Cet article d’Anne Ashford fait le point sur la conférence du Caire, qui traduit un changement, encore restreint dans la configuration des forces politiques au Proche et Moyen-Orient. La guerre menée par les Etats-Unis redistribue les cartes de façon brutale. La pression sociale et économique venant des couches salariées et paupérisées se fait plus forte. Elle se combine, parfois, avec des revendications démocratiques, qui ont des origines complexes. Le 19 janvier, le gouvernement égyptien a remis en place un Conseil national pour les droits humains et a placé à sa tête l’ancien secrétaire général de l’ONU, Boutros-Boutros Ghali. Le ministre de l’Information, sous l’ancien président Sadat, en sera le vice-président.
Cette opération cosmétique s’opère au moment où, sous une forme quasi monarchique, Moubarak prépare sa succession en mettant sur la trajectoire présidentielle son fils; un peu comme Saddam Hussein cherchait à le faire. Et comme le président de Syrie, feu Hafez el-Assad – élu en permanence avec des résultats de 99,98% – a déposé sur le trône républicain son fils Bachar el-Assad, né en 1965. Il prit le sceptre présidentiel en l’an 2000.
La farce démocratique égyptienne n’empêche pas les Etats-Unis, grand donneur de leçons sur le «respect des droits démocratiques», largués par des B-52, de soutenir à bout de bras le gouvernement de Moubarak. C’est le principal bénéficiaire d’aides de Washington dans la région, après l’Israël démocratique de Sharon.
Parions (?) que le procès qui sera intenté à Saddam Hussein permettra de faire la lumière sur les relations étroites entre l’administration américaine, depuis des décennies, et tous les régimes autocratiques d’une région, pétrolière avant tout pour les démocrates américains, qu’ils soient du Parti républicain ou du Parti démocrate. Une nouvelle phase s’ouvre au Moyen-Orient, sous l’impact de la guerre impérialiste.- Réd.
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La conférence du Caire a clos une année exceptionnelle pour le mouvement anti-guerre mondial. Plus de 1000 militant-e-s d’Europe, d’Amérique du Nord et du Moyen-Orient se sont retrouvés les 13 et 14 décembre 2003 dans le quartier général du syndicat des journalistes égyptiens afin de débattre des stratégies permettant de construire une résistance globale à l’impérialisme et à la mondialisation.
Des militant-e-s égyptien-ne-s racontèrent comment des milliers de manifestant-e-s occupèrent le centre du Caire lors du premier jour de guerre contre l’Irak, le 19 mars 2003. Des syndicalistes britanniques parlèrent de la construction de groupes locaux de la coalition anti-guerre («Stop the War Coalition») qui ont mobilisé des centaines de milliers de manifestant-e-s le 15 février. Des activistes américains décrivirent le lancement d’un mouvement de masse pour «ramener les troupes à la maison» [ce mouvement est animé, en autres, par des familles de soldats américains].
Le parlementaire (britannique) anti-guerre George Galloway, Tony Benn [ancien dirigeant de la gauche du Labour Party et personnalité très reconnue du mouvement contre la guerre et, plus généralement, contre la politique de Tony Blair], Salma Yaqoob de la Stop the War Coalition de Birmingham, et l’ancien procureur-général des Etats-Unis Ramsey Clark étaient parmi les intervenants internationaux. Les militant-e-s contre l’occupation de l’Irak les plus connus qui participèrent à cette conférence était: le parlementaire de tendance nassériste1 Hamdeen Sabahy, Galal Aref, le responsable du syndicat des journalistes égyptiens, et Ma’mun al-Hodeiby2, chef des Frères Musulmans (organisation islamiste interdite en Egypte). L’écrivain égyptien Sonallah Ibrahim et le militant pour la défense des droits humains Aida Seif-al-Dawla étaient parmi les organisateurs de la conférence.
Pour beaucoup d’Egyptiens, Sonallah Ibrahim plus que tout autre symbolise un nouvel esprit de défiance. En octobre 2003, il a refusé, en direct à la télévision, le prix de l’Ecrivain égyptien de l’Année, face du ministre de la Culture [du gouvernement autocratique de Moubarak3]. Il a expliqué au public présent que le gouvernement répressif d’Egypte «n’avait pas la crédibilité pour lui donner ce prix». Il attaqua les gouvernements arabes pour leur «collaboration» avec l’occupation américaine de l’Irak et les crimes du gouvernement Sharon à l’égard des Palestiniens.
Le défi personnel de Sonallah Ibrahim à l’autorité de l’Etat reflète la croissance d’un mouvement de protestation plus large. Les manifestations importantes contre l’invasion de l’Irak, les 20 et 21 mars 2003, ont fait sortir les gens par milliers, sous forme de cortèges protestation spontanée. La plupart des participant-e-s étaient de simples égyptiens, enragés par l’attaque contre l’Irak. Néanmoins, la présence de réseaux organisés de militant-e-s au cœur des protestations a permis que le mouvement anti-guerre soit aujourd’hui plus large qu’il ne l’a jamais été, malgré la répression féroce qu’il subit.
Toutefois, comme les débats houleux à la conférence l’ont montré, cette unité fragile n’a pas été gagnée facilement. La présence du chef des Frères Musulmans, le récent défunt Ma’mun al-Hodeiby, a amené un grand nombre d’activistes islamistes à la conférence. Les Frères Musulmans, même s’ils sont officiellement interdits, sont de loin la plus grande organisation d’opposition en Egypte. Les funérailles l’année dernière de leur précédent chef (Mustafa Mashhur) remplirent les rues du Caire de centaines de milliers de personnes exprimant leur deuil publiquement. Néanmoins, quelques délégués furent critiques face à la politique de coopération des Frères Musulmans avec le gouvernement lors d’une série de manifestations anti-guerre qui étaient directement mises en scène par les autorités avant l’invasion de l’Irak (le parti officiel se nomme Parti national démocratique).
Salma Yaqoob de la Stop the War Coalition de Birmingham plaça les deux courants du mouvement anti-occupation devant le défit suivant: trouver les moyens de travailler ensemble, plus étroitement. Les socialistes, les nationalistes [pour l’essentiel les nasseriens] et les islamistes devraient trouver un terrain d’entente pour s’attaquer à un ennemi commun, argumenta-t-elle. Ainsi, des femmes musulmanes qui choisissent de porter le hijab ne devraient pas être attaquées par la gauche au nom de la défense des droits des femmes, et les islamistes devraient reconnaître aux femmes le droit de choisir de porter ou non le voile.
Le rapport entre le mouvement et l’Etat fut aussi chaudement débattu, suite à l’appel électrifiant par un membre du groupe «Revolutionary Socialists» pour «un monde sans Bush, Blair, Sharon et Moubarak». La tension qui remplit immédiatement la salle montra clairement que pour certains un défi direct à l’Etat était un pas de trop.
Mais les acclamations bruyantes qui suivirent son discours montrèrent que beaucoup d’autres soutenaient cette orientation. Malgré les tentatives du gouvernement pour écraser le mouvement anti-guerre – cinq militants socialistes sont à l’heure actuelle en attente d’un procès sous l’accusation de prise de contact avec des groupes internationaux de défense des droits de l’homme et de tentative de renverserement de l’Etat égyptien – beaucoup de militants soulignent que le seul moyen de faire croître le mouvement est de reorienter la lutte sur le terrain national, contre le gouvernement égyptien.
A plusieurs niveaux, la classe dominante égyptienne est sous une pression croissante venant d’en bas. La détérioration rapide de la situation économique en Egypte enfonce des millions de personnes dans la pauvreté et l’endettement. Les prix montent et la monnaie [la livre] égyptienne a perdu la moitié de sa valeur en deux ans. En même temps, le président vieillissant, Moubarak, cherche à accélérer un processus de réforme au sein du parti gouvernemental qui permettrait à son fils, Gamal, de lui succéder directement.
Cela aiguise les conflits dans la caste dominante entre une «vieille garde» de ministres et de bureaucrates, et les soutiens les plus proches de Moubarak, qui espèrent reconstruire la confiance dans le parti gouvernemental en présentant le fils du président comme un réformateur. Le parlementaire nassériste Hamdeen Sabahy exprimait les sentiments de beaucoup lorsqu’il dit à la conférence que «nous devons nous opposer à l’héritage du pouvoir». Conçu comme un cri de ralliement qui lie la colère contre la corruption et la crise économique avec l’opposition au soutien du gouvernement égyptien à l’impérialisme américain, la campagne contre Gamal Moubarak dispose du potentiel nécessaire pour forger un mouvement puissant.
Les séances finales du congrès montrèrent les pas en avant considérables accomplis par le mouvement cette dernière année. Les délégués s’accordèrent sur une déclaration claire contre l’impérialisme et le capitalisme, malgré des divergences qui auraient pu scinder la conférence. Ainsi, durant les débats particulièrement vifs autour de la capture de Saddam Hussein, le 13 décembre 2003, il y eut des militants qui argumentaient que la conférence devait prendre une position de soutien en sa faveur, alors que d’autres l’attaquaient comme étant un dictateur à la Ceausescu. Ce fut Sonallah Ibrahim qui rappela, sous les applaudissements, aux militants les vrais enjeux: «La question clé est: sommes-nous avec la résistance en Irak ou non ? Sommes-nous avec la résistance en Palestine ou non ?».
John Rees de Stop the War Coalition de Grande-Bretagne exprima le sentiment de beaucoup, lorsqu’il dit que, malgré tout le battage médiatique autour de la capture de Saddam Hussein, «c’est notre mouvement qui est le vrai scoop». Les liens qui ont pu être forgés au Caire aident à souder plus fortement le mouvement anti-guerre international, et de construire une résistance dont la force vient d’en bas. (Janvier 2004)
1. Par référence à Gamal Abdel Nasser 1918-1970, dès 1943 organise le mouvement «des officiers libres» qui renverse, en 1952, par un putsch le roi Farouk; Nasser va écarter le général Néguib et les alliés communistes en 1954. Il concentrera tous les pouvoirs de 1956 à sa mort.
2. Ma’mun al-Hodeiby est décédé le 9 janvier 2004, à l’âge de 83 ans. Il était le sixième «guide suprême» de l’organisation des Frères Musulmans. Al-Hodeiby s’était emparé de la direction de l’organisation en novembre 2002, à l’occasion de la mort de son prédécesseur: Mustafa Mashhur. A cette occasion il avait écarté un groupe d’intellectuels et d’universitaires qui avaient la cinquantaine. Les tensions pour la succession sont grandes. L’organisation des Frère Musulmans a été créée en mars 1928 par Hassan el-Banna. L’organisation a été plusieurs fois interdite, dissoute et réautorisée. Hassan el-Banna meurt en 1949. Il existe, en Egypte, d’autres forces islamistes. réd.
3. Mohammed Hosni Moubarak, général, avait le poste de vice-président depuis avril 1975; il sera élu président avec 98,46% (!) en juin 1981. réd.
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