Par Alan Maass
C’est un film si puissant qu’il appartient à cette rare catégorie de ceux dont il est difficile de quitter son siège lorsqu’il s’achève. Il est encore plus rare qu’un film que, lorsque des jours plus tard, votre regard observe le vide, vous songez encore à la raison pour laquelle vous ne pouviez pas bouger.
Esclave pendant 12 ans [film qui passera sur les écrans de Suisse française sous peu] est bon à ce point.
Le film raconte l’histoire vraie de Solomon Northup, un Noir né libre dans l’Etat de New York. En 1841, il fut éloigné de sa famille et de sa vie pour Washington, la capitale, où il fut kidnappé, embarqué pour la Nouvelle Orléans et vendu en esclavage.
Northup n’était pas la seule victime de kidnappeurs œuvrant dans le Nord à cette époque, mais il fut presque l’unique à regagner sa liberté 12 ans plus tard. Il parvint à faire parvenir un mot à sa famille et un avocat blanc, dont le père fut le propriétaire du père de Northup qu’il libéra ensuite, voyagea vers la Louisiane avec l’appui officiel du gouverneur de l’Etat de New York afin de le secourir.
Le compte rendu que fit Northup de ce cauchemar a été publié sous forme de livre en 1853 et devint un best-seller de son époque. A l’instar d’autres «récits d’esclaves» [les deux plus connus étant ceux de Frederick Douglass et de Harriet Jacobs], il fut utilisé par le mouvement abolitionniste pour aiguiser l’opposition nordiste à la ésclaveocratie sudiste.
Dans le film, le réalisateur [britannique, dont les parents sont originaires de l’île de Grenade], Steve McQueen, ne s’éloigne guère de Solomon et de son histoire. Ce qui s’approche le plus dans le film à une référence à la situation politique plus large tient en une seule prise de caméra: alors que Solomon, enchaîné, à la suite de son enlèvement, dans un cachot situé dans une cave appelle à l’aide à travers une fenêtre à barreaux, la caméra s’éloigne de lui et se déplace vers le haut, au-dessus des murs extérieurs du bâtiment jusqu’à dépasser le toit. C’est alors que nous pouvons voir au loin le Capitole [édifice qui abrite le pouvoir législatif fédéral], un symbole de la «démocratie américaine» surgissant au-dessus d’un monde de violence et de souffrances.
L’isolation complète du reste du monde fait cependant partie du récit du film. Pour Solomon, tout ce qui se trouve au-delà de la coque du navire qui le conduit en direction du sud, au-delà des murs du manoir de la Nouvelle Orléans dans lequel il est vendu, au-delà de la ligne d’arbres qui entoure les plantations, ce monde extérieur peut tout aussi bien ne pas exister pour tout le bien qu’il peut en attendre. Les anciennes certitudes de sa vie se trouvent droit devant lui: l’humiliation de la servitude, la routine abrutissante d’un labeur servile sans fin et les éruptions soudaines de violence.
Solomon est échangé entre plusieurs maîtres. Le premier, un prêcheur baptiste, se flatte de prendre soin de ses esclaves – ou, au moins, de leurs âmes immortelles – mais il s’avère finalement qu’il est plus préoccupé de sa position sociale au sein de l’esclavocratie. Le deuxième est un monstre sadique qui traite sa chère «propriété» humaine pire que s’il s’agissait d’animaux.
Tout au long du film la violence de l’esclavage est ni caricaturée ni ne fait l’objet de sensationnalisme, ce qui le rend plus atroce: l’écrasement de la pensée, ce que Frederick Douglass nommait «la pensée qui dévore sans cesse la pensée: je suis un esclave et un esclave pour la vie, un esclave qui n’a aucun espoir rationnel en la liberté; cette pensée qui faisait de moi une incarnation vivante de la misère mentale et physique.»
C’est un témoignage de l’aptitude de McQueen en tant que réalisateur mais aussi de l’acteur Chiwetel Ejiofor et de tous les autres extraordinaires acteurs. Dans le rôle de Solomon, Ejiofor donne vie à plusieurs aspects de sa personnalité: l’incompréhension et la fureur lors de sa capture, un immense chagrin face à la barbarie réalisée partout autour de lui, la satisfaction de découvrir des manières d’utiliser son esprit et ses talents, même si c’est au bénéfice de ceux qui le possèdent, le désespoir face à la perspective qu’il ne puisse jamais redevenir libre, l’angoisse en raison des actes horribles qu’il doit réaliser pour rester en vie.
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Steve McQueen a réalisé deux précédents films, mais il a également une formation en arts visuels, réalisant des expositions dans des galeries d’art plutôt que dans les salles de cinéma. Cette expérience se voit dans les images visuelles stupéfiantes du film.
A un certain moment, par exemple, Solomon est gagné d’une espérance inattendue lorsque surgit un travailleur blanc qui vit et travaille aux côtés des esclaves, qu’il paie – avec la maigre somme qu’il a gagnée en tant que musicien – pour envoyer une lettre à sa famille dans le Nord. Mais Solomon est trahi et il doit brûler la lettre qu’il a écrite sur du papier volé, utilisant une plume qu’il a fabriquée et de l’encre improvisée.
Lorsqu’il y met le feu dans l’obscurité de la nuit, le désespoir de Solomon est écrit sur son visage. Mais cela est suivi par l’image de la lettre qui est consumée par les flammes, se transformant en braises rougeoyantes, puis en veines d’un rouge sombre qui s’éteint morceau par morceau jusqu’à ce que l’écran devienne complètement sombre. Tout ce que McQueen a fait est de laisser la caméra tourner au-dessus d’un papier qui brûle alors que d’autres réalisateurs l’auraient coupée. Mais le symbole de désespoir est aussi puissant que les scènes de violence les plus vivantes.
De la même manière, McQueen montre les dynamiques tordues du régime terroriste esclavocrate en une longue séquence sur une tentative de lynchage.
Solomon a répondu aux provocations d’un charpentier blanc en le battant avec son propre fouet. Ce dernier revient avec deux autres blancs pour lyncher Solomon à un arbre qui se trouve à l’avant des cabanes où vivent les esclaves. Mais le surveillant de la plantation intervient parce que tuer Solomon serait un «vol» de la «propriété» du planteur. Le surveillant fait descendre Solomon, mais le laisse se balancer sur la pointe des pieds, la corde toujours au cou attachée à la branche de l’arbre, à peine capable de rester sur ses orteils pour éviter de suffoquer.
Tout ce que nous voyons, au début, c’est Solomon luttant pour rester en vie. Puis, dans une séquence de plans pris à une distance de plus en plus importante, la vie de la plantation reprend tranquillement autour de lui. Les esclaves se dirigent vers les champs, les enfants jouent. Une esclave s’approche de Solomon et lui verse une gorgée d’eau pour le maintenir en vie. Au plan suivant, nous voyons que le surveillant a été le témoin de cet acte apparent de pitié: il souhaite que Solomon survive mais aussi lui donner une leçon. Puis, regardant depuis la véranda, l’épouse du propriétaire observe la lutte de Solomon pour éviter de mourir étouffé, avant qu’elle aussi ne tourne le dos.
Un grand nombre de caractéristiques du système dépravé de l’esclavage sudiste sont saisies dans cette séquence sans parole: la condition de l’esclave, agressé en permanence, mais gardé suffisamment en vie pour continuer à travailler, la violence terroriste pour faire un exemple d’un rebelle, de façon à ce que les autres ne rejoignent pas la rébellion, le crime sauvage de l’esclavage dissimulé bien en vue au centre de la vie sudiste prétendument raffinée.
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La force de ce film tient dans la compréhension que l’expérience de Solomon de la barbarie et de la déshumanisation était la même pour des millions de Noirs qui connurent l’esclavage [on évalue le nombre d’esclaves aux Etats-Unis en 1860, soit à la veille de la Guerre civile, à 4 millions]. Mais cette force est encore plus grande si l’on garde à l’esprit certains accidents historiques qui font que l’histoire de Solomon est unique.
Les premières scènes du film montrent Solomon comme un citoyen respecté de Saratoga, dans l’Etat de New York. Le commerçant – qui finalement fera le voyage en Louisiane pour le secourir – le traite comme un ami et un égal. Mais ce commerçant aurait fait partie d’une minorité parmi les blancs du Nord en 1841. La phase radicale du mouvement abolitionniste allait seulement prendre son envol et la majorité des travailleurs blancs percevaient les Noirs libres comme des concurrents: leur hostilité était encore confinée, ainsi que l’exprima W.E.B. Du Bois [(1868-1963) [intellectuel Afro-américain de grande envergure, auteur d’un ouvrage sur l’activité des Noirs lors de l’immédiat après Guerre civile – Black Reconstruction – et de Les âmes du peuple noir ; c’est l’un des fondateurs du NAACP, National Association for the Advancement of Colored People], contre la puissance esclavagiste du Sud plutôt que contre l’institution de l’esclavage.
Plus rares encore sont les circonstances du sauvetage de Solomon. Il est finalement capable d’envoyer un message à sa famille dans le nord, après qu’il ait rencontré un travailleur canadien engagé pour construire une gloriette devant la demeure du planteur. Le Canadien non seulement soutient des opinions abolitionnistes mais a le courage de se disputer avec le tyran qui tient lieu de propriétaire.
Le personnage correspond au compte rendu qu’en a donné Northup dans son livre de 1853, mais c’était une très rare exception dans le Sud de cette époque.
Au début du XIXe siècle, alors que la production de coton devint centrale pour l’économie mondiale – c’était la matière première qui éperonna la Révolution industrielle en Europe – le système de travail esclavagiste nécessaire à la production de masse devint complètement enraciné. Les propriétaires d’esclaves les plus riches développèrent le système terroriste décrit dans le film afin d’écraser la menace de rébellions d’esclaves. En parallèle, tout blanc qui s’opposait à l’esclavage faisait face au choix soit de vivre sous la menace d’une mort violente ou de fuir vers le Nord ou l’Ouest.
Ainsi, que Solomon rencontre un sympathisant anti-esclavagiste dans le Sud des années 1850 afin de faire parvenir un mot à sa famille n’était que d’une chance sur un million. Cela aboutit à la fin de l’agonie des douze années que passa Solomon en tant qu’esclave: même s’il est finalement secouru, il comprend qu’il ne peut pas aider ceux qui ont souffert à ces côtés.
McQueen dramatise cette prise de conscience avec une autre image inoubliable: alors que Solomon s’assied à l’arrière de la calèche qui l’emmène hors de la plantation vers la liberté, nous voyons ses compagnons esclaves rester derrière lui, observant d’une distance toujours plus lointaine. Puis, alors que le visage de Solomon reste clair, l’arrière-plan s’éloigne et la vie qu’il quitte devient tache indistincte. L’astuce cinématographique de McQueen est un symbole visuel du dernier enseignement pour Solomon: le prix de sa libération est d’accepter que lui, au moins lui en tant que tel, ne puisse aider même un autre esclave à accéder à la liberté.
Esclave pendant 12 ans est un film qui remue l’estomac, mais il le devient encore plus lorsque vous vous souvenez de cela: s’il n’y avait eu une chaîne improbable de hasards et de chance pure, Solomon Northup serait mort inconnu, son histoire enterrée avec son nom d’esclave dans une tombe d’une plantation en Louisiane.
En ce sens, le plus grand tribut que rend le film est un hommage aux millions d’hommes, de femmes et d’enfants qui passèrent non pas 12 ans, mais l’ensemble de leurs vies comme esclaves, endurant l’un des crimes les plus terribles de l’histoire. (Traduction A l’Encontre; article publié sur le site de l’ISO: socialistworker.org)
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