenneté. Autrement dit, ils pensent que jusqu’en 1980 les citoyens palestiniens d’Israël n’avaient pas vraiment intégré le fait qu’ils étaient des citoyens israéliens, et que ce n’est que lorsqu’ils l’ont réalisé qu’ils ont commencé à lutter pour leurs droits. Cela aurait surpris la population juive qui aurait alors commencé à consolider la discrimination en élaborant de nouvelles lois. Que pensez-vous de cette conception?
La position que vous évoquez est effectivement celle à laquelle souscrivent la plupart des intellectuels et universitaires en Israël. Je ne suis pas d’accord avec elle. Le problème n’est pas que les Palestiniens d’Israël n’avaient pas «pris au sérieux leur citoyenneté» dans les années 1950, c’est qu’à cette époque ils étaient engagés dans une lutte pour la survie pour éviter la déportation, la démolition des maisons, l’expropriation des terres et la domination militaire. Dans les années 1950 et 1960 il existait une conscience nationale arabe en Israël; l’Etat était raciste, mais le consensus politique était différent.
Pour les Arabes il n’est pas possible d’adopter entièrement leur citoyenneté israélienne. Prendre au sérieux la citoyenneté dans son entièreté impliquerait lutter pour l’égalité complète, pour des droits et des obligations égaux. Or cela signifierait par exemple se battre pour accomplir son service militaire et grader dans l’armée de manière à être représentés au sommet de la hiérarchie militaire, ou d’entrer au ministère des Affaires étrangères de manière à obtenir des sièges à la Knesset aux Affaires étrangères et à la Défense. Or, les Arabes ne vont pas revendiquer cela, et Adalah ne consentirait jamais à soumettre une demande allant dans ce sens, parce que le régime actuel ne garantit pas fondamentalement une citoyenneté égale, même en théorie. Je ne connais pas dans l’histoire moderne de groupe d’indigènes qui ait lutté pour l’égalité dans tous les domaines, y compris pour l’intégration, avant un changement de régime et la reconnaissance de leurs droits. La lutte des citoyens arabes d’Israël vise d’abord de changer le régime pour qu’il devienne une démocratie pour tous ses citoyens et mette fin à l’occupation.
Adalah cherche à obtenir des avancées dans les domaines de l’égalité et de la dignité dans la vie quotidienne. C’est la raison pour laquelle notre requête à la Cour exige des budgets équitables et lutte contre la discrimination et l’expropriation des terres. Mais nous ne demandons pas une répartition équitable des propriétés de réfugiés palestiniens, par exemple. Lorsque les intellectuels juifs-mizrahi réclament une distribution équitable des terres appartenant à des kibboutz, ils sont en train de demander la distribution de biens dont les Palestinens ont été dépossédés. Nous ne sommes par partie prenante des guerres israéliennes et nous ne réclamons pas la distribution des butins provenant de ces guerres dont nous sommes les victimes.
Nous ne pouvons pas participer à une dépossession qui viole le droit de notre peuple. On ne peut pas être un soldat palestinien dans une armée juive qui occupe son peuple. On ne peut pas être un ambassadeur d’un gouvernement qui pratique une occupation. On a le droit de lutter pour une vie digne.
Pourtant il existe un consul palestinien et il y a des soldats palestiniens…
Je fais référence à l’appel pour l’égalité au niveau du processus des partis politiques, des autorités et de la société civile, c’est sur ce terrain que lutte Adalah et non pas au niveau individuel. On ne peut avoir l’égalité dans un régime fondé sur le déni de notre identité. On ne peut pas rejoindre une machine qui est en train d’anéantir votre peuple. Un appel aveugle à l’égalité civile qui ne tienne pas compte du droit de vivre dignement n’est pas un vrai appel à l’égalité; c’est simplement une illusion.
Pourquoi l’identité nationale des Palestiniens et leurs droits collectifs ne devraient-ils pas s’exprimer dans un Etat palestinien? Un Etat de Palestine pourrait étendre l’auto-détermination à tous les Palestiniens du monde, et les citoyens palestiniens d’Israël pourraient disposer de tous les droits civils et l’égalité dans l’Etat d’Israël, en tant qu’Etat juif.
C’est ce que prétendent les philosophes sionistes libéraux. Cela me fait rire. A qui payerions-nous les impôts? A l’Autorité palestinienne qui sauvegarderait nos droits nationaux ou à l’Etat juif? Où pourrions-nous travailler en tant qu’ambassadeurs? Dans notre Etat-nation ou dans l’Etat juif? Et à quel parlement participerions-nous? Et s’il y avait un vote au parlement concernant des questions nationales, serait-il possible aux membres arabes de la Knesset de participer à ce vote? Est-ce le régime palestinien ou le régime juif qui fixerait les curriculums de nos écoles? Qui déciderait quelles fêtes religieuses ou nationales seraient respectées durant l’année scolaire? Et qu’en serait-il du statut de la langue arabe? Où le Théâtre Al Midan trouverait-il des fonds pour des spectacles qui décrivent la vie palestinienne? L’idée que vous évoquez impliquerait l’existence de trois types de lois dans d’Etat juif, un pour les juifs, un pour les Arabes et un pour la citoyenneté. Ce serait un régime d’apartheid par excellence.
Le sionisme voulait rassembler tous les Juifs en un territoire avec l’idée que ce n’était qu’en Palestine qu’ils pourraient avoir une vie nationale et civile et jouir de la liberté et de l’autonomie, qu’on pourrait dire à tous les juifs du monde: si vous voulez bénéficier de tous vos droits, allez à l’Etat des juifs. C’est d’ailleurs ce que disait Netanyahou après les événements de Charlie Hebdo lorsqu’il invitait les Juifs français à immigrer dans l’Etat juif. C’est également ce que nous disent les sionistes libéraux aujourd’hui. Mais cette idée qu’un Etat peut défendre les droits civils d’un seul groupe ethnique est une idée raciste qui a prévalu dans la vieille Europe. Un Juif jouit des droits civils aussi en France. La citoyenneté ne peut pas être scindée par un territoire ou un régime. L’idée d’un Etat ethno-nationaliste est anachronique. Cette idée a un passé terrible et n’a pas d’avenir. Et cela sans même évoquer le point de départ de notre discussion. Nous n’avons pas immigré en Israël, c’est cet Etat qui nous a immigrés.
A un niveau plus personnel, vous avez 50 ans et vous avez été engagé dans des luttes civiles pour les Israéliens arabes depuis plus de 20 ans Qu’est-ce qui vous inquiète le plus actuellement?
Ce qui m’inquiète les plus c’est la guerre civile, et en premier lieu ce qui se passe en Syrie, mais aussi en Irak, en Libye et au Yémen. C’est une situation très difficile. Tout Arabe, femme ou homme, qui espère une vie meilleure pense à cela actuellement. La situation en Syrie ne signifie pas que j’abandonne la lutte contre l’occupation ou celle pour une vie digne ici, mais à un niveau personnel je reconnais que c’est ce qui m’inquiète le plus aujourd’hui. C’est le thème qu’évoquent plus de 300 millions d’Arabes, y compris les Arabes d’Israël. (Traduction A l’Encontre, publié sur le site +972 en date du 6 octobre 2015)
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