Par Pierre Haski
L’écrivain, éditeur et journaliste littéraire Maurice Nadeau est mort dimanche à l’age de 102 ans, après avoir mené, avec succès, un dernier combat pour sauver La Quinzaine Littéraire, son magazine menacé de fermer.
Maurice Nadeau avait été célébré et fêté pour ses cent ans en 2011, et pour ce siècle consacré à la littérature – mais pas seulement, il fut militant communiste, trotskyste, résistant, et bien plus.
Ces dernières semaines, il avait réuni ses dernières forces pour sauver sa Quinzaine Littéraire, fondée en 1966 et menacée, une nouvelle fois, de fermer faute de moyens financiers. Une grande mobilisation fut relayée sur les réseaux sociaux, avec un appel de Nadeau, et il fut entendu.
Début mai, il sonnait l’alerte:
«C’est de mort, en effet, qu’est menacée La Quinzaine littéraire: pas dans six mois, pas dans un an, comme elle l’a souvent été durant les 47 années de son existence, mais dans les semaines qui viennent.» Liquidation judiciaire ou dépôt de bilan, suspension de la parution.
Rien d’étonnant dans la situation actuelle de la presse écrite, rien d’étonnant pour un périodique qui n’a jamais voulu se mettre “au goût du jour”.
En effet, depuis 1966, La Quinzaine littéraire n’a cessé de défendre une certaine qualité de l’écriture et de la pensée, et de privilégier la lucidité dans tous les domaines du savoir. Et cela grâce au concours de plus de 800 collaborateurs: écrivains, universitaires, journalistes.
Allons-nous nous laisser faire et voir disparaître le journal?»
Un mois plus tard, dans le numéro du 1er juin de la Quinzaine, envoyé sous format pdf à ses abonnés (dont je suis désormais, en réponse à son appel), Maurice Nadeau pouvait écrire dans son édito :
«Notre appel dans La Quinzaine du 16 mai : “Vous ne laisserez pas mourir La Quinzaine littéraire!” a été largement entendu. D’abord grâce aux réseaux sociaux et à nos amis des sites internet, qui ne sont pas ennemis, on le voit, de la presse écrite.»
Maurice Nadeau n’aura pas survécu longtemps à ce sauvetage in extremis, sans doute le dernier d’un magazine qui lui tenait particulièrement à cœur.
Kerouac, Miller, Gombrowicz, Houellebecq…
D’une longue histoire dans la littérature et la politique, on retiendra surtout les «découvertes» qu’on lui doit en France, d’auteurs étrangers comme Jack Kerouac, Witold Gombrowicz, Henry Miller, Malcolm Lowry, et français comme Georges Perec ou Michel Houellebecq dont il publie le premier roman, «Extension du domaine de la lutte» en 1994.
«D’autres écrivains de son catalogue, rappelait Mouloud Akkouche sur son blog de Rue89 pour les 100 ans, n’auront jamais une telle “visibilité” mais toujours une place dans le panthéon intime de Maurice Nadeau. Un panthéon jamais soumis au diktat de la mode et des prix.»
Dans une interview avec Marie-Andrée Baudet, il expliquait comment il était devenu «découvreur» de littérature étrangère:
«Je crois que ce sont surtout les circonstances qui ont surtout provoqué ça. A l’époque, je parle de l’après-guerre, il y avait une faim de littérature étrangère. Puis, en même temps, les Français continuaient à croire qu’ils étaient les rois. Et, en somme, je n’ai rien cherché du tout, mais le fait que j’ai commencé à publier des étrangers a fait que d’autres sont venus.
J’ai été obligé d’en refuser plusieurs. J’ai été obligé de refuser Cortazar, Vargas Llosa, je pourrais en citer une bonne dizaine. Ils venaient parce que j’avais commencé à publier des auteurs étrangers, et que les autres éditeurs les ignoraient. (…) De sorte que je n’ai eu qu’à attendre. Miller m’a amené Durell, Malcolm Lowry est venu. Ca s’est fait tout naturellement.»
«Une déception immense sur le plan politique, donc une désillusion»
Dans le même long entretien, Maurice Nadeau était interrogé sur les éventuels «tiraillements» entre ses engagements politiques à gauche et ses choix littéraires. Il répondait :
«Non, il n’y a pas eu de tiraillement. Il y a eu un passage, une déception immense sur le plan politique, donc une désillusion. J’ai compris que le seul changement qu’on pouvait espérer, c’était finalement la littérature qui l’apportait.
C’était, par le fait de lire, d’être au courant et d’être en communion avec les gens qui avaient essayé de montrer qu’on pouvait essayer de changer soi-même.
Alors au fond j’ai compris que le changement n’était pas que social et politique – même si cela reste une procédure très importante – mais qu’il y avait aussi un changement de chacun. Ce n’est pas moral ou religieux, ça n’est pas ça.
Essayer de comprendre le monde tel qu’il est, tel qu’il marche, avec toutes ses saloperies, tous ses côtés intéressants aussi, c’est ça la littérature. Bon, toute la littérature n’est pas ça, il ne fait pas tout restreindre, tout simplifier, mais c’est quand même par les écrivains que l’on arrive à se faire une certaine idée du monde, et de soi.»
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Article publié sur Rue89, le 17 juin 2013
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Maurice Nadeau, agitateur d’idées depuis 1947
Par François Busnel
Paris, 1947. Sous la volière de la Bibliothèque nationale, rue Vivienne, un homme est courbé sur son pupitre. Il jette autour de lui des regards furtifs, craignant qu’on ne repère l’étrange manège auquel il se livre: avec l’abnégation d’un moine bénédictin et la discrétion d’un agent secret, il recopie, à la main, les textes que vient de déposer sur la table de travail un cerbère au regard soupçonneux. Les textes, ce sont ceux du Divin Marquis, D. A. F. de Sade; ils sortent tout droit de l’«Enfer» de la Bibliothèque Nationale, ce quartier réservé où sommeillent les centaines d’œuvres jugées trop peu conformes à la morale pour être mises en libre circulation mais trop importantes au regard de l’esprit pour être réduites en cendres.
L’homme, c’est Maurice Nadeau. Il a 35 ans et, déjà, une solide réputation de franc-tireur. De ces séances répétées de contrebande, ce jeune homme, qui est devenu l’un des plus influents critiques littéraires de son temps, va tirer un livre qui ouvrira une brèche définitive dans la bien-pensance triomphante de l’après-guerre: la première édition publique des œuvres de Sade. L’époque autorise les espoirs mais sanctionne les audaces: cette anthologie, précédée d’une longue préface, est immédiatement retirée de la vente. Cinquante-cinq ans plus tard, voici réédité ce texte, qui n’est autre que la première pierre d’un édifice devenu légendaire: la maison Nadeau.
«Nadeau? C’est l’éditeur de l’impossible, résume, dans une jolie formule, l’académicien Angelo Rinaldi. Je lui dois tout! C’est un homme honnête, qui possède un humour qu’on ne soupçonne pas et qui attire invinciblement l’amitié.» Mais à cette amitié que lui portent quelques-uns se superpose l’admiration que lui voue désormais le Tout-Paris. Suspecte, d’ailleurs, cette récente unanimité. Décidément, le monde des Lettres doit avoir de bien grandes fautes à se reprocher!
D’autant que ceux qui louent maintenant la probité et le flair de Nadeau brocardaient, hier, son «tablier rouge» de trotskiste. Il faut dire que le bonhomme ne correspond guère au modèle courant. Orphelin de la Grande Guerre, hussard de la République, compagnon de route des surréalistes avant d’être boycotté par son ami Breton, militant trotskiste à la sortie des usines, Maurice Nadeau n’est venu que tardivement à la littérature. «J’étais prof, je me sentais fini, fossilisé. Il fallait que je bouge: Pascal Pia m’a ouvert les portes de Combat [quotidien issu de la Résistance], par hasard.»
C’est sans doute dans cette histoire personnelle, sur laquelle, modeste, il n’aime guère s’étendre, qu’il faut chercher les clefs de son univers. Maurice Nadeau, porté aux nues par le milieu littéraire, promène sur ce même milieu le regard étonné d’un anthropologue distrait. Enfin un que n’éclaire pas l’esprit de la tribu: les stratégies florentines, les courbettes parisiennes, les potins de l’Académie (où siègent pourtant ses amis Revel, Bianciotti, Obaldia et Rinaldi) le font ricaner doucement. Qu’on lui parle honneurs, reconnaissance sociale ou succès, et le gaillard fronce le sourcil, se renfrogne, lâche un surprenant et salutaire: «Toutes ces conneries, ce n’est pas pour moi; ce qui m’intéresse, c’est la littérature.»
Oui, mais voilà, Maurice Nadeau n’a jamais fait partie de ces éditeurs pour qui la littérature s’apprécie en fonction des dividendes qu’elle rapporte. «Son indépendance vis-à-vis des pouvoirs, économiques et politiques, est rarissime», souligne Paul Otchakovsky-Laurens, le patron des éditions P.O.L, qui débuta – comme tant d’autres – à ses côtés et revendique son «influence déterminante». L’édition est devenue une industrie, Nadeau est resté un artisan. «Maurice défend l’idée que faire un catalogue est au moins aussi important que gagner de l’argent», ajoute Rinaldi. Une conception que ne partagèrent pas toujours les neuf éditeurs pour lesquels il travailla successivement et chez qui il publia la plupart des grands écrivains de la seconde moitié du XXe siècle.
Les choses de qualité doivent être rares
Car c’est ça, la marque Nadeau: découvrir de nouveaux talents. Et le «catalogue» est impressionnant! Comme critique littéraire, d’abord – à Combat puis à France-Observateur et à L’Express – Maurice Nadeau défend Michaux, Leiris, Queneau, Borges, puis fait découvrir au grand public un certain Samuel Beckett et un nommé J.-M.G. Le Clézio. Avec la même ardeur, il milite pour une littérature jusque-là bâillonnée: Sade et Henry Miller, mais aussi David Rousset, Chalamov, Soljenitsyne, Walter Benjamin, Octavio Paz… Comme éditeur, il publie les premiers ouvrages d’inconnus qui deviendront célèbres: Roland Barthes, Edgar Morin, Arrabal, Georges Perec, Hector Bianciotti, René de Obaldia, Tahar Ben Jelloun, Michel Houellebecq…
Lui qui lit à peine l’anglais, il introduit en France John Hawkes ou, plus récemment, Coetzee; il publie tous les livres de Miller depuis le très controversé Nexus, mais aussi Le Quatuor d’Alexandrie, de Lawrence Durrell, ou encore le sublimissime Au-dessous du volcan, de Malcolm Lowry; Gombrowicz lui doit d’être édité en français, tout comme Leonardo Sciascia, qui, lorsque Nadeau sera viré de chez Denoël, lui proposera même de le financer pour qu’il reste son éditeur.
Aujourd’hui, ces écrivains font le bonheur des fonds d’édition. A l’époque, ils ne connurent qu’un succès d’estime et menèrent Nadeau à la rue! «Au bout d’un moment, les dirigeants des maisons d’édition me faisaient savoir qu’ils avaient perdu trop d’argent et me fichaient dehors. Les auteurs que j’avais découverts, eux, restaient, et je devais repartir de zéro. C’est pour ça qu’un jour j’ai créé ma propre maison d’édition. Mais le phénomène s’est reproduit: Houellebecq, qui m’a tanné pendant un an pour que je publie son premier roman, qui était à peu près potable, n’est pas resté.» En conçoit-il quelque amertume? «Bof… J’ai compris très vite que mon destin était de servir de tremplin, d’essuyer les plâtres. C’est qu’il faut du temps pour imposer un écrivain comme Gombrowicz, vous savez!»
Du temps, oui. Le grand ennemi des éditeurs. Celui de Nadeau, aussi, qui, à 91 ans, continue de se rendre tous les matins à La Quinzaine littéraire, le journal qu’il a fondé après Les Lettres nouvelles, en 1966. «Si je m’arrête, je n’ai plus qu’à me coucher et attendre. Ça, jamais!» Maurice Nadeau force le respect. C’est un vieux lion bourru et généreux, l’un des derniers à cultiver l’idée – sans doute ringarde par les temps qui courent – que les choses de qualité doivent être rares. «Il est au service d’une conviction de lecteur et non au service d’une carrière. Le paradoxe étant, bien sûr, qu’ayant toute sa vie fui la carrière il a fait une carrière exceptionnelle», commente, philosophe, son collaborateur Bertrand Leclair.
«Je fais confiance aux gens, surtout aux jeunes»
Reste un mystère. Comment expliquer ce flair, cet incroyable discernement? «Je ne sais pas, grommelle-t-il. A quoi voit-on qu’on tient un écrivain? Je n’ai toujours pas la réponse. Disons que je fais confiance aux gens, surtout aux jeunes. C’est comme ça que j’ai poussé Perec à récrire Les Choses: la première version me semblait mauvaise parce qu’elle plagiait L’Education sentimentale, mais il m’a semblé que ce jeune gars portait en lui quelque chose, et je l’ai encouragé à retravailler; trois mois plus tard, il m’apportait son manuscrit: c’était éblouissant.» Maurice Nadeau ne sait pas. C’est rassurant. On tient donc grâce à cet homme qui ne courbe pas l’échine, qui ne cède à aucune facilité, la preuve indiscutable qu’il y a, ici-bas, de l’inexplicable.
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Article publié dans L’Express le 28 mars 2002. Nadeau a fêté ses 100 ans, le 21 mai 2011; il a quitté «La Quinzaine» dans la nuit du 17 juin 2013.
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