Egypte. Un coup d’Etat dans la révolution
Par Jacques Chastaing
Selon le quotidien Libération, en date du 3 juillet 2013, le général Abdel Fattah al-Sissi, n’est pas sortit de nulle part losrqu’il a été nommé par Morsi à la tête de l’armée en août 2012. Selon Marwan Chahine, Al Sissi: «Agé de 58 ans, ce Cairote, diplômé de l’académie militaire égyptienne en 1977, fait partie de cette génération d’officiers qui n’a pas participé aux guerres de 1967 et 1973 contre Israël. Après des début dans l’infanterie, il a été tour à tour attaché militaire à l’ambassade d’Egypte en Arabie saoudite, commandant en chef de la zone nord d’Alexandrie et, enfin, directeur du renseignement militaire. Au cours de sa carrière, il a fait plusieurs années d’études en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis. Et le journal de gauche Tahrir croit qu’il entretient des relations diplomatiques et militaires privilégiées avec l’allié américain.»
Le processus de soulèvement populaire et les revendications sociales et politiques marquent la dynamique de fond de conjoncture politique, au sens le plus stricte du terme. Toutefois, le manque d’un pôle politique de référence, qui ferait écho à la dynamique rénovatrice et bouleversante de la société, laisse une place, à ne pas sous-estimer, aux initiatives politiques des militaires et de leurs alliés de circonstance. Ce qui s’est produit sous la forme de ce coup d’Etat, avec ses aspects propres qui se révéleront dans les semaines à venir. (Rédacton A l’Encontre).
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1.- Egypte: 3 juillet, 2013: 12 H: la traque de Morsi commence
Fêtes massives à nouveau toute la nuit. Les stars égyptiennes en étaient, Hussein Fahmi, Ahmed Helmi, Mona Zaki, Karim Abdel Aziz, Angham, Khaled Saleh, Khaled Al Sa. Quand Morsi faisait son discours, la foule rassemblée au palais Itthidiya criait: «dégage»,«dégage»!
L’humoriste égyptien Bassem Youssef a dit du dernier speech de Morsi que c’était un discours à la Néron: au moins 22 morts après son discours où il a implicitement poussé ses partisans à la guerre civile et à tuer les opposants à son régime au nom de la Sharia. L’armée pourra intervenir en argumentant qu’elle vient pour sauver les gens et en gagnant la guerre de la sympathie publique. Déclaration du CSFA (Conseil supérieur des forces armées) cette nuit: nous allons donner notre sang pour libérer l’Egypte de ses terroristes.
Mais il est loin d’être dit que les gens laissent l’armée utiliser cela pour assoir sa dictature. Les employés des bureaux gouvernementaux sont en grève et les bloquent. La machine de l’Etat s’enraye. Il y a des appels de dirigeants de Tamarod (Rébellion) sur internet pour aller à 16 h devant les bâtiments de la Garde présidentielle à Salah Salem pour que ce soit le peuple lui-même qui arrête Morsi.
Des tentes commencent à se monter. Une question d’un manifestant : «Est-ce que l’armée allemande a arrêté Hitler avant la seconde guerre mondiale?” Un graffiti sur le mur du palais présidentiel: «La légitimité de vos urnes électorales est annulée par les cercueils de nos martyrs». L’armée en a beaucoup sur la conscience…
Les sièges du PJL ( Parti de la Justice et de la Liberté – Frères Musulmans) ont été brulés à Ismaïliya et à Banha. Mohamed Al-Beltagy, le secrétaire général du Parti de la Justice et de la Liberté a déclaré qu’était venu le temps des martyrs.
A la cité du 6 octobre au Caire, cete nuit du 2 au 3 juillet, après que les islamistes aient tiré sur les manifestants anti-Morsi et que ces derniers aient riposté, avec des affrontements violents et des tirs toute la nuit (les gens dans les immeubles autour n’ont pas dormi), les islamistes se sont réfugiés dans la mosquée Hosari en en faisant un bunker
Selon le Ministère de la santé, pour cette nuit: 23 morts et 600 blessés
Le Koweit demande à ses ressortissants de quitter l’Egypte
Des gens ont remarqué la déclaration de Tariq Ramadan (petit fils du fondateur des Frères Musulmans): «la situation est explosive. Morsi devrait démissionner et négocier une large alliance nationale de transition, et éviter un bain de sang.»
Un des leaders des Frères Musulmans le Sheikh Mohammed Abdullah vient d’être arrêté par la police. Les avoirs des leaders des Frères Musulmans seraient gelés, eux-mêmes seraient assignés à résidence. Les véhicules de l’armée commencent à prendre position ici ou là. Treize ministres ont démissionné.
Le dirigeant de la Jamaa al Islamiya, Tarek Zomor, principal soutien de Morsi, appelle lui aussi à des élections présidentielles anticipées. Après ou avant avoir encore massacré quelques personnes? Le bateau sombre, les rats quittent le navire
Ci-dessous, les impressions des journalistes du «Progrès égyptien», quotidien égyptien en langue française, assez réac. Un peu comme des impressions de journalistes du Figaro…
«A l’heure de toutes les incertitudes
Mercredi , 3 juillet 2013
La nuit tomba sur les manifestants dans les rues, qui, à partir d’une grande liesse, sont sortis par millions pour exprimer leur grande joie après le dernier communiqué de l’Armée, qui accorda 48 heures d’ultimatum à la présidence pour satisfaire les revendications du peuple… A l’heure de toutes les incertitudes, la question reste ouverte, notamment après les points presse diffusés par la présidence et par le Front salafiste et qui laissent entendre que le communiqué de l’Armée «contenait des signes pouvant causer la confusion». Joies, craintes, incertitudes et confusion… toutes sont mêlées. En revenant des places et des différents lieux où se rassemblaient les manifestants anti-Morsi, on sentait un feu flamber de nos yeux. Non.. pas ce feu qui brûle, disons plutôt la lumière. Des lueurs indescriptibles nous croisaient partout. Nous avons vu tant de visages, tant de sourires, tant de regards et tant de couleurs !! Les «brouhahas» des appels, résonnent encore dans nos oreilles. Quel nom peut-on donner à ce spectacle fort impressionnant et touchant ? Une liesse ? Une explosion de joie… ? En regardant ce peuple, nous nous rendons compte que quelque chose de profondément radical l’a transformé à jamais. En tentant de sonder les réactions, après le communiqué des Forces Armées, ces gens n’avaient pas de réserve face à notre curiosité. C’est bizarre comment le peuple s’éveille si vite de sa torpeur et de sa confusion… Images impressionnantes! Et témoignages de Tahrir, Ittihadiya, Défense et Alexandrie.
Par Névine Ahmed, Dalia Hamam et Chaïmaa Abdel-Illah»
2.- Egypte, 3 juillet, 14 h 00: l’armée se positionne.
Fin de l’ultimatum militaire dans 2 h 30.
Le FSN et Tamarod pressent l’armée d’intervenir. El Baradei supplie l’armée de sauver le peuple égyptien du fou Morsi. Après ça, ou avant, il a été reçu (la rumeur dit avec le porte- parole de Tamarod) avec le sheikh d’Al Azhar et le pape des coptes par Al-Sissi, l’homme fort de l’armée. Pour El Baradei qui lèche aussi bien le C… des militaires, ça vaut bien une place de premier ministre,non ?
Tamarod appelle les Egyptiens à occuper les rues en réponse au discours de Morsi, mais propose aussi le président de la Haute Cour constitutionnelle comme président par intérim, un nouveau gouvernement technocratique, une nouvelle constitution, et de nouvelles élections. Pas trace de pouvoir populaire. Il est vrai que c’était dans leur projet initial, mais pas dans celui des hommes et des femmes qui se sont saisis de leur initiative. La révolution continue.
Le gouvernorat d’Al Monofiya déclare la désobéissance civile pour protester contre le discours de Morsi. Après les affrontements de la nuit à Giza, les «comités populaires» (qui est-ce?) organisent des barrages routiers à Giza et fouillent les voitures, cherchant des Frères Musulmans.
Des anti-Morsi, près de l’Université du Caire (où il y a eu 16 morts cette nuit du fait des violences des Frères Musulmans), armés de bâtons, arrêtent les bus d’islamistes (ceux qui sont venus d’ailleurs aux manifs pro Morsi en bus?), les font descendre et mettent le feu aux bus. Une camionnette a été arrêtée suspectée de transporter des Frères Musulmans, ils ont été sortis et battus.
Devant le palais Ittihadiya et les rues Al-Ahram et Al-Marghany le nombre de tentes grandit et les entrées de ces rues barrées. Des membres de «Comités populaires» surveillent les entrées vers le lieu principal de manifestation
Des militaires se massent à Nasr City (là où les Frères Musulmans tenaient leur principal rassemblement pro Morsi). Des hélicoptères dans le ciel. La police près de Tahrir. Il y a une ambiance de panique dans les ures du Caire au fur et à mesure que l’armée avance.
Des chants de pro Morsi, assez nombreux, en marche vers Rabaa: «nous allons être des martyrs par millions». Autre manifestation pro Morsi près de l’Université du Caire.
La Jamaa al-Islamya dément avoir demandé des élections anticipées. (En fait, il semble y avoir maintenant deux Jamaa al-Islamiya) Elle défend toujours la légitimité électorale de Morsi et la légitimité de la démocratie représentative des bulletins de vote.
3.- Egypte, 3 juillet, 15 h 30: une heure avant la fin de l’ultimatum militaire
La place Tahrir est aux trois quart pleine, la foule continue à grandir, les gens chantent «ne soyez pas inquiets, il va partir». Ils sont un peu moins à Ittihadiya, palais Qubba et devant le siège de la Garde Présidentielle mais la foule grandit peu à peu. Des manifestations parties de différents endroits s’approchent. Les gens semblent plus tendus qu’hier et seulement raisonnablement optimistes.
Mahmoud Badr, principal membre de l’exécutif de Tamarod appelle les Egyptiens à prendre les rues et bloquer le siège de la Garde Présidentielle, ce qui, selon lui, est une forme d’ordre donné à l’armée pour aller dans les rues et protéger les manifestants. Il demande à la garde présidentielle d’arrêter Morsi? Selon lui il s’agit d’un coup d’Etat populaire et non un coup d’Etat militaire. Bref, si je comprends bien, un peu comme De Gaulle en 1958?
Déclaration du parti: «Nous sommes le peuple d’Egypte»(?): «La démocratie n’est pas simplement des élections”.
Il faut retenir, d’une part, qu’il y a eu environ 30 à 40% des adultes d’Egypte dans la rue pendant 3 jours ( et peut-être plus?) ce qui est un événement historique mondial et, d’autre part, que c’est la première fois de l’histoire de l’humanité ( si je ne me trompe pas) qu’une une révolution populaire chasse un pouvoir islamiste. Je ne sais pas quelles vont en être les conséquences pour la période. Mais elles seront sûrement très importantes.
L’armée dément avoir reçu El Baradei seul, elle l’a reçu, pour le FSN, avec un représentant des Frères Musulmans ,deTamarod, des salafistes de Al Nour, du Grand Sheikh d’Al-Azhar et le Pape Tawadros de Coptes. Les Frères Musulmans auraient refusé. Tamarod avait refusé, puis dit oui, puis refusé, puis y est allé.
L’armée a fait évacuer le personnel de la télé d’Etat à Maspéro; laissant seulement les techniciens nécessaires
Un représentant de Morsi déclare que si ce dernier meurt ce sera pour défendre la démocratie.
Le Front pour la défense des protestataires d’Egypte a compté 48 morts dans les affrontements du 2 juillet à Beyn Saryat, Faisel, Helwan, Kitkat au Caire
Une manifestation d’anti Morsi est partie en direction du bâtiment de la Garde Présidentielle où on pense qu’il est caché. Mais déjà pas mal de manifestants là-bas où les gens scandent: «Le peuple et l’armée, une seule main».
4.-Egypte, 3 juillet, 20 h 15 : coup d’État dans la révolution
C’est assurément un coup d’Etat militaire qui est en cours, mais un coup d’Etat dans la révolution.
Le but de ce coup d’Etat, en renversant Morsi, n’est pas d’affronter la révolution, de la briser mais plutôt de la contenir, de la freiner, de l’empêcher d’aller jusqu’au bout de ce qu’elle porte.
L’armée avait déjà fait la même chose en février 2011, lorsqu’elle avait lâché Moubarak au moment où il y avait eu des appels à la grève générale et que tout montrait qu’ils commençaient à être suivis. En lâchant l’accessoire, Moubarak, l’armée préservait l’essentiel, la propriété des possédants. Elle recommence aujourd’hui la même chose.
La contestation permanente ne cesse pas en Egypte depuis plus de deux ans, qui s’amplifie depuis décembre 2012 et qui est quasi non stop depuis cette date, avec une extension considérable des conflits sociaux, puisque des records historiques mondiaux de grèves et de protestations sociales marquent l’Egypte depuis le début de l’année.
Or ces mouvement sociaux ont trouvé une cristallisation politique extraordinaire au travers la campagne Tamarod (Rébellion) qui arrivait non seulement à obtenir 22 millions de signatures contre Morsi, mais a mobilisé des millions et des millions d’Egyptiens dans les rues pour exiger la chute de Morsi.
Il n’était pas difficile de comprendre que si la rue faisait tomber Morsi, c’était la porte ouverte à un déferlement de revendications sociales et économiques qui allaient s’attaquer aux riches, aux possédants, à la propriété et donc aussi à l’armée puisque c’est le plus grand des propriétaires en Egypte, aussi bien dans le domaine industriel qu’agricole ou commercial. Il lui fallait éviter cela.
Évidemment elle aurait pu s’en prendre directement au mouvement social et faire front avec les Frères Musulmans et accessoirement le FSN contre la révolution en marche. Le problème pour elle c’est qu’elle ne le pouvait pas.
Elle avait déjà tenté un coup d’Etat contre la révolution en juin 2012, fait quelques pas dans ce sens, mais avait finalement reculé, devant la mobilisation populaire, quelle avait d’autant plus craint à l’époque, qu’après et malgré deux ans de répression féroce (plus de 11’000 condamnations de militants par des tribunaux militaires, des tortures, une répression féroce) le mouvement social était plus vivant que jamais, n’avait pas peur. Et cela alors – et surtout – que ses propres soldats paraissaient moins sûrs que jamais. Il y avait eu des révoltes à la base de l’armée et de la police, on avait vu des officiers manifester avec les révolutionnaires. La direction de l’armée avait alors craint que son appareil militaire ne se dissolve dans cette épreuve. C’est pour ça qu’ils avaient finalement confié le pouvoir aux Frères Musulmans qui paraissaient les seuls à avoir un appareil (2 millions d’adhérents) et une idéologie influente, la religion, pour endiguer cette révolution qui ne cessait pas.
Or là, en juin 2013, elle se trouvait dans une situation encore pire.
Les Frères Musulmans ont perdu toute leur influence, l’intoxication religieuse ne marche plus – ou moins – et le mouvement révolutionnaire était bien plus fort qu’en janvier 2011, infiniment plus nombreux dans les manifestations, sur un fond de luttes sociales bien plus importantes qu’en janvier 2011 et beaucoup plus expérimenté, avec de nombreux militants qu’il n’avait pas en 2011. S’opposer au mouvement aurait voulu dire perdre probablement l’armée qui se serait disloquée, seul rempart entre la révolution et la propriété. Car le FSN ne pèse d’aucun poids réel même s’il a fait preuve de bonne volonté contre la révolution plusieurs fois. L’armée a donc préféré ne pas affronter la révolution, mais tenté d’en détourner le cours, momentanément.
Bien sûr, on peut se demander pourquoi le mouvement révolutionnaire a accepté cette collaboration momentanée de l’armée à leur cause, alors qu’ils sont très nombreux à savoir qu’on ne peut pas faire confiance à l’armée pour l’avoir connue, à travers ses prisons, ses tortures et ses mille violences? Tout simplement parce que si le mouvement est très fort, leur conscience l’est un peu moins, même si elle grandit. Non pas qu’ils ne sachent pas quel peut-être le danger d’un coup d’Etat militaire à ce moment, mais parce qu’ils ne savent tout simplement pas bien encore ce qu’ils veulent et quoi faire, quels objectifs avoir.
Il est significatif que ce soient des démocrates, révolutionnaires certes, mais démocrates surtout, qui ne jurent donc que par les bulletins de vote et la démocratie bourgeoise représentative, qui se soient trouvés à la tête de ce mouvement avec le seul objectif d’organiser de nouvelles élections présidentielles, mais qui ne veulent en aucun cas se faire les représentants des revendications sociales des plus pauvres, même pas de leur antilibéralisme et encore moins de leur anticapitalisme. La faiblesse du mouvement était donc ses chefs ou plus exactement, sa conscience, ce qu’il a en tête qui fait qu’il ait accepté (ou pas pu disposer?) d’avoir de tels «chefs» [dans le sens où Rosa Luxemburg utilisait le terme chefs].
Dans cette situation, on verra donc l’armée tenter de reprendre des positions, grignoter à nouveau les libertés, réprimer, comme elle l’avait fait après la chute de Moubarak, mais elle aura beaucoup plus de mal pour le faire qu’il y a deux ans, parce que le mouvement est infiniment plus fort et plus expérimenté, et averti de ce qu’est l’armée. Et que cette dernière n’aura plus à ses côtés son ami/rival qu’est la confrérie des Frères Musulmans pour tromper les gens.
Enfin la situation sociale est lamentable, l’économie à deux doigts de s’effondrer et c’est pour cela que la majeure partie des gens étaient dans la rue. Or l’armée n’a pas de réponse et est en plus un grand propriétaire ultra riche, bref la cible de beaucoup des luttes sociales. Et ce n’est pas le FSN – s’il est admis au gouvernement – qui pourra tromper longtemps les pauvres, n’ayant jamais eu une grande autorité auprès de la population et surtout des plus pauvres.
L’avenir est à la révolution, en perspective. Et pas qu’en Egypte comme on le voit avec la Turquie, le Brésil… Or c’est peut-être de la convergence de ces mouvements, de leurs encouragements réciproques, qu’ils pourront s’enrichir de ce qu’il y a de meilleur dans chacun d’eux, pour finalement avoir une conscience claire de ce qu’ils veulent, des objectifs qui font de la prochaine révolution une révolution clairement sociale et pas seulemnet démocratique.
Il y a un nombre considérable de gens place Tahrir et Ittahidiya, mais aussi devant le palais Qubba et devant le siège de la garde présidentielle. Et ça arrive toujours d eplus en plus. Y aura-t-il plus de monde que les jours précédents ? C’est bien possible.
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