Par Hany Hanna
«L’événement tant attendu est enfin arrivé!», a commenté Bassem Youssef, l’animateur d’Al Bernameg, l’émission satirique la plus connue du monde arabe – après l’annonce de la candidature du maréchal Sissi à l’élection présidentielle fixée aux 26-27 mai 2014 –, avant de poursuivre: «Mohammed Salah (le joueur égyptien de Chelsea) a marqué un but!», tournant ainsi en dérision la longue attente de la candidature du maréchal. Pour être prévisible, ni la candidature de Sissi ni sa future élection n’est dénuée d’enjeux. La candidature du maréchal ouvre une période où va se dessiner le paysage politique de l’Egypte des prochaines années. Sera-t-il celui d’une dictature militaire? Les éléments les plus apparents le laissent penser: coup d’Etat (le Conseil militaire ayant publiquement demandé au maréchal de se présenter), partialité des institutions de l’Etat et des médias publics et privés en faveur du maréchal, loi électorale limitant les recours contre les résultats, répression de l’opposition, agressions des partisans de Hamdine Sabahi – qui vont au-delà de sa formation le Courant populaire –, le challenger de Sissi…
Tirer de ces éléments l’installation d’une dictature militaire serait pourtant ignorer l’état d’ébullition dans lequel vit l’Egypte depuis 2011. Dans la marmite de la révolution, le mélange des innombrables événements, actions et idées produit des réactions imprévisibles. D’autant plus que le produit ne sera ni le résultat d’une recette connue, ni l’œuvre d’un chef maîtrisant sa fabrication. On ne sait pas, par exemple, si le commandement de l’armée qui a demandé à Sissi de se présenter continuera à le soutenir en cas de difficulté. Et s’il le fait, l’armée suivra-t-elle son commandement? Cela dépendra entre autres de l’ampleur de ces difficultés ou du prix à payer pour soutenir l’ex-maréchal. Ce serait également ignorer la diversité des appartenances politiques et des motivations de ceux qui le soutiennent, qu’ils soient de simples citoyens ou des forces politiques.
Sissi, un candidat militaire, civil, laïc, islamiste, ultra-libéral, nassérien, autoritaire et démocrate!
Aussi étonnant que cela puisse paraître, Sissi compte de nombreux démocrates et militants de gauche parmi ses soutiens. Parmi eux, la militante historique des droits des paysans Chahinda Meqled, dont le mari a été assassiné en 1966 au cours d’une lutte contre les grands propriétaires refusant d’appliquer la réforme agraire limitant la propriété foncière. Ces militants pensent sincèrement qu’il sera un véritable président civil pour plusieurs raisons. La première est sa démission de l’armée. La deuxième est le pari sur de futures institutions démocratiques: une assemblée nationale et des collectivités territoriales élues. La troisième est le pari sur la compréhension de Sissi que l’Egypte ne pourra plus être gouvernée comme avant, qu’il ne pourra pas ignorer les aspirations démocratiques et sociales du peuple.
Dans un entretien avec le quotidien Al Ahram en avril 2014, Chahinda Meqled justifie ce pari par «l’état de conscience de la rue, la volonté d’aller de l’avant et le souci de tourner la page d’un passé qui ne doit pas revenir». Les soutiens comme Meqled, le journaliste Abdallah Sennaoui ou le poète Aberrahman Abnoudi, qui ont réclamé la libération des détenus politiques, n’accepteront pas que Sissi soit un dictateur. Pourquoi donc, s’ils veulent un président civil, soutiennent-ils le chef de l’armée qui n’en a démissionné que pour devenir président de la République? D’abord parce qu’ils ne voient pas d’alternative fiable, l’absence de vie politique et d’alternance pendant soixante ans ayant empêché l’émergence de partis de gouvernement. Les partis constitués après les débuts de la révolution ne leur semblent pas assez aguerris pour leur offrir un chef d’Etat. Ils parient donc sur une personnalité qui aurait fait ses preuves en débarrassant l’Egypte des Frères musulmans. Son action serait la preuve à la fois de son courage et de son efficacité, de sa capacité de prendre des décisions au bon moment, précise Chahinda Meqled. Ils parient également sur l’armée comme garante du fonctionnement de l’Etat tout en espérant qu’elle ne le dirige pas directement. Pour beaucoup, Sissi n’est pas uniquement l’ancien chef de l’armée mais plus généralement le représentant des institutions de l’Etat, irréformables selon eux de l’extérieur. Il serait le seul candidat à avoir le soutien massif du peuple et des institutions, un appui sans lequel aucune réforme ne serait possible dans une période aussi difficile.
Bien entendu, les partisans de Sissi ne sont pas tous des adeptes du pouvoir civil. Le soutien populaire dont il jouit est aussi fondé sur la croyance de beaucoup qu’il n’y a que l’armée qui puisse «tenir le pays» et vaincre le terrorisme des Frères Musulmans et de leurs alliés. Exploitée pour faire taire toute critique, la menace terroriste n’en est pas moins réelle. Après le triple attentat de l’université du Caire du 2 avril (trois bombes ont visé les policiers en faction devant l’université, tuant un officier et blessant cinq autres), Ahmed Moghir, proche collaborateur du Guide adjoint des Frères musulmans, Khaïrat El Chater écrivait sur son compte Twitter: «Ceux qui disent que ce sont les services de renseignements qui sont responsables des explosions de l’Université du Caire sont des lâches. Les pacifistes sont des défaitistes.»
Les partisans du maréchal parient donc sur la stabilité au risque d’enfermer l’Egypte dans un cercle vicieux: on se méfie des partis politiques et des leaders civils parce qu’ils n’ont pas fait leurs preuves. Privés de soutien populaire, ceux-ci n’acquièrent pas l’expérience et la force nécessaire pour parvenir au pouvoir. L’absence d’alternance encourage le pouvoir à renforcer sa poigne et à ignorer les revendications sociales, provoquant la colère populaire, etc.
Sous la double casquette… le casse-tête
Parmi les forces organisées soutenant Sissi, il n’y a pas que les moubarakiens et des ultra-libéraux. Il y a également des nassériens, des Salafistes et des militants du mouvement social notamment des syndicalistes et des féministes. Il va sans dire que tant que Sissi n’aura pas rendu des arbitrages parmi cet ensemble hétéroclite, l’avenir restera incertain. Ces arbitrages sont un casse-tête pour le candidat Sissi. Portant une double casquette de candidat de l’armée et de candidat devenu civil grâce à sa démission de l’armée, il devra notamment arbitrer entre ses soutiens civils et militaires.
Dans son édition du 13 avril 2014, le quotidien Al Shorouk fait part de l’inquiétude de Sissi en raison des tensions au sein de son équipe de campagne non seulement entre ultra-libéraux et nassériens, entre hommes d’affaires et universitaires mais aussi et surtout entre civils et militaires, ces derniers ne tolérant les civils que pour dissimuler l’image du pouvoir militaire. Apparemment étrange, l’appui d’une partie non négligeable des nassériens à Sissi contre le candidat nassérien Hamdine Sabahi, s’explique par leur nostalgie de l’intégrité de Nasser, de son patriotisme, de son leadership du monde arabe et des pays non alignés. Ils sont convaincus que Sissi est mieux placé que Sabahi pour rétablir la puissance régionale de l’Egypte et sa place sur la scène internationale.
Abdel-Halim Qendil, rédacteur en chef de l’hebdomadaire Saout al Oumma (La voix de la Nation) est l’illustration parfaite de ce type de sympathisants. Bien que nassérien, il s’attend à ce que le futur président ressemble plus à Poutine qu’à Nasser. Tout comme Sissi, Poutine est un produit du régime et un ancien chef des Renseignements (Sissi est l’ancien chef des Renseignements militaires). Parvenu au sommet de l’Etat, Poutine en est devenu le «réformateur». Il a restauré l’autorité de l’Etat russe et sa puissance internationale et remplacé l’élite économique du pays par une élite moins corrompue et plus respectueuse de l’Etat. Opposant déterminé à Moubarak, Qendil avait publié sous le règne de ce dernier un livre intitulé Carton rouge au Président! Exclus du pouvoir le 11 février 2011, ni Moubarak ni ses partisans ne devaient y revenir par le biais de Sissi. C’est en tout cas ce qu’écrit Qendil dans son éditorial du 14 avril. Le maréchal devrait se débarrasser progressivement des milliardaires corrompus de l’ère Moubarak et favoriser l’émergence d’un important complexe militaro-industriel favorisant le développement économique et l’emploi.
Pour les salafistes, Sissi est surtout «un candidat islamiste». C’est ce qu’a déclaré Nader Bakkar, adjoint au président du Parti Nour (Lumière), cité par O News Agency le 16 avril, s’appuyant sur un mémoire écrit par Sissi en 2006 dans le cadre d’une formation militaire aux Etats-Unis. Ce mémoire portait sur la nécessité d’accompagner la démocratisation du régime des valeurs islamiques. L’intérêt commun entre Sissi et les salafistes est cependant moins spirituel que financier, les deux ayant le même argentier: l’Arabie saoudite.
Porteurs de l’idéologie rigoriste saoudienne, le wahabisme, les salafistes n’hésitent pas à faire intervenir leur parrain pour orienter les choix de l’Etat égyptien. Cela a notamment été le cas lorsqu’ils se sont opposés, en juillet 2013, à la nomination du laïc Mohamed ElBaradéï comme premier ministre. Dès le lendemain de l’annulation de sa nomination par le président intérimaire Adly Mansour (en fonction depuis le 4 juillet 2013), l’Arabie débloquait une aide de 5 milliards de dollars à l’Egypte. Le pays étant toujours aussi dépendant des aides financières de l’Arabie et des Emirats, l’influence salafiste sur le pouvoir égyptien continue à se maintenir. Pourtant, la nouvelle Constitution égyptienne, adoptée en janvier 2014, interdit les partis religieux. Peu importe. Elle a également mis l’Etat sous tutelle militaire. Cette tutelle autorise la torture et l’atteinte à la dignité humaine interdites par la Constitution. Pourquoi n’autoriserait-elle pas les partis religieux qui soutiennent son pouvoir? D’après Saout al Oumma du 14 avril, le gouvernement serait en train de négocier avec les Frères musulmans, par l’intermédiaire du prédicateur salafiste Mohammed Hassaan, la possibilité que les Frères se présentent aux prochaines élections législatives sur les listes du Parti Nour, à condition qu’ils renoncent à la violence. Ziad Eleleimy, militant révolutionnaire, avocat et ancien député, s’est dit convaincu de l’existence de telles négociations au cours d’une émission sur On Tv, le 14 avril. D’après lui, la répression des Frères ne sert au gouvernement qu’à négocier en position de force. La décision du tribunal des référés d’Alexandrie du 15 avril 2014 d’interdire à tout Frère musulman de se présenter aux élections ne semble pourtant pas menacer de telles négociations. D’après l’avocate Suzan Nada, les instances compétentes en la matière sont le Conseil d’Etat et le Conseil constitutionnel et non le tribunal des référés.
Plus surprenant est l’appui d’une frange du mouvement social apporté au maréchal, au risque de diviser les syndicats. Le soutien à Sissi apporté début avril par Yousry Maarouf, président de l’EDLC (Egyptian Democratic Labour Congress), une des centrales syndicales indépendantes, n’a pas manqué de provoquer les protestations de ses camarades. Ces derniers sont soucieux de se distinguer des pratiques de la confédération syndicale officielle, l’ETUF (Egyptian Trade Union Federation), toujours prompte à soutenir le régime qu’elle aide, depuis sa création en 1957, à contrôler les travailleurs. Pendant l’assemblée générale de son organisation le 25 avril, Maarouf n’a plus évoqué le sujet tandis que plusieurs délégués y ont indiqué, en sa présence, que toute intervention d’un responsable syndical en faveur d’un candidat à l’élection présidentielle est une position purement personnelle qui n’engage pas la confédération.
Dès le début de l’année 2014, des tensions s’étaient fait sentir au sein du mouvement social à propos du pouvoir militaire. Ainsi, au mois de février, un incident s’était produit pendant une réunion publique organisée par plusieurs mouvements syndicaux et politiques pour présenter une plateforme de revendications sociales à la presse: un salaire minimum pour tous, le redémarrage des usines laissées à l’abandon, la réintégration des travailleurs licenciés et l’éviction des cadres corrompus des entreprises. Lorsque le leader syndical des chauffeurs de bus a placé dans son intervention le slogan «A bas le pouvoir militaire!», il s’est fait houspiller par la salle, provoquant l’interruption momentanée de la conférence. Ceux qui n’ont pas apprécié la sortie de leur camarade étaient pourtant des militants syndicaux habitués à défier le pouvoir en organisant des grèves et des sit-in (interdits par la loi), pour défendre leurs revendications. Paradoxalement, c’est un des adversaires les plus déterminés du pouvoir militaire, l’avocat et militant socialiste révolutionnaire Haïtham Mohammadein qui a réussi à calmer la salle en expliquant que l’auteur de l’incident n’exprimait que son point de vue personnel et que les participants ne s’engageaient qu’à soutenir les revendications communes présentées à la conférence.
En attendant d’arbitrer entre ses supporters, Sissi semble soucieux de gommer son image de brutalité. Le 13 avril, il s’est réuni avec le Conseil national des droits de la femme pour s’enquérir des revendications féministes. Parallèlement, la Sécurité de l’Etat a entamé une enquête sur les allégations d’abus commis par le général Ahmed Ouasfi. Les opposants détenus dans la prison militaire placée sous son autorité auraient été torturés. Largement tolérée par le pouvoir, la torture des opposants est généralement l’œuvre de la police. Les pratiques supposées de Ouasfi ne pourraient que dégrader l’image de l’armée et de son candidat le maréchal Sissi. Il fallait donc réagir. C’est visiblement le but de cette démarche peu usuelle. Autre but possible de l’enquête: punir le général Ouasfi d’avoir qualifié l’éviction de Morsi par Sissi de coup d’Etat! Il avait précisément déclaré après l’événement que ce serait un coup d’Etat si Sissi se présentait à l’élection présidentielle. Certes, il ne pensait pas à l’époque que son chef aller briguer la présidence. Aujourd’hui pourtant, ces déclarations aboutissent à accuser, de fait, Sissi d’être un putschiste.
Le souci du maréchal de lisser son image ne le dispensera pourtant pas d’arbitrer entre ses partisans divers et variés. Aura-t-il plus à cœur de faire respecter les droits des femmes ou de ménager ses alliés salafistes qui avaient empêché la nomination d’une femme, ancienne directrice de l’opéra du Caire, Inès Abdel-Daïem, à la tête du Ministère de la culture en juillet 2013? Sera-t-il reconnaissant envers les militants syndicaux qui le soutiennent ou suivra-t-il l’exemple de la troisième armée égyptienne qui est intervenue récemment à Suez en faveur de l’homme d’affaires moubarakien Aboulenein contre les grévistes de son entreprise Ceramica Cleopatra? S’efforcera-t-il de donner raison à ses soutiens qui le comparent à de Gaulle ou Eisenhower, ou sera-t-il tenté de se comporter en Pinochet? Et s’il tombe dans ce piège, comment réagiront ses partisans civils? Rentreront-ils dans le rang ou rejoindront-ils les rangs de la résistance? Il est certainement trop tôt pour répondre à ces questions. Le programme électoral de Sissi aurait pu donner des indices de sa future orientation. Mais pour l’instant, il n’en a pas.
Des songes et des sermons
Le maréchal Sissi a même failli ne jamais avoir du tout de programme électoral. Le paléo-nassérien Mohammed Heykal, 90 ans – ancien proche conseiller de Nasser (1918-1970) – déclarait sur la chaîne CBC, début avril, que l’Egypte avait besoin d’un «programme national et non d’un programme électoral»! D’autres n’ont pas hésité à forcer le trait en expliquant que Sissi n’en avait pas besoin, étant lui-même tout un programme! C’est le cas de la comédienne Taysir Fahmy, qui a pourtant participé en 2011 à la révolution et fondé un petit parti politique Egalité et Développement. Finalement, Sissi a tranché, il aura un programme pour être plus conforme à l’image d’un candidat à des élections démocratiques. Ce programme était même annoncé pour le lundi 14 avril, avant que cette date ne soit repoussée à la fin du mois en raison des divergences au sein de son équipe.
A trois semaines de l’élection, le programme n’est toujours pas disponible. A défaut de programme, les éléments connus sont les déclarations de Sissi exprimant sa façon de penser et ses idées politiques ainsi que les noms des membres de son équipe de campagne.
Avant même de déclarer son intention de se présenter à l’élection présidentielle, il a fait au quotidien Al-Masry al-Youm des confidences qui donnent une idée de sa mentalité. Il a fait part d’un songe où il se voyait porter un sabre sur lequel était inscrit en rouge le credo de l’islam «Il n’est de dieu autre qu’Allah et Mahomet est son prophète» et une grande montre Omega verte. Dans son rêve, il a parlé avec l’ancien président Sadate qui lui a confié qu’il savait qu’il serait président un jour. A quoi Sissi a répondu qu’il savait «depuis 35 ans qu’il serait lui aussi président de la République». Ces confidences étaient «en off» et n’étaient pas officiellement destinées à être rendus publics. Elles ont pourtant fait le buzz sur Youtube en décembre 2013. Le quotidien s’est alors empressé de porter plainte, non pour faux et usage de faux, mais… pour vol des enregistrements, ce qui a prouvé leur authenticité. Mentalité primitive de Sissi? Fuite organisée à destination des électeurs à qui il attribue un goût immodéré des contes de fées? En tout cas, cet épisode n’a pas démontré une grande maturité politique du futur président.
Dans d’autres déclarations, il a appelé les Egyptiens à l’austérité, proposé qu’ils se rendent à leur travail à pied pour faire des économies ou dénoncé les subventions de l’Etat aux produits de consommation courante. «Ce qui coûte une livre doit être payé une livre!» a tranché Sissi. Dans une autre déclaration, il a invité les Egyptiens vivant à l’étranger à envoyer au pays un mois de salaire par an. Toutes ces propositions étaient empreintes d’un patriotisme moralisateur, voire culpabilisateur.
Dans une tribune publiée dans le quotidien Al-Ahram du 24 mars, Nader Fergani, ancien expert du développement aux Nations Unies, a indiqué que la vision de la crise économique du maréchal rappelait les propos de Hosni Moubarak au point où il avait l’impression que ce dernier s’adressait aux Egyptiens à travers le maréchal. Dans son article, il s’est étonné des propos que Sissi adresse à ses compatriotes sur le ton: «Votre nombre ne cesse d’augmenter. Où voulez-vous que je trouve de quoi vous nourrir?» Il a regretté que celui-ci considérait la population comme un fardeau et non comme une richesse dont le pays pourrait profiter. Il s’est demandé comment l’Inde aurait pu se développer avec une telle logique. Autre motif d’étonnement: la mentalité paternaliste de Sissi qui s’exprime comme le propriétaire des richesses de l’Egypte et considère que c’est lui qui entretient les Egyptiens avec ses deniers et non le contraire. Fergani ne s’est pas montré moins surpris que le maréchal considère que pour le redressement du pays, il était acceptable que les Egyptiens fassent des sacrifices pendant soixante ans, ce qui revient à sacrifier au moins deux générations. Une déclaration qui ne lui rappelait pas Moubarak, mais… Staline! Surtout, la justice sociale, principale revendication de la révolution, ne semble pas préoccuper le maréchal, peu soucieux que 26,3% de la population vive avec moins de 327 livres égyptiennes par mois (33 euros ou 41 CHF), tandis que les salaires des militaires et des policiers ont quadruplé au cours des trois dernières années et que huit Egyptiens possèdent à eux seuls 156 milliards LE (16 milliards d’euros ou 19,4 milliards CHF). La vision économique et sociale de Sissi devrait selon Fergani provoquer de graves désillusions et déclencher une troisième vague de la révolution.
Concernant sa conception de la démocratie, Sissi avait déclaré, avant sa candidature, que l’armée était un modèle de démocratie parce qu’avant de prendre ses décisions importantes, le commandement supérieur consultait la chaîne de commandement. On ne sait pas à ce jour si les civils et les démocrates qui le soutiennent parviendront à le convaincre qu’un Etat démocratique ne fonctionne pas de la même façon qu’une armée.
L’attelage bancal du maréchal
Son équipe de campagne est constituée sous la forme d’un «Comité consultatif»; le maréchal étant visiblement le seul à diriger sa campagne. Initialement, ce comité était composé d’une vingtaine de personnalités très diverses. Parmi elles, le nassérien Khaled Youssef, coréalisateur du dernier film de Youssef Chahine, Le Chaos (2007), film annonçant la chute du régime de Moubarak. Autre personnalité nassérienne, le jeune Mahmoud Badr, cofondateur de Tamarrod (Rébellion), le mouvement à l’origine de la chute de Morsi [30 juin-3 juillet 2013]. A côté de ces personnalités de gauche, on compte Hany Sareïedine, ancien directeur des marchés financiers et membre fondateur du Parti des Egyptiens libres, créé par le milliardaire Naguib Sawiris. Sareïedine avait ensuite rejoint le Parti Dostour de Mohamed ElBaradéï [1] avant d’en démissionner lorsque ce parti du centre a commencé à prendre une orientation plus progressiste. Le président de la Fédération des étudiants, Mohammed Badran, a également été recruté dans l’équipe de campagne alors que la contestation estudiantine de la répression battait son plein.
Comme pour signifier que la répression n’est pas l’horizon indépassable de son futur mandat, Sissi a également nommé deux hommes qui ont appelé à des réformes politiques au cours de ces dernières années: Abdelgelil Mustafa et Amr Chobaki. Le premier a, sous Moubarak, cofondé avec Mohamed ElBaradéï, le Rassemblement national pour le changement qui s’est efforcé de rassembler ceux qui réclamaient un changement de régime. Amr Chobaki est, lui, un chercheur en science politique dont les travaux ont mis en évidence l’importance de l’Etat de droit. L’apport de ces derniers à la défense des libertés a cependant été terni par leur participation, en tant que membres de la Constituante, à l’élaboration d’une Constitution (adoptée en janvier 2014) dont les avancées ont été annihilées par des dispositions plaçant l’Etat sous la tutelle de l’armée.
C’est sans doute pour profiter des talents diplomatiques d’Amr Moussa [ministre des Affaires étrangères de 1991 à 2001, puis secrétaire général de la Ligue arabe de 2001 à 2011], le président de la Constituante qui a réussi à faire accepter le texte de la Constitution par des membres issus de courants très divers, que Sissi l’a désigné à la tête de son équipe hétéroclite. Peine perdue!
L’équipe a déjà commencé à se déliter. Amr Chobaki en est parti en déplorant l’absence de projets politiques pour l’Egypte et la gestion de la politique au jour le jour. Certes, il ne visait pas Sissi en particulier mais il ne l’a pas non plus exclu de sa sentence professorale. Peut-être pour éviter d’autres défections, Sissi a finalement décidé de limiter la direction de sa campagne à quatre personnes, d’après des sources proches de Sissi citées par le quotidien Al Masry Al Youm le 22 avril. Parmi elles, le diplomate Mahmoud Karem qui devrait être le coordinateur de la campagne… sous la supervision de l’incontournable Amr Moussa.
Ce dernier devrait continuer à jouer un rôle important après l’élection présidentielle, peut-être celui de premier ministre de Sissi. Cet ancien ministre des Affaires étrangères de Moubarak représente le centre de gravité de la campagne du maréchal. Il est un des rares responsables du régime de Moubarak à ne pas avoir été impliqué dans les travers les plus marqués qui ont provoqué sa chute: la corruption, la répression et les choix socio-économiques désastreux. De plus, il s’en était éloigné pour devenir secrétaire général de la Ligue arabe de 2001 à 2011, la pire décennie du régime. Le ton ferme qu’il a adopté au cours de ses deux mandats, vis-à-vis des Etats-Unis et d’Israël, pourrait lui valoir le soutien des nassériens pro-Sissi. Il pourrait également obtenir l’appui des salafistes (seul courant politique soutenant Sissi à être absent de son équipe de campagne) en reconnaissance à ses interventions dans la Constituante. En effet, il avait réussi à imposer dans la Constitution un article garantissant que la Charia islamique n’y soit pas qu’une référence théorique.
Sabahi, figurant ou acteur de l’élection présidentielle?
Paradoxalement, l’enjeu de l’élection ne concerne pas l’identité du futur président, connu d’avance, mais l’avenir de la révolution. Une fois au pouvoir Sissi parviendra-t-il à la désamorcer? Il faudrait pour cela qu’il penche du côté de ses partisans les plus progressistes et démocrates et entame des réformes radicales: prendre des mesures de développement économique, favoriser la justice sociale, lutter contre la corruption et démocratiser le régime. S’il ne le fait pas, la révolution ne pourra que reprendre son cours. La seule question est comment.
Le principal argument électoral de Sabahi est son ambition de porter la révolution au pouvoir. Or, il n’a aucune chance de devenir le prochain président égyptien, notamment parce qu’il n’inspire pas confiance aux jeunes révolutionnaires. Conscient de cette méfiance, Sabahi s’est adressé à eux au cours d’une émission avec l’animateur Amr Adib sur la chaîne Orbit en leur rappelant qu’ils avaient le choix entre le soutenir ou le lâcher! Une inversion des rôles, étant donné que ce sont les jeunes révolutionnaires qui considèrent que c’est Sabahi qui les a lâchés plus d’une fois par opportunisme. La liste de leurs reproches au «candidat de la révolution» est longue. D’abord, il n’a pas condamné la brutalité de la dispersion des sit-in des Frères musulmans le 14 août 2013 qui a fait plus de trois cents morts. Il était pourtant leur allié, en tant que leader du parti Karama («Dignité») lors des élections législatives de 2011-2012. Plusieurs karamistes étaient entrés à l’Assemblée nationale en tant que candidats des listes conduites par les Frères musulmans, avant que l’Assemblée ne soit dissoute par une décision de justice. Sabahi a ensuite appelé à voter en janvier 2014 pour la nouvelle Constitution, qui place l’Etat égyptien sous la tutelle de l’armée et autorise le jugement des civils par les cours martiales. Se présentant aujourd’hui comme avocat du pouvoir civil face au pouvoir militaire, il avait pourtant brillé par sa discrétion pendant la période où il croyait que Sissi ne se présenterait pas à l’élection présidentielle, période où les jeunes révolutionnaires avaient le plus besoin d’être défendus contre la répression.
Après l’annonce de la candidature de Sissi, Sabahi a fait savoir qu’en cas de victoire du maréchal, il pourrait soit participer au pouvoir, soit mener une opposition constructive. Il a par ailleurs expliqué que l’enjeu de l’élection était de choisir entre un bon et un meilleur candidat. Quant à sa réputation de champion de la justice sociale, elle a pris un coup, lorsque, après avoir exclu de recourir à un prêt du Fonds monétaire international (FMI), il a envisagé de l’accepter… si celui-ci était sans conditions. Ne pouvant ignorer les conditions du FMI (réduction du rôle de l’Etat, baisse des dépenses publiques, privatisations…), Sabahi a, par cette précision, paru vouloir dissimuler son retournement de position.
A cause de ces positions timorées ou ambiguës, Sabahi ne paraît pas avoir l’autorité suffisante pour réformer les institutions de l’Etat ou inverser ses choix socio-économiques défavorables aux pauvres et à la «classe moyenne». Contrairement à ce que prétendait un de ses slogans de campagne, il n’a pas réussi à s’imposer comme le «candidat de la révolution» alors même qu’il est seul challenger de Sissi. Sa présence même à une élection, appelée par beaucoup «mascarade» parce qu’elle ne présente aucune garantie d’intégrité, le montre à leurs yeux comme une caution du régime plutôt que comme le représentant de la révolution.
La présence des révolutionnaires à ses côtés aurait été sa seule chance de pouvoir espérer faire concurrence à Sissi, les simples réformateurs étant convaincus qu’aucune personnalité extérieure aux institutions de l’Etat n’a les moyens de les réformer. Sabahi s’est donc enfermé dans un paradoxe: extérieur aux institutions de l’Etat, il prétend les réformer sans avoir réussi à obtenir le soutien de la seule force extérieure aux institutions capable de l’appuyer dans cette mission difficile, les révolutionnaires. Du moins, les plus jeunes d’entre eux. D’après un militant syndical sexagénaire d’Alexandrie – qui a tenu à préciser que sa position était personnelle et n’engageait pas le syndicat – il existe deux types de choix, un choix positif pour un candidat satisfaisant et un choix par élimination. L’élection actuelle n’offre que le second type de décision. Il a donc décidé d’éliminer le candidat Sissi car voter pour un militaire reviendrait à opter pour un pouvoir individuel.
Certes, il existe des révolutionnaires dans les partis politiques qui ont décidé de soutenir Sabahi, mais ils ne représentent qu’une infime partie des jeunes révolutionnaires, méfiants dans leur ensemble vis-à-vis de «la politique» dont les calculs et ses compromis sont jugés incompatibles avec la révolution. Le défi qui se présente à Sabahi et aux partis qui le soutiennent est de résoudre cette incompatibilité et contribuer à intégrer la révolution dans le jeu politique et électoral. Pour cela, Sabahi doit obtenir un score suffisant pour être en mesure d’imposer au futur président un allégement de la répression, permettant aux révolutionnaires d’agir au plan politique sans être, de suite, jetés en prison. S’il n’y parvient pas, un abîme continuera à exister entre l’élite politique et les révolutionnaires.
Insuffisant à donner à Sabahi une chance de concurrencer véritablement Sissi, le soutien de plusieurs partis à sa candidature n’a cependant pas été évident. Le parti Dostour, fondé par Mohamed ElBaradéï, a dû résister aux pressions pour pouvoir le soutenir. D’après Osman Mustafa, un de ses cadres, le régime voulait faire du Dostour un Wafd bis, en référence au parti libéral, fondé pendant la révolution de 1919, interdit par celle de 1952, avant d’être autorisé mais domestiqué par le régime de Moubarak. Il ne croyait pas si bien dire, Saïed Badaoui, le président du Wafd, ayant récemment déclaré que le maréchal Sissi était l’envoyé de «la providence divine»! Les pressions contre le soutien de Sabahi par le Dostour étaient également internes. Il n’était pas évident pour un parti du centre, contenant des éléments de droite, de soutenir un candidat de gauche. De plus, certains au sein du Dostour penchaient pour Sissi. Finalement, ce sont les adhérents qui ont tranché, décidant à 64% de soutenir Sabahi, le candidat civil contre le maréchal Sissi.
Pour l’Alliance populaire socialiste, le soutien à Sabahi était plus évident. Ce parti est une dissidence de du parti Tagamou, seul parti de gauche autorisé, mais domestiqué par le régime de Moubarak. C’est donc logiquement que le Tagamou a décidé de soutenir Sissi et l’Alliance Sabahi. Sans aller jusqu’à appuyer Sabahi, le Parti social-démocrate égyptien (PSDE) a accepté de rencontrer celui-ci, malgré l’opposition de son vice-président Emad Gad, partisan de Sissi. Ayant échoué à embrigader son parti sous la bannière du maréchal, il a aussitôt démissionné de ses fonctions.
Dernier mouvement politique à avoir appelé à voter pour Sabahi, les Socialistes Révolutionnaires longtemps réticents à soutenir un candidat jugé complaisant vis-à-vis de la répression, ont appelé le 27 avril à voter pour lui parce que «chaque voix enlevée à Sissi compte». Cet avis n’est pas partagé par l’ancien candidat à l’élection présidentielle de 2012, l’avocat et militant des droits sociaux Khaled Ali. Pour lui, un homme qui aspire à devenir président de la République parce qu’il a rêvé qu’il portait un sabre risque de se comporter de façon aussi tyrannique, qu’il obtienne 90% ou 51% des voix!
Quel avenir pour la révolution?
A défaut d’être le candidat de la révolution comme il le proclamait, Hamdine Sabahi est aujourd’hui le candidat civil face au candidat de l’armée et de l’appareil répressif. L’enjeu de l’élection est donc malgré tout d’exercer une pression suffisante pour alléger l’emprise de ces derniers sur le processus politique. C’est le seul moyen d’inclure la révolution dans le processus politique dans l’espoir qu’elle parvienne un jour au pouvoir.
Car il n’y a aucune raison qu’elle s’arrête subitement sans que ses principaux objectifs aient été atteints. Au vu des orientations de Sissi, il est improbable que celui-ci contribue à les atteindre! A défaut d’être intégrée dans le processus politique actuel, la révolution risque d’emporter celui-ci par une vague aussi importante que celle du 25 janvier 2011 ou du 30 juin 2014. Les Egyptiens vont en effet subir les effets de la récente décision du gouvernement de supprimer progressivement les subventions à la consommation. Les prix de l’électricité, du gaz et de l’essence viennent d’augmenter. Dès son entrée en fonction, le président Sissi devra infirmer ou confirmer ces choix. On sait que parmi les raisons qui ont précipité la chute de Morsi figuraient la difficulté des Egyptiens à se fournir en gaz, en essence et la fréquence des pannes d’électricité. Ces pannes, redevenues fréquentes dès le mois de mars, risquent d’augmenter dès l’été. Si le futur président Sissi demande aux Egyptiens de payer toujours plus cher des services dont ils bénéficient toujours moins, il risque de commencer son mandat avec les mêmes difficultés qui ont contribué à interrompre celui de Morsi. (Le Caire, début mai 2014)
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[1] Ancien directeur de l’AIEA (Agence internationale de l’énergie atomique) basée à Vienne, Mohamed ElBaradéï est rentré en Egypte en 2010 pour réclamer le changement du régime de Moubarak. Il a fondé à cette fin le Rassemblement national pour le changement. Après le début de la révolution du 25 janvier 2011, il a fondé le Dostour, parti politique revendiquant l’avènement d’un Etat de droit, respectueux des libertés politiques et individuelles. Bien qu’ayant appelé à la justice sociale, l’absence de revendications économiques et sociales importantes du parti Dostour l’a classé comme parti centriste. Nommé vice-président de la république en juillet 2013 après l’éviction du pouvoir de Morsi, ElBaradéï a démissionné de ses fonctions pour protester contre la dispersion dans le sang des sit-in des pro-Morsi le 14 août 2013 et s’est aussitôt retiré de la vie politique. La présidence du parti, restée vacante pendant plusieurs mois, a finalement été occupée par Hala Chukrallah. Elue à la tête du parti en février 2014, elle a imprimé au parti une orientation plus à gauche en revendiquant notamment des impôts progressifs et l’application d’un salaire minimum et d’un salaire maximum.
Excellent article Hany Hanna! Merci pour toutes ces mises à jour