Syrie. Des abris de fortune près de la frontière turque

Réfugiés syriens près de la frontières turque (Umit Bektas)
Réfugiés syriens près de la frontière turque (Umit Bektas)

Par Luc Mathieu

Abou Jalal, 21 ans, semble perdu. Assis sur un bout de carton posé à même le trottoir, il observe les taxis jaunes qui entrent et sortent de la gare routière de Kilis, dans le sud de la Turquie. Le jeune Syrien en tongs et chemisette n’en hèle aucun, il se contente de les regarder, l’air renfrogné. «Tout est si cher, ici. Comment je vais m’en sortir?» se demande-t-il. La veille, Abou Jalal a quitté Alep, la grande ville du nord de la Syrie où il vivait avec sa femme et ses trois enfants. Il n’a pas fui les bombardements du régime ou d’éventuelles frappes américaines. Il n’a pas peur non plus des snipers ou des gangs criminels qui sillonnent sa ville. «Depuis le temps, nous sommes habitués à la guerre. Et nous avons eu de la chance, notre maison est intacte. Non, le véritable problème est l’argent. Avant la révolution, j’étais ouvrier dans une usine de sous-vêtements. Après, j’ai rejoint la rébellion, mais ils ne pouvaient pas nous payer. Au bout de sept mois, j’ai quitté la lutte armée et j’ai cherché du travail. Mais je n’ai rien trouvé, aucune usine ne fonctionne. Je n’ai pas eu le choix, j’ai dû venir en Turquie.» Il semble déjà le regretter. Il ne peut pas se payer le taxi pour aller à Izmir, la grande ville de l’ouest, et sait qu’il ne trouvera pas de travail à Kilis. «Je ne peux plus compter que sur la chance, dit-il. Peut-être que je vais rencontrer un ancien voisin ou un ami qui m’aidera.» Sinon, Abou Jalal repartira à Alep.

«Le pire, c’est que l’hiver arrive»

Plus de 450’000 Syriens chassés par la guerre se sont réfugiés en Turquie depuis deux ans. Officiellement, Ankara n’en accueille plus, les camps officiels répartis le long de la frontière étant saturés. En réalité, sa position est plus souple. Les douaniers turcs laissent régulièrement entrer des réfugiés, même sans passeport. «La Turquie craint d’être débordée, d’où sa position officielle de fermeté. Mais elle ne peut pas se permettre de fermer sa frontière, cela créerait le chaos dans les camps syriens. Elle préfère laisser travailler, dans une certaine mesure, les ONG et fermer les yeux sur le nombre réel de réfugiés», explique un responsable humanitaire étranger.

Abou Hanass est l’un de ces réfugiés non répertoriés. Il espérait une place dans le camp officiel d’Oncupinar, à la frontière. Il a échoué début août dans la mosquée Salaheddine de Kilis. Plus de 150 familles se sont réparties entre la salle de prière, la terrasse et la cour. Elles ont fabriqué des abris sans toit, délimités par des bouts de carton et de tissus. Il n’y a pas de latrines. Les enfants se soulagent derrière un mur, les adultes marchent un kilomètre pour rejoindre les sanitaires d’une autre mosquée. Les ordures s’amoncellent derrière la grille de la mosquée qui longe un terrain de foot où plus personne ne joue. «Le pire, c’est que l’hiver arrive. Les enfants commencent à tomber malades. On ne peut pas continuer à dormir à la belle étoile», dit Abou Hanass. Comme la plupart des réfugiés de la mosquée, Abou Jalal, ouvrier de 50 ans, habitait la province d’Idlib, l’une des premières où la révolution syrienne a basculé dans la guerre. Lui vivait dans un village près de Jish as-Shigour, en plein sur la ligne de front. «Nous avons eu droit à tout, aux bombardements de Migs, aux tirs de mortier, et même aux largages par hélicoptères de barils de TNT. Je ne compte plus les morts dans ma famille. C’était impossible de rester.» Un attroupement se forme bientôt autour de lui. Le ton, calme jusque-là, monte à mesure que la conversation bascule sur une éventuelle opération américaine et française. «Il ne faut pas rêver, il ne se passera rien. Al-Assad livrera ses armes chimiques et ils n’interviendront pas. On est bombardé depuis deux ans et personne ne réagit. Ça ne compte pour rien les missiles, les Scud et les mortiers? Qu’est-ce que ça change si je suis tué par une arme chimique ou par un sniper?» s’énerve Abou Hanass. «Comment il s’appelait, l’autre président français? Sarkozy, c’est ça? Il faudrait que Hollande soit comme lui, qu’il se décide vite. Soit il agit, soit il se tait, on n’en peut plus des fausses promesses», ajoute un adolescent. La discussion s’interrompt quand un camion se gare à côté de la mosquée. Les hommes en sortent deux grandes marmites, l’une de riz, l’autre de soupe à la tomate où baignent quelques pommes de terre. «Voilà, c’est tout ce qu’on aura à manger ce soir. Cela représente un bol par famille. Ce n’est plus tenable. Chaque jour, je vais au camp officiel. Mais chaque jour, ils me disent de revenir le lendemain», dit Abou Hanass.

«Vous vous rendez compte qu’aucune organisation internationale ne nous aide!»

Situé à une dizaine de kilomètres, au bout d’une route qui traverse des champs d’oliviers, le camp d’Oncupinar, géré par les autorités turques, a des fausses allures de prison. Des policiers en gardent l’entrée et interdisent l’accès aux journalistes. De l’extérieur, seul un mirador et une citerne bleue dépassent des murs surmontés de fils de fer barbelés. Abou Abdou, un policier syrien qui a déserté il y a dix-huit mois, est l’un des résidents du camp. Il s’est assis à l’extérieur, une balance électronique à ses côtés. «Les gardiens ne veulent pas que je l’apporte à l’intérieur mais je n’ai pas compris pourquoi», dit-il. Il reconnaît toutefois que les conditions de vie des 17’000 réfugiés sont bonnes. «Chaque famille a un conteneur. Il y a de l’eau, de l’électricité et du gaz. Le seul problème est que l’on ne peut acheter à manger qu’à l’intérieur du camp, où les prix sont trois fois plus élevés qu’en ville.» Fataliste, il ne compte pas repartir dans une Syrie qu’il ne reconnaît plus. «Mon pays est comme dans le brouillard. Tout se mêle, on ne sait plus qui fait partie de l’Armée syrienne libre, d’Al-Qaeda ou d’un gang criminel. Personne ne nous a aidés, alors tout a dégénéré.» Abou Abdou s’est désormais fixé un but: rejoindre un pays scandinave avec sa femme et ses trois filles.

Abou Ali serait ravi de récupérer le conteneur laissé vacant. Ce vendeur de parfums d’Alep est toujours bloqué en Syrie. Depuis près d’un an, il vit dans le camp de Bab al-Salameh, à moins de 2 kilomètres de la Turquie. «On me promet sans arrêt une place dans le camp turc. Parfois, c’est dans deux jours, parfois dans une semaine. Mais rien ne se passe jamais.» Il y a, selon lui, urgence. Sa fille de 8 ans, qui a subi l’ablation d’un rein en Syrie, est malade, victime d’évanouissements. Mais sans la carte officielle de réfugié, Abou Ali n’a pas accès aux hôpitaux turcs. «Ça ne sert à rien que je passe la frontière sans cette carte. Autant rester ici et attendre.»

Dans le conteneur qui lui sert de bureau, Oussam al-Din Chamo, le responsable du camp, reconnaît le manque de médicaments. «Il nous faudrait surtout des traitements pour les maladies chroniques, comme le diabète ou les problèmes cardiaques.» L’homme, un ancien employé du Croissant-Rouge en Syrie, est accablé. Il enchaîne les Gitanes blondes en remplissant sans cesse sa tasse de café. «Vous vous rendez compte qu’aucune organisation internationale ne nous aide! Le Croissant-Rouge qatari est resté cinq mois et il est parti du jour au lendemain. Le mois dernier, on a reçu 250 tentes mais il manquait des piquets. Que voulez-vous que j’en fasse? Il ne faut pas rêver, le nombre de réfugiés ne va pas diminuer. Comment vont-ils passer l’hiver? On les regarde tous tomber malades un par un?»

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Cet article est paru le 13 septembre 2013, en pages 6 et 7, dans le quotidien français Libération. Son auteur se trouvait à Kilis, en Turquie.

 

«Les armes de fortune de l’insurrection syrienne.
Obus recyclés, mortiers faits maison, depuis deux ans
les soldats de la rébellion font avec les moyens du bord.»

A Alep, le 5 septembre 2013, un soldat d'une faction de l'Armée syrienne libre peint des obus de mortier. Photo Hamid Khatib. Reuters
A Alep, le 5 septembre 2013, un soldat d’une faction de l’Armée syrienne libre peint des obus de mortier. Photo Hamid Khatib. Reuters

 

Une collection d'armes artisanales près d'Alep en octobre 2012 : grenade à main, lance-roquette... Photo Tauseef Mustafa. AFP
Une collection d’armes artisanales près d’Alep en octobre 2012 : grenade à main, lance-roquette… Photo Tauseef Mustafa. AFP

 

Un bazooka fabriqué maison, à Al-Bab, en janvier 2013. Les bombes non explosées sont récupérées et usinées. Photo Edouard Elias. AFP
Un bazooka fabriqué maison, à Al-Bab, en janvier 2013. Les bombes non explosées sont récupérées et usinées. Photo Edouard Elias. AFP

 

Un soldat de l'Armée syrienne libre remplit d'explosif des obus de mortiers dans une usine improvisée à Alep, le 4 septembre 2013. Photo Hamid Khatib. Reuters
Un soldat de l’Armée syrienne libre remplit d’explosif des obus de mortiers dans une usine improvisée à Alep, le 4 septembre 2013. Photo Hamid Khatib. Reuters
Des obus récupérés et trafiqués, abandonnés par les rebelles, après la prise de Al-Qoussayr par l'armée loyaliste, le 5 juin 2013. Photo AFP
Des obus récupérés et trafiqués, abandonnés par les rebelles, après la prise de Al-Qoussayr par l’armée loyaliste, le 5 juin 2013. Photo AFP

 

Des soldats de l'ASL préparant des obus de mortier, dans un atelier d'Alep, le 9 septembre. Photo Loubna Mrie. Reuters
Des soldats de l’ASL préparant des obus de mortier, dans un atelier d’Alep, le 9 septembre. Photo Loubna Mrie. Reuters

 

Novembre 2012: près de 20’000 réfugiés syriens sont entassés aux postes
de douane de la frontière turque. Qu’en sera-t-il en novembre 2013?

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