Le 22 septembre 1862, après la victoire sanglante des Nordistes à la bataille d’Antietam, le président Abraham Lincoln publia une première version de la Proclamation d’émancipation des esclaves (Emancipation Proclamation) décrétant que toutes personnes possédées comme esclaves dans un État en rébellion contre les États-Unis, seraient, «désormais, et pour toujours, libres» au 1er janvier 1863.
Cette déclaration a marqué un tournant dans la guerre que se livraient les États des États-Unis d’Amérique : il ne s’agissait plus d’une lutte au nom de l’unité nationale, mais d’une guerre révolutionnaire pour la liberté des esclaves.
Lincoln a toutefois mis un certain moment avant d’oser jouer cette carte audacieuse. En 1860, son élection à la tête de la Maison-Blanche – à laquelle il s’était présenté au nom du jeune parti républicain face à deux autres candidats démocrates esclavagistes représentant l’un, les États du Nord, l’autre, les États du Sud – entraîna la constitution des États esclavagistes du Sud en États indépendants, à savoir la Sécession. Lincoln avait pris ses fonctions depuis quelques semaines à peine que, déjà, les armées nordistes et sudistes s’affrontaient.
Le nouveau président insista sur le fait que le gouvernement fédéral se battait avant tout pour «préserver l’Union». Dans son discours d’investiture, Lincoln déclara sa volonté d’appuyer un amendement à la Constitution garantissant le maintien du droit à l’esclavage dans les États du Sud où il était en vigueur, à condition que le Sud se rallie à l’Union. Ce n’est que 18 mois après le début de la guerre que Lincoln se décida enfin à s’engager définitivement contre l’esclavage.
Bon nombre d’abolitionnistes avaient manifesté leur mécontentement devant le refus de Lincoln d’affronter la question de l’esclavage – un enjeu qui constituait justement pour eux la cause même de la guerre, et l’une des principales raisons de la force des Confédérés.
Comme le déclara Thaddeus Stevens, chef de file des radicaux au Congrès, en janvier 1862: «Comment peut-on mener une guerre pour préserver à la fois l’Union et la liberté constitutionnelle ? Au risque de battre en brèche des préjugés, d’effrayer les simples d’esprit et de faire trembler les lâches, cette Constitution doit être entendue et adoptée. Ceux qui servent de chair à canon dans le conflit mais sont les ennemis naturels des esclavagistes doivent être reconnus comme nos alliés. L’émancipation universelle doit être proclamée pour tous.»
La réticence de Lincoln était le reflet des contradictions du parti qu’il représentait. Même si l’hostilité croissante des États du Nord à l’égard du Sud esclavagiste avait mené les Républicains au pouvoir, cela ne faisait pas pour autant des leaders de ce parti des abolitionnistes. Bon nombre d’entre eux espéraient, tout comme Lincoln, faire tomber l’esclavage en désuétude, et doutaient qu’il soit légalement possible de contester directement le droit de propriété des détenteurs d’esclaves.
Des enjeux politiques préoccupaient également Lincoln. Voulant s’entourer de la coalition la plus large possible pour lutter contre la sécession et l’indépendance de la Confédération sudiste, Lincoln se garda de prendre des mesures trop radicales. Il tenait en particulier à ne pas perdre la «loyauté» des États esclavagistes limitrophes restés fidèles à l’Union, comme le Maryland et le Kentucky.
Les événements du Missouri, l’été 1861, montrent bien jusqu’où Lincoln était prêt à aller pour préserver une alliance anti-confédérée tolérante à l’égard de l’esclavage. Ainsi, lorsque le général John Charles Frémont, après avoir subi plusieurs défaites dans cet État, déclara unilatéralement l’émancipation de tous les esclaves rebelles ayant sympathisé avec les Nordistes, non seulement Lincoln annula cet ordre, mais il désavoua également ce général aux opinions radicales.
Pragmatique, Lincoln résuma sa position sur la question de l’esclavage dans une lettre adressée à Horace Greeley, rédacteur en chef d’un journal radical, en été 1862: «Mon objet actuel est avant tout de sauver l’Union, et non de sauver ou de détruire l’esclavage. Si je pouvais sauver l’Union sans affranchir un seul esclave, je le ferais ; si je pouvais la sauver par l’affranchissement de tous les esclaves, je le ferais ; si je pouvais la sauver par l’affrontement d’une partie des esclaves et par l’abandon de l’autre partie, je le ferais encore.» [Traduction tirée de Revue contemporaine, vol. 65, p. 738, 15 nov. 1907]
Toujours est-il qu’un mois après cette déclaration, Lincoln prononça la Proclamation d’émancipation. Deux éléments ont poussé Lincoln et son gouvernement à revoir leurs visions conservatrices de cette guerre :
1. Les troupes de l’Union essuyèrent plusieurs grandes défaites. Les victoires des Confédérés sur les champs de batailles de Bull Run, Wilson’s Creek, Ball’s Bluff etc. montrèrent que les Confédérés n’étaient pas prêts de rendre les armes tant qu’il n’y aurait pas de véritablement affrontement et que des mesures drastiques devaient être prises pour gagner cette guerre.
2. Tout aussi important, les esclaves n’allaient pas attendre Lincoln pour agir. Dans les États du Sud, dès que cette guerre fut déclarée, des milliers d’esclaves convaincus que leur avenir se jouait dans ce conflit décidèrent de lutter pour leur liberté.
Au fur et à mesure de leur avancée sur le territoire des Confédérés, les troupes nordistes rencontrèrent des esclaves qui, voyant en elles des alliées potentielles, désiraient les rejoindre. Racistes, les officiers et soldats blancs refusèrent dans un premier temps de venir en aide à ces fugitifs noirs. Des commandants nordistes allèrent même jusqu’à proposer leur aide aux Sudistes en cas d’insurrection des esclaves.
Mais la logique eut tôt fait de les faire changer d’approche. En Virginie du Nord, l’été 1861, les troupes nordistes du général Benjamin Butler rencontrèrent des esclaves fugitifs forcés par l’Armée des Confédérés à construire des fortifications. Les soldats nordistes allaient-ils servir à leurs ennemis cette main-d’œuvre militaire sur un plateau d’argent?
Butler s’y refusa et déclara les esclaves «contrebande de guerre». À partir du moment où ils furent assimilés à des «propriétés pouvant être employées dans un but insurrectionnel» contre les Etats-Unis, les esclaves pouvaient être réquisitionnés par les forces de l’Union. En quelques semaines, 1000 esclaves en fuite rejoignirent le camp où siégeaient les troupes de Butler.
À Washington, le gouvernement Lincoln vota des lois reconnaissant la nouvelle réalité du terrain. Les lois dites de confiscation (Confiscation Acts) de 1861 et 1862 donnèrent une justification légale à l’argument de Butler, et la loi martiale autorisa les troupes de l’Union à utiliser les esclaves fugitifs. Poussé par cette nouvelle tendance anti-esclavagiste, le Congrès proclama l’abolition de l’esclavage dans les territoires occidentaux et vota un programme d’émancipation des esclaves, assorti d’une compensation financière pour leurs anciens maîtres.
Au mois de juillet 1862, Lincoln songeait déjà à affranchir les esclaves dans le cadre d’une mesure de guerre, mais il s’était heurté aux membres de son cabinet, qui l’avaient exhorté à attendre une victoire majeure de l’Union sur le terrain avant de faire cette annonce. La bataille d’Antietam, en septembre, était l’occasion rêvée.
En réalité, cette bataille n’avait rien d’une victoire écrasante des Nordistes. Robert E. Lee, de l’Armée des Confédérés de la Virginie du Nord avait entrepris d’envahir l’État de Maryland, avec à ses talons une grande armée de l’Union, portée par le général, arrogant mais peureux, George McClellan.
Le 17 septembre, les Confédérés, moins nombreux, combattirent les troupes de McClellan jusqu’à ce que le conflit s’enlise, dans ce qui fut l’une des batailles les plus meurtrières de la guerre de Sécession. Bien qu’aucun camp ne pût revendiquer un avantage décisif, Lee dut battre en retraite en Virginie – et Lincoln pouvait entrer en scène.
C’est ainsi que le 22 septembre, Lincoln déclara que, sauf si les rebelles décidaient de rejoindre l’Union avant la fin de l’année 1862, leurs esclaves étaient « désormais et pour toujours libres ». En vertu de la Proclamation d’émancipation, les hommes noirs pourraient également s’engager auprès des forces nordistes en tant que soldats.
Les positions de Lincoln restaient bien éloignées des abolitionnistes radicaux comme Frederick Douglass [1818-1895, né esclave il écrira en 1845 un ouvrage retentissant: La vie de Frederick Douglass, esclave américain, écrite par lui-même], qui défendait une telle mesure depuis le début, mais à la fin de la guerre et durant les années qui suivirent, il défendit catégoriquement l’abolition de l’esclavage contre toute solution de compromis.
La Proclamation d’émancipation que prononça Lincoln était aussi une façon de reconnaître la transformation, déjà amorcée, de cette guerre. Lincoln n’avait d’ailleurs pas tort lorsqu’il confia, dans une lettre, qu’il ne pouvait se targuer d’avoir contrôlé les événements, et avouait avoir même été « contrôlé par eux ».
Ce sont les événements de la guerre de Sécession qui ont poussé Lincoln à prendre des mesures révolutionnaires. Et il les a prises, ce qui n’est pas négligeable : d’autres républicains, qui avaient pourtant défendu plus âprement l’abolition, hésitaient.
Évidemment, la Proclamation d’émancipation eut l’effet que Lincoln espérait. L’armée nordiste devint officiellement une armée de libération, car dans chaque État du Sud qu’elle gagnait, la promesse affranchissement des esclaves pouvait être réalisée. Les esclaves noirs fuirent en grand nombre pour rejoindre les lignes nordistes – et le rôle des soldats noirs dans le conflit devint de plus en plus capital.
C’est ainsi que, une fois l’émancipation proclamée, la guerre de Sécession devint officiellement une guerre pour la libération de 4 millions d’esclaves – et qu’un processus de révolution sociale s’amorça. (Traduction A l’Encontre)
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Cet article a été publié en date du 10 octobre 2012 sur le site de l’ISO, socialistworker.org
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Sur le site de la Digithèque Digithèque des matériaux juridiques et politiques:
Texte de la première Proclamation (22 septembre 1862)
http://mjp.univ-perp.fr/textes/lincoln3.htm
Texte de la dernière Proclamation (1e janvier 1863)
http://mjp.univ-perp.fr/textes/lincoln5.htm
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