Par Freddy Mathieu et Dominique Lerouge
Malgré le désenchantement d’une partie de la population, particulièrement au sein de la jeunesse et des couches les plus défavorisées, la participation a été tout de même de plus de 60 %.
Lors des élections d’octobre 2011, Ennahdha avait raflé 41,5 % des sièges. Il n’en obtient que 31,8 %. Une partie de la population a exprimé ainsi son rejet des deux ans de gouvernement Ennahdha et des violences islamistes qui les ont accompagnés.[1] Le CPR et Ettakatol, qui avaient participé au pouvoir, ont vu leur nombre d’élus s’écrouler.[2]
Nida Tounès, dont les responsables sont pour l’essentiel issus du pouvoir en place de l’indépendance à 2011[3], arrive en tête avec 39,2 % des sièges.
Le Front populaire, qui regroupe l’essentiel de la gauche et une partie des nationalistes arabes, multiplie par 2,5 son nombre d’élus, avec 6,9 % des sièges contre 2,8 % précédemment.
Le futur gouvernement
Celui-ci n’entrera en fonction que début 2015. Mais avant fin novembre 2014, le Premier ministre proposé par Nida sera chargé de le composer dans le mois, voire les deux mois qui suivent.
D’interminables tractations sont donc à prévoir car Nida ne détient pas la majorité à l’Assemblée.
Le Président de Nida avait expliqué avant les élections qu’il s’adresserait en premier lieu aux trois petits partis avec lesquels il avait initialement décidé de se présenter aux élections.[4] Mais ceux-ci n’ont eu aucun élu.
Déclarant à l’époque vouloir élargir cette alliance «aux partis partageant les mêmes visions et les mêmes projets que les nôtres», il avait simultanément répondu par une énigmatique pirouette à la question de savoir si celle-ci pourrait inclure ou pas Ennahdha.[5]
Une avancée électorale de la gauche
Contrairement à octobre 2011, l’essentiel des forces de gauche se sont présentés unies. Le nombre d’élus du Front populaire est passé de 6 à 15, dont 6 du Parti des travailleurs, 4 des Patriotes démocrates unifiés, 2 de la LGO, et 3 nationalistes arabes. De fortes pressions vont s’exercer sur le Front pour le pousser à voter la confiance au futur gouvernement, voire participer à celui-ci, ou voter le budget.[6]
Pour relayer ses exigences, la population pourra également compter sur certains élus indépendants, comme par exemple Adnane Hajji, figure emblématique du bassin minier de Gafsa.
Une volonté affirmée de «refermer la parenthèse de 2011»
Nida Tounès a pour projet que la Tunisie reprenne pleinement sa place dans la politique voulue par les investisseurs étrangers et tunisiens, l’Union européenne, les USA, la Banque mondiale, le FMI, etc. Dans la continuité des gouvernements précédents, ce parti veut notamment:
• continuer à rembourser la dette extérieure;
• développer le libre-échange dans le secteur agricole, les services et les marchés publics;
• abaisser les impôts sur les bénéfices des sociétés;
• privatiser des sociétés confisquées au clan Ben Ali;
• poursuivre la compression des dépenses sociales en réduisant notamment les subventions aux produits de première nécessité;
• imposer « l’ordre social » dans les grands centres ouvriers, en particulier le bassin minier.
La place des mobilisations
Après avoir été parasitée pendant près de quatre ans par la bipolarisation entre néo-libéraux «modernistes» et néo-libéraux islamistes, la question sociale va donc revenir au premier plan.
En ce domaine, l’attitude de l’UGTT (Union générale tunisienne du travail) va jouer un rôle déterminant. En 2012 et 2013, sa direction a été essentiellement absorbée par sa volonté de faire partir en douceur le gouvernement Ennahdha. D’où son rôle moteur dans la mise en place du cadre consensuel ayant débouché en janvier 2014 sur l’adoption de la Constitution et la mise en place du gouvernement provisoire «de technocrates» chargé notamment de préparer les élections.
Cette politique s’est accompagnée de relations de bon voisinage avec le syndicat patronal UTICA (Union Tunisienne de l’Industrie, du Commerce et de l’Artisanat).
Maintenant que les objectifs politiques que l’UGTT s’était fixés ont été pour l’essentiel atteints, reste à savoir comment évolueront en son sein les rapports de forces entre ceux qui ne voudront pas «gêner» le futur gouvernement au nom de «l’intérêt national», et ceux qui considèrent que la défense résolue des intérêts des travailleurs reste le fondement de l’action syndicale.
Reste à savoir également comment la gauche politique associative et syndicale saura répondre aux attentes de celles et ceux qui ont été les moteurs de la révolution: la jeunesse, les chômeurs, les salariés, les femmes et les populations déshéritées de l’intérieur du pays. (5 novembre 2014)
[1]Ne plus avoir été au gouvernement depuis janvier 2014 a atténué le rejet massif dont ce parti était l’objet après avoir été près de deux ans au pouvoir.
[2]Le CPR du Président de la république Marzouki n’a eu que 4 sièges (contre 29 en 2011). Ettakatol (la section locale de l’Internationale socialiste), du Président de l’Assemblée nationale Ben Jafaar, est passé de 20 sièges à 1 seul.
[3]Beji Caïd Essebsi, le Président de Nida, avait été successivement ministre de l’Intérieur, de la Défense et des Affaires étrangères sous Bourguiba, puis président de la Chambre des députés entre 1990 et 1991. Il a été premier ministre du 27 février 2011 à la prise de fonction du premier gouvernement Ennahdha en décembre 2011.
Dès 2012, les portes de Nida Tounes ont été grandes ouvertes à un nombre croissant de responsables du parti de Ben Ali, dont certains ont été têtes de liste aux élections législatives d’octobre 2014. www.lemonde.fr/
Simultanément, certains responsables qui n’étaient pas liés au pouvoir en place avant 2011 ont été progressivement mis de côté.
[4] La coalition Union pour la Tunisie (UDT) avait été constituée début 2013 à l’appel d’Essebsi. Mais finalement, les deux principales composantes de cette coalition ne se sont pas présentées sous ce sigle aux élections :
– Joumhouri d’Ahmed Néjib Chebbi a quitté l’UDT en décembre 2013, et n’a obtenu qu’un seul siège sous son propre sigle,
– Nida Tounès a déclaré en juin 2014 qu’elle présentera des candidats sous son propre nom, puis le PS a fait de même.
Pour les élections de 2014 les listes déposées sous le nom UPT (et qui n’ont obtenu aucun siège) sont en fait celles qui sont étroitement liées à Massar (lointain héritier du PC tunisien).
[5]Essebsi a notamment déclaré le 16 octobre “Comme le dirait le proverbe arabe, Nidaa Tounès et Ennahdha représentent deux lignes équilibrées (parallèles ?) qui ne se croiseront que si Dieu le veut… Et si elles se rencontrent, eh bien, ç’aura été par la volonté divine”.www.letemps.com.tn/
[6] En janvier 2014, le Front populaire avait refusé de soutenir le gouvernement de « technocrates » succédant à celui d’Ennahdha :“Le gouvernement Jomaâ est un gouvernement dont nous avons refusé de voter la confiance. Ce gouvernement n’est pas notre gouvernement, même si nous n’appelons pas aujourd’hui à sa chute.” http://www.europe-solidaire.org/
A propos de l’orientation du Front envers le futur gouvernement, un de ses dirigeants a notamment déclaré début octobre : “Nous ne sommes pas pour un gouvernement d’union nationale. Pas question pour nous d’intégrer un gouvernement pour coexister avec Ennahdha et les anciennes figures du RCD”.http://www.letemps.com.tn/
Après le premier tour des présidentielles le 23 novembre, des discussions sont prévues au sein du Front pour préciser cette position, ainsi que l’attitude à suivre au deuxième tour de celles-ci au cas où Hamma Hammami n’y serait pas présent.
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