Par Alain Bihr
Le génocide dont les Tsiganes ont été les victimes dans le cadre
de la Seconde Guerre mondiale a malheureusement moins intéressé les chercheurs
que celui simultanément perpétré à l’encontre des populations juives. C’est un
premier motif de se féliciter de la publication en langue française de cet
ouvrage, traduction du volume 23 des rapports de la Commission d’experts
indépendants chargée par la Confédération helvétique de faire la lumière sur les
agissements effectifs de cette dernière sous couvert de sa neutralité officielle
pendant le conflit mondial (1).
Précédemment paru en allemand (2), ce
volume se trouve enrichi ici d’une postface dans laquelle Thomas Huonker
présente un certain nombre de cas personnels de Tsiganes victimes de la
politique helvétique découverts postérieurement à la publication du rapport
originel et évoque rapidement la situation des Tsiganes dans la Suisse
contemporaine.
Un public non averti peut s’étonner de l’intérêt porté à ce qui
semble a priori un aspect très marginal de la politique intérieure de la
Confédération et plus marginal encore sur le plan de la politique internationale
de l’époque. Aussi l’ouvrage a-t-il d’emblée le mérite de nous apprendre que,
dans un contexte de parachèvement de la construction des Etats-nations en Europe
et de montée simultanée des rivalités et des tensions internationales,
particulièrement peu favorable aux populations nomades et apatrides, la Suisse a
été pionnière dans la politique anti-Tsigane. Dès 1906, le Conseil fédéral
décide en effet de fermer les frontières helvétiques aux « gens du voyage
». En 1911 est créé un registre anthropométrique dans lequel sont fichés
tous les Tsiganes entrés ou séjournant en Suisse pour mieux en contrôler et en
réprimer les mouvements. Parlant à ce sujet de « complexe
scientifico-policier », les auteurs de l’ouvrage insistent sur
l’innovation que constitue un pareil registre qui voit fusionner les
préoccupations pratiques de la police des Tsiganes avec les soi-disant
recherches scientifiques de médecins et d’anthropologues, partageant un même
fonds de représentations racistes sur la « prédisposition raciale à la
criminalité » de certaines populations. Des représentations alors
courantes en Europe, promises à l’avenir criminel que l’on sait, mais qu’on a vu
réapparaître récemment de part et d’autre de l’Atlantique, parmi les
responsables politiques, y compris en France.
La politique anti-tsigane de la Confédération helvétique
s’attaquera également aux Tsiganes installés sur son territoire et disposant de
la nationalité suisse. Ces derniers seront ainsi soumis à des mesures
d’internement administratif dans des camps de travail, permettant
l’enregistrement des précieuses données anthropométriques. Pire encore, ces
camps seront le siège de pratiques de stérilisation forcée, destinées à éteindre
la « race tsigane ». Et, pour précipiter encore la solution du
« problème tsigane », quelques 600 enfants tsiganes seront enlevés
à leurs parents et placés dans des familles suisses dites « normales », voire
dans différentes institutions pour aliénés mentaux, le tout sous couvert de
l’association Pro Juventute (« Pour la jeunesse », ça ne s’invente pas !)
Mais le « problème tsigane » étant par définition
transnational, la Confédération helvétique va se lancer, dès les années 1920,
dans une active collaboration internationale pour tenter de le régler. En 1923
est créée à Vienne une Commission internationale de police criminelle (CIPC),
l’ancêtre de l’actuel Interpol, la première Internationale des policiers. Dans
ce cadre, les différentes polices européennes vont s’échanger des informations
et coordonner leurs activités de contrôle et de répression à l’égard des
populations tsiganes et de leurs mouvements. Dans la seconde moitié des années
1930, l’influence de l’Allemagne nazie ne cesse de croître au sein de la CIPC
jusqu’à permettre en 1940 l’élection à sa présidence du sinistre Reinhard
Heydrich, alors chef de l’Office centrale de sécurité du Reich (RSHA) et futur
grand ordonnateur de la « solution finale de la question juive »…
et tsigane (3), ne dissuadera pas la
Suisse de poursuivre sa participation aux travaux de la CIPC.
La collaboration de la Confédération avec le Reich se poursuivra
au contraire sur ce plan, comme sur d’autres d’ailleurs (4), pendant toute la durée de la guerre. Et cela alors
même qu’en Allemagne la répression anti-Tsigane, tout comme la répression
anti-juive, était lancée ; dès 1938, c’est le décret de « fixation
» leur interdisant de quitter le pays ; les premières déportations dans
des camps de travail interviennent courant 1940 ; et le génocide proprement dit
débute en 1941. Cela ne décidera pas pour autant les autorités helvétiques,
pourtant dûment informées des faits, à modifier leur politique d’interdiction du
territoire aux Tsiganes ; et elles persisteront jusqu’à la fin de la guerre à
remettre entre les mains de leurs bourreaux nazis nombre de Tsiganes ayant
cherché refuge en Suisse, en les vouant ainsi à une mort certaine. Si des
données quantitatives précises font encore défaut à ce sujet, le caractère
méthodique de la politique suivie en la matière ressort tant de l’exploitation
des archives cantonales et confédérales que de la présentation de quelques cas
nominatifs, qui donnent un visage aux victimes de cette criminalité
impersonnelle.
Au-delà des pièces qu’il verse au dossier d’un aspect encore
méconnu de l’histoire européenne contemporaine, cet ouvrage soulève deux
questions plus générales, sans y apporter cependant d’éléments immédiats de
réponse. D’une part, après bien d’autres, il confirme que les crimes et
génocides dont l’Etat nazi s’est rendu coupable en marge et dans le cadre de la
Seconde Guerre mondiale n’ont pu être accomplis sans la complicité active ou au
moins passive non seulement de ses alliés mais aussi des neutres et même
quelquefois de ses ennemis. Pensons par exemple au fait que les Alliés
anglo-saxons n’ont rien tenté contre la machine d’extermination nazie alors que
les principaux rouages leur en étaient connus depuis 1943. Comment expliquer et
comprendre une pareille complicité proprement criminelle ? La réponse demandera
sans doute que l’on dépasse la présentation encore habituelle des enjeux du
conflit et des protagonistes à l’œuvre dans les termes d’un affrontement entre
démocratie et totalitarisme, barbarie et civilisation ou dans ceux d’un
classique choc des intérêts nationaux.
D’autre part, comme d’autres ouvrages avant lui (5), celui de Thomas Huonker et Regula
Ludi souligne la part non négligeable prise par des scientifiques, en
particulier des médecins, des biologistes et des anthropologues, non seulement à
la justification idéologique (par l’eugénisme notamment) des politiques
génocidaires mais encore à leur préparation et à leur exécution pratiques, sur
un plan administratif. Elle rappelle d’autres « liaisons dangereuses » entre la
science et le pouvoir politique, contemporaines de celles ici évoquées : pensons
par exemple à la participation de la fine fleur de la physique européenne,
réfugiée aux Etats-Unis, au projet Manhattan de mise au point de la bombe
atomique. Cet aveuglement récurrent de la science à l’égard de ses propres
implications politiques attend, elle aussi, une explication générale dépassant
les circonstances toujours particulières où il se répète.
* Alain Bihr a publié ce compte-rendu dans
la revue électronique liée à l’Université de Franche-Comté où il enseigne, revue
intitulée: Interrogations, numéro 10, mai 2010.
(1)Plus connue sous la
dénomination de Commission Bergier, du nom de son président, cette Commission a
été instituée en décembre 1996 par le Conseil fédéral helvétique à la suite du
scandale lié à la découverte dans les comptes de grands établissements bancaires
de « fonds en déshérence », c’est-à-dire de dépôts effectués avant
guerre par des familles, notamment juives, craignant pour leur fortune et leurs
personnes, et qui n’ont jamais été restitués à leurs ayants droit éventuels.
Cette Commission a étendu son champ d’étude à la politique d’asile de la
Confédération pendant la Seconde Guerre mondiale ainsi que, plus largement, aux
relations (économiques et politiques) de cette dernière ave le Reich nazi. Cf.
le site de la Commission : http://www.uek.ch/fr/index.htm On attend toujours la
création d’une commission similaire en France…
(2)Roms, Sintis und
Jenische. Schweizerische Zigeunerpolitik zur Zeit des Nationalsozialismus,
Editions Chronos, Zürich, 2001.
(3)C’est lui qui
dirigera la conférence de la Wannsee qui, en janvier 1942, décidera du lancement
de cette « solution », quelques mois avant d’être « liquidé » par la
résistance tchèque à Prague.
(4)Cf. par exemple
Daniel Bourgeois, Business helvétique et Troisième Reich, Editions Page
deux, Lausanne, 2008 ; et Hans-Uhlrich Jost, Le salaire des neutres. Suisse
1938-1948, Denoël, Paris, 1999.
(5)Cf. par exemple
Josiane Olff-Nathan (sld), La science sous le Troisième Reich : victime ou
alliée du nazisme, Le Seuil, Paris, 1993.
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