Par Jean-Pierre Filiu
Abou Bakr Al-Baghdadi est sans doute devenu aujourd’hui l’homme le plus dangereux du monde [1]. Ce n’est pas faute de l’avoir écrit, répété, martelé bien longtemps avant ce funeste mois de juin 2014 où les commandos djihadistes ont mis en déroute l’armée irakienne à Mossoul, la principale ville du nord du pays. Al-Baghdadi et son «Etat islamique» n’ont alors pas seulement mis la main sur un arsenal considérable – offert par les Etats-Unis à ses alliés locaux – ils ont saisi près de 500 millions de dollars (373,5 millions d’euros) dans les banques de Mossoul.
A titre de comparaison, Oussama Ben Laden avait chiffré publiquement à 500’000 dollars le coût global de préparation et d’exécution des attentats du 11 septembre 2001 à New York et Washington. Al- Baghdadi dispose donc d’un trésor de guerre qui lui permettrait de perpétrer mille «11-septembre». Il a en outre des centaines d’extrémistes occidentaux dans ses rangs. Mehdi Nemmouche n’a probablement été, avec la tuerie du musée juif de Bruxelles, que le précurseur d’une campagne terroriste à neutraliser coûte que coûte, pendant qu’il en est temps.
Al Baghdadi s’est proclamé «calife Ibrahim», souillant ainsi le titre le plus noble de l’islam, celui de «successeur» (calife) du prophète Mahomet. Une luxueuse Rolex [2] au poignet, il est sorti de la clandestinité où il se cantonnait rigoureusement pour lancer son défi à la face du monde.
La terreur de l’Etat islamique a vocation expansionniste, elle l’a prouvé en Syrie, où la coalition révolutionnaire a réussi au début de l’année, au prix de pertes considérables, à expulser les partisans d’Al-Baghdadi d’Alep. Cette «seconde révolution», menée cette fois contre les djihadistes, a heureusement démontré que l’Etat islamique peut être défait et ses commandos refoulés.
Al-Baghdadi n’a pas tardé à imposer la vision totalitaire de son organisation dans la ville de Mossoul. Le texte fondateur de l’Etat islamique, qui avait suscité peu d’attention lors de sa publication en 2007, n’est qu’une collection d’interdits, des devoirs sans nul droit, le tout surveillé par une police politique qui se drape mensongèrement dans le religieux. Les individus «déviants», les personnalités «suspectes», les esprits critiques ont commencé d’être embastillés, torturés, éliminés dans toute la zone.
Al-Baghdadi a ensuite lancé un ultimatum à la communauté chrétienne de Mossoul, sommée de se convertir sur-le-champ ou de payer un tribut discriminatoire, sous peine d’être frappée de «l’épée». Ce fut la panique chez les membres de cette minorité, parfois protégés par leurs voisins musulmans, souvent contraints à une fuite désespérée, abandonnant tous leurs biens derrière eux. La spoliation ainsi réalisée par les commandos djihadistes n’est pas la moindre motivation de cet ultimatum de la terreur.
Vous connaissez l’adage historique, «le jour où ils sont venus chercher mon collègue, je n’ai rien fait. Le jour où ils sont venus chercher mon voisin, je n’ai rien fait non plus. Et le jour où ils sont venus me chercher, je ne pouvais plus rien faire». [3]
Méditez-le en pensant à ce jour où les partisans d’al Baghdadi ont peint la lettre arabe «Noun» (N, pour «Nazaréens») sur les demeures des chrétiens de Mossoul. En s’attaquant à une communauté installée depuis plus d’un millénaire dans cette ville, les djihadistes ne se sont pas trompés de cible.
Al-Baghdadi entendait briser la résistance de Mossoul en en liquidant la composante chrétienne, fondamentale et fondatrice. Car résistance il y a à Mossoul, notamment depuis que les djihadistes, tout à leur fureur iconoclaste, ont commencé de détruire des sanctuaires islamiques vénérés. Après avoir démoli la tombe du prophète Jonas (Younès), ils ont voulu s’en prendre à un minaret «bossu», tour de Pise islamique, fierté et mémoire de la Mossoul médiévale. La population a formé des chaînes humaines pour barrer la route aux sacrilèges, qui reviendront plus tard, n’en doutons pas.
Ce désastre est le résultat direct de l’invasion américaine de l’Irak en mars 2003, qui ne s’est pas contentée de renverser l’infâme dictature de Saddam Hussein, mais a mis à bas l’état irakien lui-même. L’ironie de l’histoire est que deux chrétiens fervents, George W. Bush et Tony Blair, étaient à la manœuvre lors de cette décomposition qui a livré l’Irak aux milices communautaires. Dans un tel contexte de guerre civile larvée ou ouverte, les minorités comme les chrétiens d’Orient paient toujours le prix fort.
Seules deux forces sont aujourd’hui capables de relever dans la région le défi djihadiste, de le contenir, voire de le refouler, les révolutionnaires syriens et les Kurdes d’Irak.
Il est inutile de compter sur les «armées» gouvernementales dans ces deux pays, elles ne sont plus que des gardes prétoriennes vouées à la défense de leurs maîtres Bachar Al-Assad à Damas et Nouri Al-Maliki à Bagdad, doublées de milices confessionnelles, souvent plus redoutées par la population que les djihadistes eux-mêmes.
Quant à la Turquie, elle garde un ostensible profil bas, sans doute préoccupée qu’elle est par le sort de ses dizaines de compatriotes retenus par les djihadistes dans le consulat turc de Mossoul.
Les révolutionnaires syriens sont militairement affaiblis et politiquement divisés, mais ils ont pour eux d’être très majoritairement arabes et sunnites, afin de briser le cercle vicieux de l’affrontement communautaire dont se nourrissent les djihadistes.
Le Gouvernement Régional Kurde (GRK) a étendu à Kirkouk son autorité sur le nord de l’Irak, ce qui inquiète les autres parties, surtout dans la perspective d’une prochaine proclamation de l’indépendance kurde, mais c’est le GRK qui accueille les vagues de réfugiés qui fuient la terreur d’Al-Baghdadi.
Les révolutionnaires syriens et les Kurdes d’Irak poursuivent leurs propres objectifs. Mais, en tenant tête au monstre djihadiste, leur combat est le nôtre.
Nous sommes tous des chrétiens d’Irak. (Le Monde, du 3-4 août 2014, p. 18, rubrique Décryptages, titre de la Rédaction A l’Encontre)
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[1] Cette formule «l’homme le plus dangereux du monde» peut certes être débattue. Le rôle des individus dans «l’histoire mondiale» est un sujet complexe de l’analyse politico-historique. Des structures de pouvoir fort puissantes et militarisée – potentiellement plus dangereuses et destructrices que le calife – masquent, plus d’une fois, le pouvoir décisionnel d’un individu, dans une série événementielle donnée. Y compris aujourd’hui. Cet individu peut, dès lors, endosser un rôle clé dans le déclenchement de crimes contre l’humanité, bien qu’il soit moins exposé (ou auto-exposé) que ledit calife Al-Baghdadi. (Rédaction A l’Encontre)
[2] Il faut connaître les montres helvétiques de luxe aussi mal que Sarkozy pour situer une Rolex au haut de la «pyramide du luxe». D’ailleurs, diverses sources (peut-être intéressées) n’ont pas manqué d’indiquer que cette montre pouvait être une modeste montre à 550 dollars (contrairement aux quelque 5000 dollars d’une Rolex) du fabricant de «montres islamiques» d’Arabie saoudite: Al-Fajr. D’autres, après mise en relief de la montre sur leur site, ont hésité entre une Rolex et une Omega; mieux valait, alors, choisir le nom sonnant de Rolex, même si la Seamaster d’Omega a des traits de famille. Cette note est là pour indiquer que la référence à la Rolex ne renforce en rien la solide argumentation, sur le fond, de Jean-Pierre Filiu. (Rédaction A l’Encontre)
[3] Cet «adage» renvoie, en fait, au poème connu, attribué au pasteur et théologien allemand anti-nazi Friedrich Martin Niemöller. Ce dernier, né en 1892, est arrêté en 1937 par les nazis. Il sera envoyé au camp de Sachsenhausen, puis transféré à Dachau; libéré en 1945, il anime l’Eglise protestante dite Confessante. Voici le poème, qui sonne si juste:
«Quand ils sont venus chercher les communistes, Je n’ai rien dit, Je n’étais pas communiste.
Quand ils sont venus chercher les syndicalistes, Je n’ai rien dit, Je n’étais pas syndicaliste.
Quand ils sont venus chercher les juifs, Je n’ai pas protesté, Je n’étais pas juif.
Quand ils sont venus chercher les catholiques, Je n’ai pas protesté, Je n’étais pas catholique.
Puis ils sont venus me chercher, Et il ne restait personne pour protester.»
(Rédaction A l’Encontre)
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