Par Josep Maria Antentas
Les croissants scandales de corruption qui éclaboussent la politique catalane, l’espionnage intra et interpartis et la nouvelle vague imminente de coupes sociales du gouvernement d’Artur Mas indiquent sans équivoque possible que l’instabilité politique et sociale sera la note dominante à mesure qu’avance le processus de «transition nationale» catalan. Un processus en permanence entrecroisé avec une crise économique qui va durer longtemps.
Le parti CiU (Convergence et Union, droite nationaliste, NdT) doit gérer une situation dans laquelle le pouvoir financier catalan assiste alarmé à la dynamique d’instabilité institutionnelle ouverte et pousse pour faire marche arrière, tandis que sa base sociale a basculé en faveur de l’option indépendantiste en l’absence d’autres alternatives crédibles. De sa capacité à résoudre cette tension dépendra dans une grande mesure son avenir politique dans un panorama par trop turbulent pour une formation conservatrice et d’ordre.
La faiblesse du gouvernement de Mas, fruit d’un pacte instable entre la CiU et l’ERC (Esquerra Republicana de Catalunya, parti indépendantiste de gauche modéré, NdT), offre aux forces politiques et sociales opposées aux politiques d’austérité une plus grande opportunité pour influer dans ce processus de «transition nationale» que celle initialement prévue, bien que le rapport de forces et le point de départ soient toujours très défavorables.
Dans ce contexte volatil, le défi est double: premièrement, garantir que l’exercice du droit de décider aille jusqu’au bout et que le référendum indépendantiste ait lieu en maintenant la pression sociale pour que la CiU ne fasse pas volte-face et pour neutraliser les manœuvres répressives du gouvernement de Rajoy avec la complicité du PSOE. Deuxièmement, éviter que la CiU et l’ERC capitalisent le processus à leur seul profit. Pour cela, couplé avec la nécessaire impulsion des luttes contre les coupes, l’ensemble des mouvements sociaux et populaires et de la gauche politique et sociale catalane ne doivent pas laisser l’initiative aux mains de Mas et Junqueras. Ils doivent tenter d’articuler un vaste pôle social et citoyen favorable à l’exercice du droit de décider et opposé aux politiques d’austérité.
Nous qui défendons le droit à l’autodétermination sans faire de l’indépendantisme un quelconque a priori et considérons que l’option concrète à défendre doit être déterminée en fonction de ce qui sera la plus favorable aux intérêts de la majorité, nous devons souligner que le «oui» à «l’indépendance» dans un futur référendum apparaît maintenant comme l’option ayant le grand contenu démocratique et le plus grand potentiel de rupture. Cela doit se faire à partir d’une ferme conviction internationaliste et solidaire et de défense d’un horizon de libre fédération des peuples d’Europe, face à tout enfermement-refuge dans les Etats nationaux. Cela doit se faire aussi à partir de la défense d’une idée de nation et de culture où se combinent la ferme défense de la langue catalane avec celle d’une Catalogne sans cesse plus plurilingue et pluriethnique, et avec une vision de la culture catalane qui ne se réduise pas aux traditions populaires autochtones.
La principale question politique stratégique est de profiter du potentiel démocratique qu’ouvre le débat sur l’indépendance afin non seulement de générer une rupture démocratique avec le cadre institutionnel actuel, mais aussi pour déborder le cadre dérisoire fixé par la CiU et l’ERC et élargir le «droit de décider» à d’autres sphères de la société. Face à l’indépendance comme recette miracle le débat à poser est quelle Catalogne voulons-nous, quel modèle de pays et de société.
La Catalogne n’est pas une entité homogène mais une société traversée par des contradictions sociales. Nous ne sommes pas tous sur le même bateau et, même si c’est le cas, certains voyagent en première classe et occupent la passerelle tandis que d’autres se serrent dans les cales. Pourquoi le peuple catalan pourrait-il décider sur l’indépendance et pas sur l’austérité? Pour quelle raison les femmes catalanes peuvent décider quelle relation elles veulent maintenir avec l’Espagne alors qu’elles ne peuvent le faire quand cela concerne leur propre corps? Souveraineté? Eh bien commençons à défendre la souveraineté alimentaire face à l’agro-business. Contrôler notre destin? Bien, alors pourquoi ne pas commencer à le faire dans les lieux de travail?
Quel est le sens de revendiquer «l’indépendance» par rapport à l’Etat espagnol pour rester enchaîné à la politique de l’Union européenne? L’acceptation des diktats de l’UE par le gouvernement de Mas vide le droit de décider de son contenu. Une indépendance sous tutelle de la Troïka et de Merkel serait une souveraineté sans contenu. Un contresens dans les termes. La souveraineté réelle implique une rupture avec les politiques d’austérité et la soumission néocoloniale à la Troïka. Pour ce faire, le référendum sur l’indépendance ne peut s’associer avec l’acceptation de la politique d’une UE qui, au lieu de donner plus de liberté aux peuples, leur arrache au contraire cette liberté en faveur des intérêts d’une minorité financière.
En partant du discours officiel sur la «transition nationale» il faut dégager une proposition alternative qui démontre les contradictions et les limites de ce discours afin d’utiliser l’impulsion démocratique de la pulsion indépendantiste et éviter qu’elle soit détournée à l’encontre des luttes sociales contre l’austérité et des processus de légitimation du pouvoir ouverts après la rébellion indignée.
Le débat sur l’indépendance et un Etat propre doit servir à mettre sur la table la nécessité d’un processus constituant pour la Catalogne dans lequel il faudra définir quel sera le nouveau cadre institutionnel et le modèle de société. Telle est la question centrale. Il y a là une série de batailles stratégiques à préparer pour fixer les nouvelles règles du jeu. Quel système électoral? Quel modèle de relations de travail? Quels droits citoyens pour les personnes immigrées? Quelle politique de défense? Quel…?
En même temps, la dynamique indépendantiste en Catalogne doit être reliée avec la nécessité de briser à l’échelle de l’Etat espagnol le régime décrépit né de la Transition afin d’éviter que les droites respectives ne capitalisent la situation actuelle. Cela implique, vers l’extérieur de la Catalogne, un effort d’explication politique du processus en marche de la part des forces souverainistes et démocratiques catalanes et, surtout, la compréhension stratégique de la part des forces indignées et anti-austérité espagnoles que la résolution démocratique de la question nationale est un élément fondamental pour briser l’édifice branlant forgé dans le faux «consensus» de la Transition.
Il s’agit de parvenir à ce que le peuple catalan puisse décider de son avenir librement et qu’un acte de souveraineté de la Catalogne, loin de contribuer à légitimer en dehors d’elle un modèle politique et institutionnel sans cesse plus discrédité, serve comme élément décisif pour déclencher une profonde crise de régime dans tout l’Etat espagnol et ouvrir la voie à une dynamique de processus constituants nationaux propres, indépendants mais coordonnés et qui s’alimentent les uns des autres dans leur recherche commune d’un nouvel ordre démocratique, juste et solidaire.
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Josep Maria Antentas est professeur de sociologie à l’Université autonome de Barcelone et coauteur avec Esther Vivas de Planeta Indignado (Sequitur, 2012), traduction française pour Avanti4.be: Ataulfo Riera. Article publié dans Público le 26 février 2013
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