Le mouvement défiant le traitement que le système de justice criminel exerce contre les Noirs continue de s’étendre cette semaine. Lundi matin [15 décembre], les animateurs du mouvement dans la Bay Area [San Francisco] bloquèrent les entrées du siège de la police départementale d’Oakland et immobilisèrent le trafic de l’autoroute 880, située à proximité. Mardi, 16 décembre, à Los Angeles, des avocats montèrent un «die-in» [les participant·e·s à ces actions simulent la mort en s’allongeant sur le sol] près d’un tribunal du centre-ville. Plus de 100 manifestant·e·s se couchèrent sous la pluie, portant des signes sur lesquels on pouvait lire «Lawyers 4 Black lives» et «No one is above the law» («avocats pour défendre la vie des Noirs» et «personne n’est au-dessus de la loi»).
Des actions semblables à celles qui se sont déroulées en Californie font suite à un week-end de protestations à l’échelle nationale qui a conduit plusieurs dizaines de milliers de personnes à manifester à New York, Washington, Boston et ailleurs, le 13 décembre 2014. Les gens sont dans la rue depuis trois semaines, depuis qu’un grand jury de Staten Island a décidé qu’il n’était pas nécessaire que l’agent de police qui avait tué Eric Garner soit jugé. Les experts de la police et les activistes avec lesquels j’ai parlé cette semaine affirment que le mouvement ne cesse de croître.
Matt Nelson – directeur de l’organisation en faveur de la «justice raciale» active à l’échelle nationale, ColorOfChange – a participé à des actions à Ferguson, Oakland et Berkeley. Il a déclaré que l’utilisation de la force par la police [de plus en plus miltarisée au plan de l’armement], telle que celle d’un agent en civil brandissant une arme en direction d’une foule à Oakland ainsi que l’utilisation excessive de gaz lacrymogène, contribue à la croissance du mouvement en augmentant la politisation des manifestant·e·s.
«Il y a tellement de gens qui sortent manifester pour protester contre les violences policières qui, alors, se trouvent faire face à la violence policière», affirme Nelson. «S’ils ne comprenaient pas comment la mort d’un Mike Brown ou d’un Eric Garner a pu se produire, ils réalisent combien, après une soirée de protestation, une action policière peut devenir très violente voire même mortelle.»
J’ai rencontré Sharena Thomas, cofondatrice de People’s Community Medics, alors qu’elle quittait avec son enfant le rassemblement de samedi [13 décembre] à Oakland. Thomas m’a dit qu’elle avait été obligée de créer son organisation – qui entraîne des volontaires à fournir une première aide d’urgence – après avoir participé en 2009 à un comité qui enquêtait de manière indépendante sur la mort par balles d’Oscar Grant, un Noir non armé, par un policier du Bay Are Rapid Transit (BART). Elle m’a indiqué qu’elle était frustrée sur la manière dont certains médias dépeignaient les mobilisations de samedi. «Ils pensent que nous sommes juste des gens fâchés nous battant autour du cas de Mike Brown et non contre l’ensemble du système de justice corrompu.»
Les organisateurs au sein du mouvement prennent pour cible «l’ensemble du système corrompu». Comment donc faire naître un changement d’une telle ampleur? La semaine dernière, la chaîne ABC News a demandé à Tory Russell – un organisateur d’Hands Up United [les bras levés], à Ferguson– quelle était sa position par rapport au plan de l’administration Obama d’injecter plus de 260 millions de dollars afin de financer des caméras fixées sur les agents de police ainsi que des formations [«de sensibilisation»]. Russell a répondu: «Une caméra corporelle […] ne change pas l’esprit et le cœur d’un agent de police. Je pense que nous devons simplement retirer le biais racial [la déformation raciste] au cœur du système.»
Mervyn Marcano, de FergusonAction.com, une coalition d’organisations actives sur la question de la violence policière à Ferguson et à l’échelle nationale, soulignait l’importance de remettre en cause les biais implicites, ou les stéréotypes anti-Noirs ainsi que les craintes qu’ont les agents de police (ainsi que, plus largement, des Américains). «Si vous pensez que des caméras corporelles et un contrôle civil parviendront à modifier ces questions, vous êtes à côté de la plaque sur la manière dont ces agents de police patrouillent dans nos quartiers», m’a-t-il dit.
Les dirigeants du mouvement actifs à Ferguson ont développé au moins une revendication qui touche directement à ce que décrivent Marcano et Russell. Celle-ci exige que le Département de la justice surveille périodiquement les services de police et retire son financement à ceux qui ne forment pas leurs agents sur les questions de biais [raciaux]. La liste entière de leurs revendications – qui comprend un appel en faveur d’audition de la part du Congrès sur les pratiques discriminatoires ainsi que le passage de l’End Racial Profiling Act – est utilisée en dehors de Ferguson. Lundi, les manifestant·e·s participant aux actions à Oakland s’y referaient également.
Ces revendications sont imaginatives mais elles n’abordent pas – et peut-être qu’elles ne le peuvent pas – l’éventail complet des problèmes que le mouvement met en évidence. Ainsi que l’expliquait Patrice Cullors, l’un des trois créateurs de l’appel à l’action #BlackLivesMatter: «Je pense qu’il y a des changements politiques manifestes – vous savez, ce que Michelle Alexander [auteure du livre intitulé The new Jim Crow, Ed, New Press, 2012] appelle le nouveau Jim Crow. Nous voudrions assister à un financement plus réduit en direction de l’application des lois [law enforcement]. Nous aimerions voir un financement accru vers les communautés noires, en faveur du logement, de l’alimentation et de l’éducation. Mais nous devons faire plus que cela. Nous devons faire en sorte que se produise un changement de culture. Darren Wilson a tué Mike Brown parce qu’il pensait qu’il ressemblait à un démon. La politique ne va pas modifier cela. Les lois Jim Crow ont disparu, mais nous vivons toujours avec la haine de Jim Crow [1].»
J’ai demandé à John A. Powell – un théoricien de premier plan sur la question du biais implicite ainsi que professeur de droit à l’Université de Californie à Berkeley – comment l’on pouvait prendre en compte ce combat plus vaste contre la dépréciation de la vie des Noirs. «Les biais implicites proviennent de l’environnement, c’est comme l’air que nous respirons», a répondu Powell. «Si vous voulez résoudre la question des biais implicites, vous devez changer le modèle. Si chaque personne que nous voyons arrêtée à la télévision est Noire, cela se loge dans notre inconscient. Les mesures politiques jouent un grand rôle. Ce que nous voyons à la télévision ou ce que nous lisons dans les livres, cela nous affecte également.»
Cela confirme l’affirmation de Cullors que même un texte de législation de grande portée – un équivalent pour le XXIe siècle du Civil Rights Act, ainsi que je le suggérais il y a un mois – ne peut résoudre à lui seul notre présent ensemble de problèmes. Frank Bardacke, un écrivain et un enseignant dont les 50 ans d’activisme comptent un engagement dans les mouvements contre la guerre, des travailleurs agricoles ainsi que des étudiant·e·s de Berkeley, partage cette opinion que du fait que le sentiment anti-Noir n’est pas inscrit dans la loi, les mobilisations actuelles soulèvent un ensemble plus complexe de questions: «La critique aujourd’hui est plus fondamentale et exigerait des changements encore plus fondamentaux», a-t-il déclaré. «Si vous pensez au Voting Rights Act, mettant un terme à Jim Crow dans le sud, qui était une revendication très spécifique dont l’Etat pouvait s’accommoder, quelle est la revendication comparable aujourd’hui?»
Les jeunes organisateurs réfléchissent à cette question. Marcano de FergusonAction.com m’a dit que les efforts actuels tentent finalement de tenir les promesses du mouvement des droits civiques et de combler les vides laissés par les générations précédentes d’organisateurs et d’activistes.
«Si vous parlez aux jeunes gens dans les rues, ils ne marchent pas pour une concession particulière. Ils sont dehors parce qu’ils sont frustrés et ils savent que leurs vies ne sont pas appréciées par le système de pouvoir politique», ajoute Marcono. «Nous ne sommes pas, par le biais de nos organisations traditionnelles, organisés pour atteindre les objectifs de notre conversation. Il y a une nouvelle et différente façon de soulever toutes ces questions, et je pense qu’en fait nous devons faire cela si nous voulons honorer et rendre justice à tous ceux et celles qui sont descendus dans la rue.» (Traduction A L’Encontre. Cet article a été publié le 16 décembre 2014 sur le site de The Nation).
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[1] Le terme de Jim Crown désigne, de manière générale, l’ensemble des mesures et lois de ségrégation imposées aux Afro-américains à la fin du XIXe siècle dans les anciens Etats esclavagistes; celles-ci ont été abolies entre le milieu des années 1950 et 1970 sous la pression et l’action du mouvement des droits civiques. Les pratiques sociales et les inégalités plus insidieuses – concernant l’accès à l’emploi, à l’éducation, au logement, etc. – constituaient et constituent toujours une «nécessaire nouvelle étape» dans la lutte contre le racisme aux Etats-Unis. Notons que c’est sous la présidence de Barack Obama qu’a été supprimée une mesure phare du mouvement des droits civiques, contenue dans le Voting Act de 1965, qui plaçait certaines régions et Etats du sud sous surveillance fédérale pour ce qui touchait au respect de la participation électorale. Aussitôt que cette mesure a été supprimée, de nouvelles dispositions conditionnant le vote – telle la nécessité de détenir une carte d’identité (ce que ne possèdent pas de nombreux pauvres) – ont été créées.
Voir sur ce site The Color of the Law. Droit de vote et «Southern way of life». (Réd. A l’Encontre)
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