«Le monde se préoccupe des armes chimiques; mais, pour nous, Syriennes, le viol est pire que la mort»
C’est le crime le plus tu, perpétré actuellement en Syrie. Un crime massif, organisé par le régime et réalisé dans les conditions les plus barbares. Un crime fondé sur l’un des tabous les mieux ancrés dans la société traditionnelle syrienne et sur le silence des victimes, convaincues de risquer le rejet par leur propre famille, voire une condamnation à mort.
C’est un crime qui anéantit les femmes, détruit les familles et disloque les communautés. Un crime que les hordes de réfugiés fuyant la Syrie pour les pays alentour désignent comme la cause principale de leur départ, mais que les enquêteurs de l’ONU et toutes les ONG peinent à documenter tant le sujet est douloureux. Un crime absent des discussions de Genève alors qu’il obsède les Syriens et hante des dizaines de milliers de survivantes. Le viol. L’arme de guerre secrète de Bachar Al-Assad.
Alma, 27 ans (les noms des victimes ont été changés) est allongée, décharnée, sur un lit d’hôpital au cœur d’Amman. Elle ne marchera plus, sa colonne vertébrale a été brisée par les coups administrés par un milicien du régime avec la crosse de son fusil. Dès les premiers mois de la révolution, cette mère de quatre enfants, diplômée en gestion, s’est engagée résolument du côté des rebelles, livrant d’abord de la nourriture et des médicaments, puis transportant des munitions dans un paquet noué sur son ventre afin de passer pour une femme enceinte.
«Tu voulais la liberté? Eh bien là voilà!»
Arrêtée un jour à un checkpoint dans la banlieue de Damas, elle est restée pendant trente-huit jours dans un centre de détention des services de renseignement de l’armée de l’air, entourée par une centaine de femmes.
«Abou Ghraïb, à côté, devait être un paradis», dit-elle avec un pauvre sourire, allusion à la prison américaine en Irak. «J’ai tout eu! Les coups, le fouet avec des câbles d’acier, les mégots de cigarette dans le cou, les lames de rasoir sur le corps, l’électricité dans le vagin. J’ai été violée – les yeux bandés – chaque jour par plusieurs hommes qui puaient l’alcool et obéissaient aux instructions de leur chef, toujours présent. Ils criaient: “Tu voulais la liberté? Eh bien la voilà!”»
Toutes les femmes, dit-elle, en plus de leurs souffrances, pensaient que leurs familles les tueraient si elles apprenaient leur sort. Sa détermination à s’engager dans l’Armée libre n’en était que renforcée. A sa sortie, elle est devenue l’une des rares femmes chef de bataillon, à la tête de vingt hommes, avant d’être grièvement blessée et évacuée en Jordanie.
Des centaines de milliers de Syriens ont afflué en Jordanie, et c’est là que nous avons pu, grâce à des médecins, avocates, psychologues, collecter et croiser de nombreux témoignages ainsi que rencontrer, en face-à-face, plusieurs victimes. Entretiens douloureux et sous haute pression: «Ma vie est entre vos mains.»
«Atteindre les pères, frères et maris»
«Il est grand temps que ce scandale soit dénoncé publiquement!, estime l’ancien président du Conseil national syrien, Burhan Ghalioun, membre influent de l’opposition. Car c’est cette arme, selon moi, qui a fait basculer dans la guerre notre révolution qui s’était voulue pacifique.»
Dès le printemps 2011, raconte-t-il, des campagnes de viols par les milices ont été organisées à l’intérieur des maisons alors que s’y trouvaient les familles. Des filles ont été violées devant leur père, des femmes devant leur mari. Les hommes devenaient fous et hurlaient qu’ils allaient se défendre et venger leur honneur. «Je pensais, moi, qu’il fallait tout faire pour ne pas entrer dans une phase militarisée, qu’armer la révolution allait multiplier par cent le nombre de morts. Mais la pratique du viol en a décidé autrement. Et je crois que Bachar l’a voulu ainsi. Une fois les révolutionnaires armés, il lui était facile de justifier les massacres de ceux qu’il appelait déjà “les terroristes”.»
Difficile de vérifier cette thèse. Ce qui est avéré, en tout cas, c’est que les violences sexuelles n’ont fait que s’accroître, contribuant au climat de terreur. «Les femmes servent d’instruments pour atteindre les pères, frères et maris, dénonce l’écrivaine Samar Yazbek, réfugiée en France. Leurs corps sont des champs de torture et de bataille. Et le silence de la communauté mondiale sur cette tragédie me semble assourdissant.»
Plusieurs organisations internationales ont fait état des viols commis par le régime – Amnesty International, l’Internatinal Rescue Committee, la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme, Human Rights Watch… Mais toutes évoquent l’extrême difficulté à obtenir des témoignages directs, le silence obstiné des victimes, la peur des crimes d’honneur perpétrés contre les femmes violées et l’anxiété née de la perception généralisée qu’une femme arrêtée par le régime a forcément été violée.
Un rapport particulièrement bien documenté, publié en novembre 2013 par l’Euro-Mediterranean Human Rights Network, confirme l’ampleur du phénomène et proclame l’urgence d’enquêter sur ces crimes de guerre qui, si leur planification était avérée, pourraient être qualifiés de crimes contre l’humanité. «Le régime a fait des femmes ses premières cibles», affirme Sema Nassar, l’auteure principale du rapport, jointe par Skype, et dont les deux sœurs viennent tout juste d’être arrêtées. «Elles sont visées, en tant que telles, par les snipers, notamment les femmes visiblement enceintes. Elles servent de boucliers humains, comme dans le quartier Ashria d’Homs, en février 2012, quand l’armée a forcé des femmes à marcher devant les troupes ou les a même fait monter dans les tanks pendant des patrouilles. Elles font l’objet de kidnappings pour rançons et échanges. Les violer systématiquement, qu’elles aient 9 ans ou 60 ans, est une façon de détruire durablement tout le tissu social.»
Violées collectivement sous l’œil d’une caméra
Oui, elle a des histoires à raconter, Sema Nassar. Des cas précis, datés. Des dizaines. Comme celui de cette jeune fille d’Hama, actuellement réfugiée aux Etats-Unis, qui se trouvait chez elle avec ses trois frères quand des soldats ont fait irruption, et ont exigé que les trois jeunes gens violent leur sœur. Le premier a refusé, on lui a coupé la tête. Le deuxième a refusé, il a connu le même sort. Le troisième a accepté, ils l’ont tué sur la fille qu’ils ont eux-mêmes violée.
Ou l’histoire de cette Syrienne emmenée dans une maison de la banlieue d’Homs, à l’été 2012, avec une vingtaine d’autres femmes, torturées et violées collectivement sous l’œil d’une caméra dont le film a été envoyé à son oncle, un cheikh connu, prédicateur à la télévision, membre de l’opposition.
«La pratique est très fréquente lors des raids dans les villages, et systématique dans les centres de détention des services secrets», affirme au Monde Abdel Karim Rihaoui, président de la Ligue syrienne des droits de l’homme, actuellement au Caire, qui estime à plus de 50’000 le nombre de femmes violées dans les geôles de Bachar Al-Assad depuis le début de la révolution.
«Le bâton électrique dans le vagin ou l’anus»
Les régions sunnites sont assurément les plus touchées, et il note, dans les récits, une forte implication des troupes du Hezbollah libanais et de la brigade Abou Fadel d’Irak. «Avec les tortures les plus sadiques, comme le rat introduit dans le vagin d’une jeune fille de Deraa âgée de 15 ans. Avec des viols collectifs en public comme celui de quarante femmes, le matin du 5 janvier 2014, à Yelda. Et avec pour conséquence des centaines de crimes d’honneur sur les femmes sortant de prison dans les régions de Hama, Idlib ou Alep.»
C’est au camp de réfugiés syriens de Zaatari, à 80 km d’Amman, qu’on a rencontré Salma, lourde, épuisée, le regard éteint. Née à Deraa il y a une cinquantaine d’années, mais ayant habité Damas avec son mari et leurs huit enfants, elle a été stupéfaite, en 2011, d’apprendre qu’en rétorsion du soulèvement dans sa ville natale, ses enfants étaient renvoyés de leur école, dans la capitale. «Au nom de quoi punissez-vous mes petits? Ils ne sont pour rien dans les événements!», est-elle allée se plaindre à la directrice.
Elle n’avait pas terminé sa phrase que débarquaient les services secrets. Une cagoule sur la tête, elle a été conduite dans le sous-sol d’un centre de détention, jetée dans une cellule plongée dans l’obscurité et pleine de rats. Deux jours à l’isolement, sans boire ni manger, avant de rejoindre pour six mois la cellule minuscule occupée par deux autres femmes. «Nous ne pouvions pas nous allonger. Pas le droit de nous laver, y compris pendant nos règles. Et nous étions violées tous les jours aux cris de: “Nous les alaouites allons vous écraser.” Une seule protestation et on avait le bâton électrique dans le vagin ou l’anus. On m’a tellement battue qu’on m’a cassé la jambe. Elle est devenue noire, on m’a opérée n’importe comment avant de me remettre dans ma cellule. Ma famille n’a eu aucune nouvelle pendant six mois. Comme je ne sais ni lire ni écrire, j’ai signé avec l’empreinte de mon index n’importe quel aveu.» A sa sortie, son mari avait disparu avec la voiture.
Traumatismes «incurables»
Oum Mohamed, 45 ans, a été arrêtée avec sa fille le 21 septembre 2012 au hasard d’une rue et conduite à l’aéroport militaire de Mazzé. Le portable de l’étudiante affichant le drapeau de la résistance et la photo d’un «martyr», les deux femmes ont été détenues pendant vingt jours, frappées, violées, enfermées dans une cellule de 4 mètres sur 4 avec dix-sept femmes et plusieurs enfants. L’une, épouse enceinte d’un membre de l’Armée syrienne libre suspecté d’avoir participé au kidnapping de quarante-huit Iraniens dans un autobus en août 2012, était accompagnée de ses enfants de 8 et 9 ans. Le mari d’une autre, directeur de prison sanctionné pour s’être opposé à des tortures outrancières, était détenu à l’étage au-dessous, de telle façon qu’il entende les cris de sa femme pendant qu’on la violait. «Tout était occasion de sévices sexuels», dit-elle, les yeux humides, ravagée à l’idée que l’avenir de sa fille, qui a perdu 20 kg et nécessite un traitement psychiatrique, est définitivement compromis.
Les médecins décrivent des vagins «ravagés», des corps martyrisés, des traumatismes «incurables». Yazan, psychologue de 28 ans venu s’installer à Amman pour «aider les victimes de la guerre», nous parle ainsi (en souhaitant rester anonyme) d’un
de ses patients originaires d’Homs, dont les voisins avaient dénoncé des activités révolutionnaires, entraînant le kidnapping de sa femme et de son petit garçon de 3 ans. Arrêté quelques semaines plus tard, il a été emmené dans une maison privée utilisée pour des séances de torture. «Tu ferais mieux de parler! Ta femme et ton fils sont là! – Amenez-les d’abord!» La jeune femme est exsangue: «Ne dénonce personne! Ce que tu redoutais est déjà arrivé.» On les a violemment frappés tous les deux. Puis, alors qu’il était suspendu au mur par les poignets, on a violé sa femme devant lui. «Tu parles ou tu veux qu’on continue?» La femme a alors bondi, s’est emparée d’une petite hache utilisée par les bourreaux et s’est ouvert le crâne. Le petit sera plus tard égorgé sous ses yeux.
Alors? Initiatives barbares et dispersées menées par des soudards livrés à eux-mêmes ou arme stratégique pensée, déployée par une hiérarchie aux ordres? Le président de la Ligue syrienne des droits de l’homme, Abdulkarim Rihaoui, n’a aucun doute: «C’est un choix politique pour écraser le peuple! Technique, sadisme, perversité: tout est méticuleusement organisé. Aucun hasard. Les récits sont similaires et des violeurs ont eux-mêmes avoué avoir agi sur ordre.» Les avocates jointes en Syrie partagent cette conviction, malgré la difficulté à rassembler des preuves. «J’ai des photos de boîtes de stimulants [sexuels] dont se munissent les miliciens avant de partir en raid dans un village», affirme Sema Nassar. Plusieurs témoignages font également état de produits paralysants injectés dans la cuisse des femmes avant les viols.
Suicidée de n’avoir pu avorter
L’une des victimes, Amal, explique que, dans un centre de détention de Damas, un médecin – surnommé «Docteur Cetamol» – faisait le tour des cellules pour noter les dates des règles de chaque femme et distribuer des pilules contraceptives. «Nous vivions dans la crasse, dans le sang, dans la merde, sans eau et presque sans nourriture. Mais nous avions une telle hantise de tomber enceinte que nous prenions scrupuleusement ces pilules. Et quand j’ai eu un retard de règles, une fois, le docteur m’a donné des cachets qui m’ont fait mal au ventre toute une nuit.» Un témoignage capital pour établir la préméditation des viols en détention.
Des bébés naissent pourtant de ces viols collectifs, provoquant des drames en cascades. A Lattaquié, une jeune femme s’est suicidée de n’avoir pu avorter. Une autre a été précipitée par son père du balcon du premier étage. Des nouveau-nés ont été trouvés au petit jour dans des ruelles de Deraa.
«Mais comment aider ces femmes?, se désespère Alia Mansour, membre de la Coalition nationale syrienne. Elles ont si peur en sortant de détention qu’elles restent murées dans leur malheur sans pouvoir demander de l’aide.» A Homs, nous raconte la poétesse syrienne Lina Tibi, une femme a cependant réussi à organiser en une semaine, dans le plus grand secret, cinquante opérations d’hymenoplastie sur des filles violées de 13 à 16 ans. «C’était la seule façon de leur sauver la vie.» Mais les familles explosent. Des maris se détournent et divorcent. Telle belle-famille d’Homs a rassemblé les affaires de sa bru en vue de son expulsion du foyer avant même qu’elle ne sorte de prison. Des parents se précipitent pour marier leur fille au premier volontaire venu, fût-il âgé et déjà marié.
«Le monde se préoccupe des armes chimiques; mais, pour nous, Syriennes, le viol est pire que la mort», murmure en un sanglot une étudiante en droit qui n’a encore osé confier son drame à personne. Surtout pas à son mari. (Article publié dans le quotidien français Le Monde daté du 6 mars 2013, pp. 20-21)
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