Editorial du Correio da Cidadania
Pour quiconque est engagé dans la lutte sociale et aspire à une société basée sur une véritable égalité, la déroute d’Aécio Neves a été un soulagement. Mais si de deux maux il a bien fallu choisir le moindre, il n’y a toutefois rien à fêter dans la victoire Dilma.
Le bilan de la campagne est affligeant. Engagés à prix d’or pour manipuler l’opinion publique, les spécialistes du marketing politique ont vendu les candidats comme des marchandises. Pour différencier leurs produits, ils ont abusé de l’ingénuité de la population. En mages de la pyrotechnique médiatique, ils ont réduit l’électeur à un consommateur, en créant des expectatives qui ne se sont pas réalisées. Pour détruire les adversaires, ils ont exploité des moyens qui alimentent de faux antagonismes et enveniment le climat politique.
Une bataille sans substance, donc tordue
Comme elle manquait de substance, l’élection a été transformée en une bataille tordue, dénaturée. Dans un climat de chasse aux sorcières, les passions ont atteint leur paroxysme. L’appel à l’émotion a été proportionnel au renoncement à la raison. La virulence des agressions mutuelles a été inversement proportionnelle aux différences réelles existant entre les rivaux (Dilma Rousseff et Aécio Neves)
L’électeur a été systématiquement trompé. Les divergences existant ente les deux ailes du Parti de l’ordre sont secondaires et circonstancielles. Ceux qui sont aujourd’hui avec le PT – Sarney, Maluf, Collor, Kátia Abreu [tous des politiciens bourgeois classiques] – étaient hier avec Fernando Henrique Cardoso et Collor de Mello, et, avant-hier, ils servaient la dictature militaire!
Demain. ils peuvent parfaitement passer au PSDB (Parti social-démocrate brésilien d’Aécio Neves). Cela à l’exception de quelques extrémistes, ceux qui commandent de fait – le capital international et la ploutocratie nationale – sont très bien servis par les deux candidatures [Dilma et Aécio]. Il suffit de voir le flot d’argent investi dans les deux ailes (PT et PSDB).
La complète déconnexion du débat électoral avec la réalité a transformé le pays en un asile de cinglés. Surpris par l’apparent antagonisme entre pétistes et toucans, un distrait qui atterrirait en parachute pourrait imaginer que le Brésil est en train de vivre une situation pré-révolutionnaire, alors que ce qui est réellement en jeu, c’est l’absolue conservation du statu quo. L’élection n’a eu lieu que pour choisir qui serait aux commandes pour le recyclage du capitalisme libéral mis en place par Collor de Mello il y a 25 ans [Collor de Melon a été président du 15 mars 1990 et a été destitué pour corruption; José Sarney le précédait à ce poste]. Rien de plus.
Un affrontement d’ombres chinoises
Le climat apocalyptique qui a entouré le second tour est une absurdité et fait penser aux légendaires guerres entre les familles Sampaio et Alencar [une guerre de plus de trente ans dans le Pernambuco, liée à des terres] pour la mairie de Exu [ville du Pernambuco] au siècle passé. Pour ceux qui s’alignaient sur le clan Sampaio, la victoire avait une conséquence réelle (et vice-versa), mais pour ceux qui ne faisaient pas partie de la bataille clanique, ils étaient condamnés à pousser leur chariot pour survivre, le résultat était différent. Les familles alternaient au pouvoir et la misère restait la même [Cette dimension de l’affrontement est passée sous silence par ceux qui parlent d’affrontement historique ; un jour après les élections Dilma proposait l’unité nationale et la discussion portait sur le ministre des finances qui correspondait le mieux aux intérêts du Capital. Les études les plus sérieuses montrent que le recul de la Bourse de 6% est plus lié à la récession et la dévaluation du reais qu’aux résultats électoraux: ce que même la BBC et le Financial Times doivent admettre. Réd. A l’Encontre ]
Ils délirent ceux qui imaginent que le pays se trouve face à une rupture institutionnelle imminente. Il n’y a aucun mouvement pour un coup d’Etat, ni à droite ni à gauche. L’unique conspiration en cours est celle qui unit les deux fractions du Parti de l’ordre contre le peuple. Preuve en est la complicité qui les unit dans leur politique de contre-insurrection préventive visant à contenir le conflit social et leur fraternité à l’heure de procéder à de ténébreuses transactions.
La bagarre est un masque, un théâtre, et tout cela fait partie du jeu électoral. Quand cela convient, l’antagonisme est immédiatement suspendu. Qui a oublié la scène idyllique où l’on a vu de Haddad (PT) et Alckmin (PSDB) assis très confortablement dans un luxueux restaurant de Paris, en juin 2013, peu de mois après avoir échangé des invectives [des serpents et des lézards] lors de la rude dispute pour la mairie de São Paulo? Au moment même où les rues de São Paulo étaient prises d’assaut par de jeunes travailleurs et travailleuses [juin 2013] luttant contre l’augmentation des tarifs du transport public, maire et gouverneur étaient parfaitement d’accord sur la politique de répression à mener contre les protestations et sur la stratégie de négociation à adopter face aux gangsters qui contrôlent les méga événements internationaux.
Vide de toute substance, la polarisation entre les deux ailes du Parti de l’ordre n’a servi qu’à dégrader le climat politique. Les Brésiliens sortent de la campagne encore plus désenchantés sur les politiciens et sans aucune conscience sur les causes de leurs problèmes et les possibles solutions. Personne ne peut se baigner deux fois dans la même eau du fleuve. Le second gouvernement Dilma ne sera pas une répétition du premier. Par la force des circonstances, il sera plus conservateur et effrayant. Les conditions objectives et subjectives qui le déterminent sont en train de se détériorer, réduisant ainsi sensiblement la marge de manœuvre permettant d’amortir, au travers du tassement du chômage, de l’augmentation des bénéficiaires de politiques d’aide et de la cooptation des mouvements sociaux, les effets pervers d’une modernisation trompeuse qui approfondit la «dépendance» et le sous-développement.
Une situation où l’affrontement avec les classes populaires va se durcir
Dans l’économie, le scénario est sombre. Les problèmes accumulés dans la foire de la consommation de biens (qui a été impulsée par la spéculation internationale) auront des conséquences [1]. L’augmentation de la «dépendance externe» laisse l’économie brésilienne à la merci des humeurs du marché international. L’aggravation de la crise mondiale, qui entre dans sa septième année sans aucune perspective de solution, n’ouvre pas d’espace de croissance. La menace de mouvement de fuite de capitaux soumet le pays à l’échec et mat imposé par de la dette extérieure. Dans ce contexte, les pressions exercées par la grande bourgeoisie globalisée pour que le Brésil réalise une nouvelle vague d’ajustements budgétaire poussent la politique économique vers une orthodoxie absolue. Les velléités néo-développementalistes sont choses du passé. Le prochain Ministre de l’Economie sera élu directement par le marché et sera plus proche d’Arminio Fraga que de Guido Mantega.
Sur le terrain de la société, la perspective est à une convulsion croissante. La modernisation mimétique, qui copie les styles de vie et les normes de consommation des économies centrales, aggrave les problèmes fondamentaux du peuple. La frustration généralisée, engendrée par un quotidien infernal, agite les esprits et polarise la lutte de classe. Sans que l’on puisse entrevoir d’issue dans ce circuit fermé qui transforme la vie du travailleur en un cauchemar sans fin (sur le lieu de travail et hors de celui-ci), le Brésilien se transforme en un baril de poudre prêt à exploser. L’augmentation de la violence et la fin de la paix sociale annoncent un futur de grandes tensions et de turbulence sociale croissante.
Dans les hautes sphères de la politique, la classe dominante aiguise ses couteaux pour affronter le conflit social. La crise du système de représentation renforce le consensus sur le recours à des solutions répressives pour répondre à l’inquiétude sociale, augmentant ainsi la pression en faveur de la criminalisation des protestations sociales comme présupposé à la stabilité démocratique. Le tournant conservateur de l’opinion publique, l’augmentation très forte du nombre de députés de la droite la plus disqualifiée et la mobilisation d’une classe moyenne hystérique déplacent le statu quo sensiblement vers la droite. Interpellé par la jeunesse qui est descendue dans les rues pour protester contre les dérives des gouvernants, le système démocratique brésilien assume sans complexe son caractère de classe et s’affirme ouvertement comme une démocratie de ségrégation sociale. La liberté politique appartient en exclusivité à la ploutocratie et se manifeste concrètement dans la possibilité de choix entre des alternatives intégralement compromises avec les paramètres de l’ordre [2].
La présidente va reprendre son poste au Palais du Planalto au milieu de la fange des scandales. Avant même d’assumer son second mandat, sa crédibilité se trouve déjà compromise par la gravité des accusations qui pointent la complicité directe existant entre le Planalto et les schémas de corruption dessinés par les sommets des partis qui forment sa base. Aucune lune de miel ne suivra cette fête. Avide de retourner au gouvernement après la quatrième déroute consécutive, l’opposition ne fera pas de trêve. Sans arsenal idéologique et programmatique pour se différencier qualitativement du gouvernement pétiste, il ne reste à Dilma que de saigner les gens du premier au dernier jour de son mandat.
Personne ne sort indemne d’un pacte avec le diable
Incapable de mobiliser la population et prisonnière de compromis immoraux, Dilma restera aux mains de la mafia qui, sous la houlette du monde des affaires,, contrôle le Congrès national. Victime de sa propre lâcheté, qui ne lui a pas permis de faire face à la tyrannie des magnats de l’information, elle sera quotidiennement l’objet du chantage que feront sur elle les grands pouvoirs médiatiques. Sans moyens pour se défendre, elle deviendra chaque jour plus docile face aux exigences du capital. Si elle ose défier ces messieurs, elle sera alors immédiatement confrontée au spectre de l’impeachment démocratique. C’est le mode de fonctionnement des démocraties bourgeoises contemporaines dans la périphérie latino-américaine du capitalisme.
Pour qui se berce d’illusions sur la possibilité d’une rédemption tardive du PT, la gueule de bois qui va suivre la fête démocratique sera monumentale. La jeunesse romantique et les gens de bonne foi séduits par le chant de sirène du «cœur courageux» [de Dilma] percevront ensuite sur leur peau même l’ingratitude de la présidente. Quand la population redescendra dans les rues pour protester contre les échecs du capitalisme sauvage, les disputes fratricides entre les fractions du Parti de l’ordre seront suspendues. Comme des sœurs siamoises, les deux ailes du Parti de l’ordre seront alors monolithiquement unifiées, armées jusqu’aux dents, pour réprimer les manifestants avec brutalité, comme si c’étaient des ennemis interne devant être anéantis. Cela s’est passé en juin 2013, lors des journées de la Coupe de 2014, et cela se passe chaque fois que le peuple se soulève contre les privilèges des riches. Une fois passé le risque imminent d’une perte de contrôle au plan social, les deux fractions recommenceront alors à se disputer pour le contrôle de l’Etat.
La fausse polarisation entre la gauche et la droite de l’ordre ne sera dépassée que lorsque les travailleurs n’auront plus aucune illusion sur la possibilité que le capitalisme puisse être domestiqué, que ce soit par le PT ou par quiconque. Le capitalisme dépendant vit de la surexploitation du travail et trouve dans la perpétuation d’un grand réservoir de pauvreté l’un de ses ressources. La situation devient encore plus grave lorsque la société affronte une sorte de processus de «régression» néocoloniale qui réduit la capacité de l’Etat à mener des politiques publiques.
Le show d’horreur qu’a été l’élection 2014 restera une leçon: pour sortir de l’antre étroit des options binaires entre le mal et le pire [3], il est nécessaire que la gauche socialiste s’unisse et entre enfin en scène. (Traduction A l’Encontre)
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[1] Dans le quotidien Le Monde du 25 octobre 2014, on a droit à tout un discours sur les «classes moyennes», dite classe C par les sociologues brésiliens. Ainsi, il est déclaré: «Cette nouvelle classe moyenne assez large, appelée classe C dans les statistiques du pays, comprend une population tout juste sortie de la pauvreté ayant un revenu minimum mensuel de 1734 reals (681 euros) jusqu’à une population plus aisée affichant un revenu mensuel de 7475 reals soit 2939 euros.».
Un simple calcul permet de mettre à mal ces élucubrations. UnePeugeot 308 coûte aujourd’hui : 56’090 R$. Il faut donc quelque 33 mois de salaire minimum pour acheter une Peugeot 308. Et pour les salariés supérieurs, effectivement, ils doivent consacrer l’équivalent de 7,5 mois de salaire pour l’acheter. ERt ce n’est pas une Classe C Mercedes. Autre exemple: un coffret CD de Djavan vaut 377,90 R$, 25% du salaire qui vous fait passer au-dessus de la ligne de pauvreté. Quiconque va dans un grand magasin d’un quartier populaire sait qu’une paire de soulier est vendu à crédit en 6 ou 12 versements. (Rédaction A l’Encontre)
[2] De son côté, Carlos Roberto Medeiros Cardoso, professeur et directeur d’une école dans la banlieue de São Paulo, dénonce une «mercantilisation» [marchandisation] de l’éducation: «Il n’y a pas de modèle. Même le Parti des travailleurs dans la ville de São Paulo applique le modèle des conservateurs. L’éducation actuelle au Brésil est trop liée au système et aux intérêts du capital. La grande bataille en ce moment, c’est d’obtenir qu’on s’éloigne de ce modèle mercantiliste de l’éducation, qui fait abstraction de l’éducation publique comme un droit fondamental.» (REUTERS – Ueslei Marcelino, 28 octobre 2014)
[3] L’appel public à voter Dilma Rousseff lancé au Brésil par Michael Löwy (http://www.cartamaior.com.br/?/Editoria/Politica/Michael-Lowy-vitoria-de-Aecio-seria-dramatica-regressao-social-e-politica/4/31973 ne pourrait-il pas – dans la perspective de ses étranges thèses sur le danger fasciste aujourd’hui – préparer ne prise de position politique à l’occasion des élections présidentielles en France, en 2017: un vote pour Juppé ou Sarkozy, au deuxième tour, contre Marine Le Pen. Une hypothèse de science fiction? On verra. (Rédaction A l’Encontre)
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