Suisse. 28 février, renvoi des «criminels étrangers». En toile de fond: un non, mais un soutien à des «mesures dures» par la majorité collégiale

nonPar Elisabeth Ferreira
et Sébastien Abbet

Au cours de l’année 2015, des milliers de personnes ont tenté de traverser la Méditerranée pour chercher un refuge dans les pays européens. Selon des estimations récentes, plus de 3700 d’entre elles se sont noyées, dont 300 enfants depuis septembre (Le Monde, 2 février 2016). En ce moment même, des dizaines de milliers de Syriens fuient en direction de la Turquie devant l’avancée des troupes du régime dictatorial de Bachar el-Assad et de ses supplétifs, les bombes russes ainsi que l’Etat islamique. Ils rejoignent des millions de leurs compatriotes qui sont parqués dans les camps situés dans les pays frontaliers.

Selon un article du quotidien The Guardian, publié le 10 février 2016, qui fait état d’un rapport du Syrian Policy Research Center, 11,5% de la population de la Syrie a été soit tuée (le document estime le nombre de morts à 450’000, largement au-dessus des estimations de l’ONU), soit blessée. Les informations sur les exactions et les crimes de masse du régime se multiplient. Face à l’ampleur de cette crise, les grandes puissances ne daignent pas même collecter des fonds suffisants pour garantir des soins médicaux et la fourniture d’aliments à ces millions de réfugiés (selon le rapport cité, plus de 45% de la population a quitté son domicile, une fraction importante le pays).

Au contraire, pour faire face à une prétendue «crise des réfugié·e·s» (les Syriens étant rejoints sur les routes de l’exil, entre autres, par des milliers d’Erythréens et d’Afghans), les pays de l’Union européenne refusent systématiquement, dans les faits, d’accueillir les quelques milliers de réfugiés qu’ils s’étaient accordés à se répartir à l’automne 2015. L’UE insiste même pour que la Turquie, en contrepartie d’une somme négociée de 3 à 3,5 milliards d’euros, empêche les réfugiés syriens de quitter son territoire. Une négociation qui s’inscrit aussi dans le cadre de la guerre menée contre les Kurdes en Turquie (dans l’Anatolie du sud-est) par le pouvoir d’Erdogan et de sa politique en Syrie (bombardement des forces du PYG, dans la région d’Alep). PYG qui sert l’intervention américaine et, de facto, est souvent utile au régime de de Bachar el-Assad avec son orientation spatiale-nationaliste. Jamais, dans l’histoire, autant de murs et de palissades n’ont été érigés dans le monde. L’Europe n’est plus en reste à l’est, au sud, au nord, à l’ouest. L’étoile des quatre murs…

Initiative de 2010 et loi d’application: un rappel

Dans ce contexte marqué par l’impossibilité d’une politique européenne commune en matière de «gestion des flux migratoires» (une politique déjà inhumaine), à l’orée d’une nouvelle crise d’ampleur mondiale, la Suisse, où les annonces de licenciements se multiplient, est engagée dans un «débat» sur le contenu de l’initiative de l’UDC dite de «mise en œuvre». En effet, ce parti, affirmant que son initiative baptisée Pour le renvoi des criminels étrangers, acceptée le 28 novembre 2010 par 52,9% des votants (la participation s’élevait à 52,6%), ne serait pas appliquée conformément au texte voté, avait lancé une seconde initiative en juillet 2012. Cette dernière récoltera 156’000 signatures et sera déposée le 28 décembre de la même année. De nombreux parlementaires s’étaient insurgés: l’UDC coupait court au travail des législateurs, alors qu’ils avaient, selon le texte de l’initiative même, cinq ans pour rédiger une loi d’application. Cette dernière, concrétisation dans le Code pénal et le Code pénal militaire des nouveaux alinéas inscrits dans la Constitution fédérale suite à l’initiative de l’UDC de 2010, sera d’ailleurs achevée et adoptée par les deux chambres, le 20 mars 2015. Un délai référendaire courait alors jusqu’au 9 juillet 2015 sans qu’aucune force politique ou associative n’ait tenté de récolter des signatures contre cette loi. Elle entrera en vigueur en mars 2016 si l’initiative de «mise en œuvre» est rejetée. L’UDC affirme que la loi d’application est une trahison de la «volonté populaire» et de son initiative, prétendant a posteriori que le lancement de son initiative était parfaitement justifié. L’UDC fait de la métapolitique initiativiste: régler l’application ou rejeter une application.

En outre, le plus grand parti du pays (qui a obtenu un peu moins de 30% des suffrages lors des élections fédérales d’octobre 2015) considère que les parlementaires ont introduit par la fenêtre ce que «le peuple» avait renvoyé par la porte: le contre-projet des Chambres fédérales trompeusement intitulé Expulsion et renvoi des criminels étrangers dans le respect de la Constitution.

En réalité, les deux chambres (Conseil des Etats et Conseil national) se sont explicitement basées sur les cinq pages de la nouvelle initiative de l’UDC pour élaborer la loi d’application, allant même parfois plus loin que ce que prévoyait le texte initial en introduisant une peine d’expulsion à vie dans certains cas (art. 49a du Code pénal). Et cela alors même que les opposants se plaisent à rappeler le caractère mensonger de l’intitulé de l’initiative puisqu’elle étend le nombre de délits passibles d’un renvoi.

Laissons ici de côté le tollé soulevé par le caractère «d’initiative législative» du texte de l’UDC. S’il peut paraître étrange d’introduire dans les dispositions transitoires de la Constitution, en son article 197, des articles relevant du Code pénal, ce n’est là qu’un reflet des pratiques autoritaires qui s’étendent partout en Europe. En revanche, l’introduction, sous d’autres formes, de véritables initiatives législatives (soumettre au vote des textes de loi déjà élaborés et non exclusivement des articles constitutionnels comme c’est le cas aujourd’hui) a historiquement été une revendication de la gauche dans ce pays. Brandir la souveraineté du parlement contre celle «du peuple» revient à défendre sans les critiquer des institutions propres à une société de classes, à laisser une approche légaliste désarmer tout combat politique et, pire encore, considérer que ces mêmes institutions sont un rempart quelconque.

 

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Clause de rigueur versus automaticité

Au cœur des «débats», l’introduction dans la loi d’application d’une «clause de rigueur» que les opposants à la nouvelle initiative voient comme une garantie minimale de principes relevant d’un Etat de droit, alors que ses partisans brandissent le principe d’une automaticité des renvois une fois purgée la peine des «criminels étrangers». Cette clause de rigueur, introduite à l’article 66a du Code pénal, dispose que «le juge peut exceptionnellement renoncer à une expulsion lorsque celle-ci mettrait l’étranger dans une situation personnelle grave et que les intérêts publics à l’expulsion ne l’emportent pas sur l’intérêt privé à demeurer en Suisse. A cet égard, il tiendra compte de la situation particulière de l’étranger qui est né ou qui a grandi en Suisse.» Inutile de dire que cette clause, qui n’a rien de systématique, ne constitue en rien un «rempart» de «l’Etat de droit» ou d’humanité comme certains ont pu le dire. Il suffit de rappeler que les pratiques d’expulsion des diverses autorités sont déjà très importantes, cela avant même que la nouvelle loi d’application ou le texte de l’UDC ait force de loi. Actuellement, en effet, il suffit d’être condamné pour une peine privative de liberté de 12 mois avec sursis pour se voir retirer son permis de séjour ou d’établissement. Privée de permis, la personne condamnée est expulsée au terme de sa peine.

Une bataille de chiffres fait rage pour savoir le nombre d’étrangers renvoyés selon l’une ou l’autre «formule» [1]. L’UDC, convaincue du «laxisme» des juges et de la sournoiserie des avocats, estime que «seuls» 500 étrangers seront renvoyés chaque année sous le régime de la clause de rigueur (la loi d’application), alors que les opposants à l’initiative s’appuient sur des estimations de l’OFS pour avancer le chiffre de 3’863. Ces derniers brandissent le chiffre de 18’000 (Le Temps, 18 janvier) si l’initiative est acceptée; l’UDC, elle, se montre plus modeste puisqu’elle évalue que son initiative permettra le renvoi de 10’000 personnes par année. Une chose saute aux yeux toutefois: aujourd’hui comme en 2010, ces prétendus débats réifient le quotidien et l’existence de milliers d’êtres humains dans ce pays. De plus, ils masquent difficilement l’accord sur le fond sur la nécessité des renvois en question entre l’UDC, d’un côté, et les autres partis gouvernementaux (PLR, PDC, PS), de l’autre [2].

L’aveuglement des opposants? Un accord sur le fond!

Un front très large d’opposants à l’initiative s’est constitué. Le comité de la Conférence des procureurs suisses, plusieurs dizaines de professeurs de droit par un manifeste intitulé La Suisse est un Etat de droit, la conseillère fédérale «socialiste» S. Sommaruga, un comité regroupant la plupart des partis présents au Parlement fédéral (auquel se sont joints les socialistes et les Verts lors d’une conférence de presse), un comité composé de dizaines d’ONG. Sur quoi repose cet unanimisme?

 

En avril 2015, près de Milan, à San Giuliano, la «socialiste» conseillère fédérale Simonetta Sommarugua, avec Christophe Blocher (à droite, ex- conseiller fédéral), commémorent la «retraite dans l’ordre de troupes des Confédérés», en 1515, à Marignan. S. Sommarugua mène le «combat» pour le Non officiel à l’occasion du vote du 28 février 2016.
En avril 2015, près de Milan, à San Giuliano, la «socialiste» conseillère fédérale Simonetta Sommaruga, avec Christoph Blocher (à droite, ex-conseiller fédéral), commémorent la «retraite dans l’ordre de troupes des Confédérés», en 1515, à Marignan. S. Sommaruga mène le «combat» pour le Non officiel à l’occasion du vote du 28 février 2016.

 

Outre la question de la clause de rigueur, la majorité des opposants à l’initiative de l’UDC mentionnent trois arguments pour appeler à voter NON: l’accroissement des difficultés des relations avec l’Union européenne, en particulier dans le cadre des négociations complexes suite à l’acceptation, le 9 février 2014, de l’initiative Contre l’immigration de masse; les menaces sur la sécurité du droit, lesquelles compromettraient l’attrait économique de la Suisse; l’impossibilité de procéder à la plupart des expulsions.

Sur ce dernier point, par exemple, la «socialiste» vaudoise Cesla Amarelle, défendant une clause de rigueur qui s’applique «seulement» aux «cas exceptionnels, en particulier les personnes qui sont nées en Suisse ou qui ont toujours vécu en Suisse», ajoute que l’initiative de l’UDC ne résoudra pas les «problèmes majeurs qui existent dans le pays concernant l’expulsion des vrais criminels. Le problème aujourd’hui, c’est l’exécution des renvois» (RTS. info, 8 février). Elle se fait l’écho d’un argument souvent entendu: l’inutilité de l’initiative. Autrement dit, au lieu de résoudre des problèmes, le texte en crée de nouveaux. Voilà le paradigme de l’adaptation «pragmatique» social-démocrate helvétique à la réalité «politique», comme une réalité naturelle. Alors qu’elle est construite par des rapports des forces entre classes et, en partie, par des choix et actions politiques, sur la durée.

Faut-il comprendre, dans les formules de Celsa Amarelle (certes engagée et de bonne foi) qu’un climat plus serein permettrait de résoudre des problèmes tels que la négociation d’accords de réadmission avec différents pays, comme le Maroc ou l’Algérie, deux exemples des «difficultés» de renvoi d’étrangers criminels mentionnés par Mme Amarelle? En quelque sorte, il s’agirait de s’accorder sur la nécessité de faire fonctionner à plein la machine à renvoyer, comme le permet l’accord avec la Tunisie cité comme exemple par la conseillère fédérale Sommaruga (émission InfraRouge, 20 janvier).

Roger Nordmann, lui aussi membre du Parti socialiste, dans une tribune contre l’initiative publiée le 25 janvier dans Le Temps, se montre lui aussi préoccupé par le fait que l’initiative de mise en œuvre «retarderait obligatoirement de plusieurs années l’entrée en vigueur du durcissement du Code pénal [soit la loi d’application de la première initiative], parce qu’il faudrait “réviser la révision”». Au final, il faut comprendre que la nouvelle initiative empêche la bonne application des renvois… 

Qui expulser?

Une bonne partie du front du Non, «gauche» comprise, se montre ainsi soucieuse de l’applicabilité de l’initiative votée en 2010. Certes, il n’est pas surprenant que les membres d’un parlement bourgeois se chargent d’élaborer les dispositions d’application d’une initiative. Ce que cette attitude montre, en réalité, c’est un accord de fond sur la nécessité de renvoyer lesdits criminels étrangers, le «débat» portant sur des nuances. R. Nordmann, dans la même tribune, précise qu’«expulser un assassin ou un violeur étranger du territoire Suisse est compréhensible; éjecter une personne pour un délit mineur ne l’est pas». Lui, comme beaucoup d’autres, avancent des arguments similaires. Ce qui était vu hier comme inhumain devient aujourd’hui acceptable. Les initiatives de l’UDC sont donc parvenues à imposer le cadre et les termes des débats. Elles mettent au centre des discussions de problèmes biaisés – avec un ton de «civilité nationale» faite, en réalité, de mépris pour les résidants en Suisse, sur la base d’une croyance enracinée dans la mythologie historique du pays construite par les dominants depuis le milieu du XIXe siècle – qu’il faudrait résoudre, réussissant ainsi le tour de passe-passe de reléguer en arrière-plan les questions sociales et démocratiques brûlantes de l’heure.

Le vrai-faux pacte fédéral… à l’origine mythologique de la Suisse
Le vrai-faux pacte fédéral… à l’origine mythologique de la Suisse

Le comité de la Conférence des procureurs suisses (CPS), sans doute composé d’imminents laxistes, pour reprendre le qualificatif de l’UDC lorsqu’elle qualifie le système judiciaire helvétique, dans son communiqué du 21 janvier qui rejette l’initiative de mise en œuvre, «salue et soutient» pourtant «la possibilité de renvoyer les criminels étrangers de Suisse et appelle de ses vœux sa mise en application» (20 minutes, 21 janvier). L’opposition à l’initiative de l’UDC reste ainsi largement silencieuse sur les pratiques actuelles de l’Etat et, par conséquent, fait de ces dernières un «moindre mal» par rapport aux dispositions à venir. Ce qui revient à produire un front curieux où se retrouvent aux côtés d’ONG, des «expulseurs», Economiesuisse ou encore des partis comme le PDC dont un représentant éminent, Claude Béglé vient de rentrer d’un voyage d’une semaine en Erythrée affirmant que les ONG ont exagéré et qui conclut un entretien avec le quotidien 24 heures (13 février) affirmant: «On pourrait faire quelques rapatriements forcés de délinquants par exemple, pour envoyer le signal psychologique que l’eldorado est fini. Il faut dissuader un exode massif. Une condition clé toutefois, c’est que des observateurs puissent vérifier le sort de ceux qui sont rentrés.»

Il faut pourtant bien trouver des nuances et des différences entre ceux qui défendent l’application de l’initiative UDC première version et ceux qui en défendent la seconde. Ces derniers s’érigent en défenseur des «victimes» auxquelles personne ne songe, rejetant leurs opposants au rang de défenseurs de criminels monstrueux. Les premiers, eux, insistent sur la situation ubuesque qui résultera pour des «criminels étrangers» né en Suisse. Chacun avance sa liste d’exemples: un étranger qui n’a été expulsé «qu’après une série de 19 actes pénaux» étalés sur plusieurs années, un chauffard qui a provoqué la mort d’une Suissesse de 21 ans; d’autres, pour motiver un Non, avancent l’exemple d’un copain de foot d’un Suisse qui, en l’espace de dix ans, a volé quelques bières (un vol supérieur à 300 francs tombant sous le coup de l’un des délits concernés par la deuxième liste préparée par l’initiative) et omis de signaler une modification de son revenu qui déboucherait sur une diminution des allocations qu’il reçoit.

Il y a certes des différences réelles entre la loi d’application et le texte de l’UDC qui sera voté le 28 février. La confusion des termes qui mélange crimes et délits est, elle-même, abusive. Cependant, comme nous l’avons vu la loi d’application va parfois plus loin que le texte de l’UDC. S’il est scandaleux et inhumain de renvoyer (expulser, en réalité) un «étranger» qui vit depuis des années en Suisse, un rejet de tous les renvois et donc de la double peine et une défense d’une égalité de traitement sont indispensables. Pourtant, peu nombreux sont ceux qui se risquent à condamner autant la loi d’application que l’initiative de mise en œuvre que les pratiques actuelles. Personne ne se bat pour rompre ce front trompeur contre l’UDC pour défendre des revendications démocratiques, sociales et politiques indépendantes.

 

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À cet égard, l’émission d’InfraRouge du 20 janvier, déjà mentionnée, est exemplaire. Elle opposait, d’un côté, Christian Lücher (avocat, PLR, de Genève); Cristina Gaggini, directrice romande d’Economiesuisse et la conseillère fédérale «socialiste» Simonetta Sommaruga en charge du Département fédéral de justice et police, par conséquent de la mise en œuvre de l’initiative de l’UDC et des renvois pour violation des lois sur l’asile et sur les étrangers. De l’autre, Céline Amaudruz, conseillère nationale UDC, vice-présidente de la section genevoise de ce parti; Yvan Perrin, UDC de Neuchâtel, ancien conseiller d’Etat de ce canton et, enfin, Jean Sanchez, policier à la retraite, membre du Mouvement citoyen genevois (MCG). Ce «débat» reflétait, dans ces grandes lignes, la teneur des arguments du front des opposants et ceux de l’UDC. Simonetta Sommaruga insistait principalement sur la nécessité d’une «sécurité du droit» pour conserver l’attractivité de la place économique suisse ainsi que sur les problèmes importants auxquels fait face le Conseil fédéral dans ses négociations avec les institutions européennes suite au vote du 9 février 2014. Christian Lücher (PLR et spécialiste éclairé du deuxième tunnel… du Gothard !) s’insurgeait contre les absurdités juridiques et le caractère irréalisable de certaines propositions de l’UDC, soulignant qu’il partageait pleinement la nécessité de prendre des mesures dures.

La directrice d’Economiesuisse, à l’image de l’organisation qu’elle dirige, s’est montrée assez discrète. Peut-être est-elle déjà soucieuse que l’attention se portait de manière démesurée sur cette initiative plutôt que sur l’initiative de la JSS (Jeunesse socialiste suisse) contre la spéculation des matières premières (la newsletter d’Economiesuisse du 15 février, titrait à ce propos Un projet sensible dans l’ombre de l’initiative de mise en œuvre). Pour l’UDC, la tribune de Céline Amaudruz publiée le 13 février dans Le Temps suffit pour se faire une idée des arguments avancés.

Soit une discussion sur des nuances. Cette émission peut être vue comme un cas d’école de la construction des faux débats analysés par Pierre Bourdieu dans son petit livre Sur la télévision. À propos des débats télévisés sur la légitimité ou non de la vague de grèves de novembre-décembre 1995, il écrivait ceci (page 37): «à la première émission, les intellectuels défavorables à la grève paraissaient à droite – pour aller vite. Dans la deuxième émission (de rattrapage), on a changé la composition du plateau, en ajoutant des gens plus à droite et en faisant disparaître les gens favorables à la grève. Ce qui fait que les gens qui, dans la première émission, étaient à droite paraissaient à gauche. Droite et gauche, c’est relatif, par définition. Donc, dans ce cas, un changement de la composition du plateau donne un changement du sens du message.» À cette différence près qu’il n’y a pas eu une «première émission». Sont absentes les personnalités ou les associations qui affirment clairement une opposition autant à l’initiative de «mise en œuvre» qu’à la loi d’application et aux pratiques de l’Etat, de manière indépendante des partis bourgeois et du PS. Sans même parler de la présence «d’étrangers» dans ce débat.

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Sur quelques arguments de l’UDC…

Au-delà de la critique d’un front des opposants qui se révèle être un écran de fumée devant les pratiques actuelles de l’Etat ainsi qu’un instrument rendant acceptable l’inacceptable sous couvert d’un combat contre l’UDC, il est indispensable de s’arrêter quelque peu sur certains arguments présentés par l’UDC. Quiconque a lu l’argumentaire de 51 pages intitulé Initiative populaire pour le renvoi effectif des étrangers criminels aura remarqué que l’UDC a réalisé un travail de formation de ses porte-parole puisque l’on y retrouve tous les éléments mis en avant lors des «débats». Si certains sont bien connus et ne nécessitent que quelques rappels, d’autres passent plus inaperçu et méritent que l’on s’y attarde.

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Des chiffres tronqués…

La réputation de l’UDC en matière de manipulation des chiffres n’est plus à faire (en cela, elle ne se distingue que par l’outrance d’autres partis et administrations). On se souvient que lors de son initiative de 2009 contre la construction des minarets, elle estimait que si aucune mesure n’était prise, la Suisse compterait bientôt un million de musulmans. Une extrapolation grossière qui, si elle était projetée plus loin dans le temps, montrait que le nombre de musulmans dépassait la population du pays… Elle recourt donc à la même stratégie pour noircir la situation et créer une sensation d’urgence. Ainsi, se fondant sur les chiffres de l’OFS, elle indique que la population carcérale est composée à 73% d’étrangers. Ce chiffre mêle toutes les détentions, qu’elles soient pour purger une peine ou les prévenus en attente d’un jugement ou encore en vue d’une expulsion pour violation de la loi des étrangers. Nombre d’entre eux ne sont pas concernés par l’initiative ou la loi d’application (voir Les chiffres et leur double langage, La Liberté, 9 février 2016). En outre, les pourcentages expriment une proportion et non le nombre des détenus, qui peut être faible. Plus important, l’UDC n’a évidemment pas vocation à s’interroger sur les raisons de cette surreprésentation des étrangers par rapport à la population dans son ensemble. Il s’agit d’un phénomène que l’on retrouve dans la plupart des pays. Comme l’explique le criminologue André Kuhn, «il est totalement erroné de comparer les étrangers aux nationaux, puisque l’on compare alors une population faite essentiellement de jeunes hommes à une population de nationaux vieillissants et composés des deux sexes à proportions à peu près égales. C’est ainsi que si l’on compare le taux de criminalité des étrangers à celui des nationaux du même sexe, de la même classe d’âge, de la même catégorie socio-économique et du même niveau de formation, la différence entre les nationaux et les étrangers disparaît» [3]. Ainsi que le révèle un article de la NZZ du 5 avril 2014 sur l’interprétation des statistiques de la criminalité, depuis 1999 l’OFS ne produit plus d’analyse détaillée sur le thème criminalité et étrangers [4]. Pourtant, une telle analyse (voir le texte reproduit dans la note), détruit totalement l’épouvantail de l’UDC.

Par ailleurs, il existe des infractions que les Suisses ne peuvent pas commettre: les violations à la loi sur les étrangers (LEtr) permettent une peine privative de liberté dont de nombreux cantons usent et abusent comme outil de «politique migratoire».

Ainsi, récemment à Genève, le procureur Jornot s’enorgueillissait de «débarrasser Genève des délinquant·e·s étrangers multirécidivistes et souvent inexpulsables» grâce à l’incarcération permise par la LEtr. Au-delà d’une réflexion sur le système pénal lui-même et de sa réforme, c’est toute la question de l’égalité et de politiques sociales radicales qui reste posée. Questions qui ne sont bien entendu pas débattues aujourd’hui, puisque ce qui est présent sur le devant de la scène porte sur l’étendue des expulsions.

Les Suisses naturalisés sont-ils des «vrais Suisses»?

En page 9 de son argumentaire, l’UDC se scandalise que «les autorités refusent obstinément de publier une statistique des Suisses naturalisés tombés dans la criminalité. Cela fait longtemps que l’UDC demande qu’une telle statistique soit établie». L’allusion est claire: s’il est question de renvoyer les «criminels étrangers», les «Suisses naturalisés criminels» sont-ils de vrais Suisses? Cela fait écho à la vision qui sous-tend le nationalisme de l’UDC (et bien au-delà).

imagesElle est résumée ici par le membre de ce parti à Genève, l’avocat Yves Nidegger: «quand vous n’êtes pas chez vous, que vous êtes un invité, vous faites plus attention qu’un autre» (Le Temps, 5 février). Le titre du programme de l’UDC de 2006 ne s’intitulait-il pas d’ailleurs Ma Maison-Notre Suisse? L’argumentaire précise cette idée, à la page 36, lorsqu’il prétend que l’initiative n’est pas discriminatoire envers les étrangers: «un étranger, contrairement à un Suisse, n’a pas un droit subjectif à résider en Suisse». Le mot «hôte» a été employé à plusieurs reprises. Les étrangers doivent donc se tenir à carreau. Travailler et se taire. Une telle conception ouvre la voie à des naturalisations conditionnées au respect des «règles» helvétiques. Autrement dit à la possibilité d’une déchéance de nationalité pour les naturalisés qui ne respectent pas les «règles» de la maison. Plusieurs remarques s’imposent à ce propos:

Une confusion est orchestrée autour de questions très différentes qui sont englobées sous le même terme «d’étranger». L’accueil de réfugiés, la situation des requérants d’asile (dont les «droits» n’ont eu de cesse d’être limités depuis les années 1980) n’appellent pas le même type de politiques en termes de structures, de formation, de droits que, par exemple, des migrants espagnols, chassés par la crise, au bénéfice d’un permis B qui cherchent du travail en Suisse ou encore que des «étrangers» de deuxième ou troisième génération.

Des catégories entières de personnes qui vivent et travaillent en Suisse sont sous les attaques de l’UDC et des autres partis ainsi que de l’administration. L’UDC ne fait que pousser plus loin une logique déjà présente en Suisse depuis des décennies. Elle ne fait que mettre en rapport les étrangers et toute une série de problèmes sociaux et économiques. Cette relation est conçue de façon grossière dans l’argumentaire de l’UDC. Sa troisième partie qui pose la situation problématique à laquelle l’initiative doit répondre est déroulée sous les sous-titres suivants: «imposer les règles de notre pays», «la Suisse n’est plus sûre», «augmentation constante du nombre d’étrangers», «forte proportion d’étrangers dans les statistiques criminelles» et, enfin, «immigration dans le système social». La logique est claire.

La vision qui fait des «étrangers» des hôtes déréalise ce qu’est aujourd’hui la Suisse. Un pays qui compte officiellement près d’un quart de sa population qui ne possède pas la nationalité. En d’autres termes, plus de 2 millions de personnes qui sont formées, qui travaillent, sont des contribuables sans pour autant disposer des droits politiques et sujets à plus d’une dizaine de statuts différents. Rester sur la défensive sur ces questions, accepter qu’il soit nécessaire de procéder à des renvois c’est refuser de poser la question d’une égalité réelle en termes de droits politiques, sociaux et syndicaux.

 

Avril 2015: dépôt de l’initiative. Comment la droite extrême exerce une contrainte, par l’autoritarisme et la crainte, sur des migrants. Le FN s’en est fait aussi une spécialité «de marketing» photographique.
Avril 2015: dépôt de l’initiative. Comment la droite extrême exerce une contrainte, par l’autoritarisme et la crainte, sur des migrants. Le FN s’en est fait aussi une spécialité «de marketing» photographique.

 

Les insinuations sur les naturalisés «suspects» ou sur les «étrangers» de deuxième ou troisième génération entrent en écho avec le durcissement des conditions d’accès à la nationalité suisse. En effet, au cours de la dernière décennie le nombre de naturalisation a diminué de 38%, passant de 38’000 en 2006 à 23’700 en 2014 (La Liberté, 8 février). La nouvelle loi sur la nationalité suisse du 20 juin 2014, qui entrera en vigueur en janvier 2017, montre clairement qu’il est encore plus difficile qu’auparavant de passer du statut «d’hôte» à celui d’un habitant accepté de la Maison Suisse. En effet, désormais seuls les titulaires d’une autorisation d’établissement (permis C) qui font la preuve d’avoir «séjourné en Suisse pendant dix ans en tout» (art. 9) peuvent déposer une demande de naturalisation. S’il est toujours possible de retirer la nationalité suisse «à un double national si sa conduite porte gravement atteinte aux intérêts ou au renom de la Suisse» (art. 42 de la nouvelle loi et art. 48 de la loi en vigueur), les critères d’intégration dont il faut faire preuve pour déposer une demande ont en revanche été durcis.

En outre, l’Ordonnance sur la nationalité suisse précise que le requérant à la naturalisation doit signer une «déclaration de loyauté» qui atteste de sa volonté de «respecter les valeurs de la Constitution» (donc la nécessité du renvoi des étrangers ou la défense de la propriété privée… entre autres choses à combattre que contient cette Constitution). Il doit aussi prouver «qu’il participe à la vie économique» montrant qu’il peut «couvrir le coût de la vie» et «s’acquitter de son obligation d’entretien». Raison pour laquelle, s’il «perçoit une aide sociale dans les trois années précédant le dépôt de sa demande ou pendant sa procédure de naturalisation» il ne remplit pas les exigences de «participation à la vie économique» (art. 7). Les votations de septembre sur les naturalisations facilitées permettront sans aucun doute de rappeler les principes de la Maison Suisse…

Les infractions au code de la route, ou comment détruire le pouvoir de l’appréciation des juges…

L’argumentaire de l’UDC introduit une nouveauté pour indiquer que son initiative garantit le principe de proportionnalité (pages 29-30) [5]. Un principe qui pourtant, comme l’explique la PLR Isabelle Moret (La Liberté, 8 février), ne figure plus dans la loi d’application: «l’expulsion sera automatique pour les crimes graves. Les chambres ont renoncé au principe de proportionnalité qui figurait dans le contre-projet qui a été refusé par le peuple.» L’UDC argumente de la sorte: «rien ne s’oppose […] à ce que le législateur fasse un examen de proportionnalité par avance». L’exemple mis en avant est celui des condamnations pour excès de vitesse, lesquels peuvent conduire à des peines privatives de liberté d’un à quatre ans selon la gravité. Ainsi, «un automobiliste frappé d’une amende parce qu’il a roulé à 140 km/h sur l’autoroute ne peut pas objecter que l’amende est excessive parce que la route était vide à ce moment-là. Notre système légal fonctionne avec de tels automatismes.» Cette «proportionnalité préalable» permet de combattre «l’arbitraire du juge». Or, le pouvoir d’appréciation des juges demeurera pour déterminer la culpabilité de l’accusé et la peine applicable. Ce que l’initiative et la loi d’application permettent en revanche est l’automaticité du renvoi des étrangers.

Que laisse entendre l’UDC? Si son initiative de mise en œuvre instaure une mesure discriminatoire envers les étrangers aujourd’hui, ne sera-t-il pas possible qu’un tel principe de «proportionnalité préalable» ne conduise à une «standardisation des peines» et in fine à une limitation du rôle des juges?

 L'ombre de spectatrices face à «une vraie peinture suisse»: «La retraite de Marignan», de Ferdinand Hodler
L’ombre de spectatrices face à «une vraie peinture suisse»:
«La retraite de Marignan», de Ferdinand Hodler

En outre, l’inapplicabilité de certaines expulsions, ainsi que son inefficacité à combattre la criminalité et la délinquance deviendra un argument de choix pour condamner le laxisme du système judiciaire et appeler à de nouvelles mesures répressives, plus dures encore.

Pour toute une série d’actes dont la peine maximale est de 6 mois de privation de liberté, le Ministère public, instance précédant le juge, peut délivrer une ordonnance pénale. Cette possibilité permet d’aller directement à la case condamnation sans passer par un procès. Selon ses défenseurs, c’est une procédure rapide et qui évite un engorgement des tribunaux. Pourtant, elle viole toutes les garanties d’un procès équitable [6]. L’initiative de mise en œuvre admet que le Ministère public puisse prononcer le renvoi dans l’ordonnance pénale même. Prévoir une sanction aussi lourde dans une procédure aussi sommaire est en soi disproportionné. Mais dans un pays qui supprime la proportionnalité des peines, c’est finalement logique.

Une pénalisation des «abus» à l’aide sociale, inscrite dans la Constitution. Danger pour tous

L’initiative initiale de l’UDC prévoyait déjà le renvoi d’étrangers «s’ils ont perçu abusivement des prestations des assurances sociales ou de l’aide sociale» (art. 121 de la Constitution, al. 3). La loi d’application a concrétisé ainsi ce principe dans l’article 148a du Code pénal: «1. quiconque, par des déclarations fausses ou incomplètes, en passant des faits sous silence ou de toute autre façon, induit une personne en erreur ou la conforte dans son erreur, et obtient de la sorte pour lui-même ou pour un tiers des prestations indues d’une assurance sociale ou de l’aide sociale, est puni d’une peine privative de liberté d’un an au plus ou d’une peine pécuniaire; 2. Dans les cas de peu de gravité, la peine est l’amende.» Comme on le voit, un tel article s’applique à l’ensemble de la population.

Voici comment l’UDC l’introduit sous le chiffre V, Abus en matière d’aide sociale et d’assurances sociales, de sa nouvelle initiative: «1. Quiconque aura, par des indications fausses ou incomplètes, par la dissimulation de faits déterminants ou par tout autre moyen, perçu ou tenté de percevoir indûment pour soi ou pour autrui des prestations de l’aide sociale ou d’une assurance sociale, sera puni d’une peine privative de liberté de cinq ans au plus ou d’une peine pécuniaire, à moins que l’acte ne soit passible d’une peine plus lourde en vertu d’une autre disposition». La peine est plus élevée, cinq ans.

Voici le commentaire de Thierry Tanquerel, professeur de droit à l’Université de Genève, membre du PS, dans un article publié le 11 février dans le quotidien Le Courrier sous le titre L’alinéa oublié de l’initiative de «mise en œuvre»: «contrairement à ce qui a parfois été dit, cette nouvelle infraction vise tout le monde et non uniquement les étrangers. Le texte de l’initiative est clair [tout comme celui de la loi d’application]: il vise ici “quiconque”, alors qu’il précise “étranger” en ce qui concerne l’expulsion. Un conseiller national UDC a récemment affirmé qu’il s’agissait simplement de réprimer l’escroquerie à l’assurance sociale. C’est parfaitement faux! […] L’infraction est tellement large qu’elle conduira à la criminalisation de personnes qui n’ont rien de tricheurs. Si une personne âgée remplit de manière incomplète un formulaire de demande de prestations complémentaires ou si une mère de famille omet certains détails dans une déclaration d’accident pour son enfant, elles pourront se retrouver devant le juge si la prestation réclamée se révèle en fin de compte indue. La moindre erreur dans la présentation d’une demande de remboursement ou de rente, la moindre omission d’annonce pourra faire des assurés des criminels aux yeux de la loi.»

Alors que le 16 décembre 2014, une vingtaine d’organisations caritatives publiait une déclaration sous le titre de Pour un minimum vital social: combattre la pauvreté et non les pauvres qui évaluait entre 30% et 50% le nombre des personnes qui auraient droit à l’aide sociale ne la demandait pas (ce qui représente entre 100’000 et 250’000 personnes). La conclusion n’est pas difficile à tirer. Tanquerel le fait pour nous: «au-delà des condamnations effectivement prononcées, la simple menace de poursuite pénale, si elle est habilement popularisée par les autorités et les assurances, découragera les intéressés de faire valoir leurs droits […] il serait en outre naïf de croire que tous les assureurs et toutes les autorités compétentes renonceront spontanément à utiliser l’arme d’intimidation redoutable que leur offre l’initiative.»

Une initiative et une loi d’application contre la contestation sociale et politique

Une population docile dont toute classe dominante rêve. Si la «criminalisation des pauvres» ne suffit pas, il sera toujours possible de recourir aux dispositions correspondantes pour expulser les «étrangers» rebelles. En ce qui concerne l’initiative de mise en œuvre: un tag («dommage à la propriété»), un accrochage avec un policier («violence ou menace contre les autorités et les fonctionnaires»), de jeter de la peinture sur le Grand Théâtre de Genève («dommage à la propriété»), une échauffourée avec des militants d’extrême droite lors d’une contre-manifestation («rixe»), l’entrée non autorisée d’un syndicaliste sur un chantier ou une entreprise («violation de domicile»). En ce qui concerne autant l’initiative que la loi d’application: un soutien quel qu’il soit à certaines organisations politiques («soutien à une organisation criminelle» – soit une qualification large qui peut recouvrir des organisations de toutes sortes, dont des groupes de gauche). Tous ces comportements sont déjà passibles d’une condamnation pénale pour tous, mais seront bientôt assortis d’une expulsion pour les «étrangers».

imagesDroit international violé

L’initiative de l’UDC prévoit l’automaticité des renvois, quel que soit le statut de la personne, même s’il s’agit d’un réfugié, d’un admis provisoire, d’un requérant d’asile qui bénéficie donc du principe de non-refoulement, norme impérative du droit international. La seule garantie prévue est une suspension temporaire si la personne risque d’être persécutée, torturée ou victime de tout autre traitement inhumain dans l’Etat de renvoi. Rien n’indique ce que signifie «de manière temporaire». Que se passera-t-il si la personne est une opposante politique? Doit-elle attendre le renversement du régime en place? Que fait-on en attendant d’un étranger criminel dont l’expulsion a été suspendue de manière temporaire, ce qui correspondrait à un statut nouveau? L’UDC n’y répond pas. C’est dommage, le texte est déjà si détaillé et précis, quelques alinéas de plus auraient pu permettre l’économie d’une nouvelle révision législative par le Parlement pour régler ces questions. Il ne fait pas de doute que si l’initiative passe, nous aurons le bonheur d’entendre le front du Non s’enthousiasmer de la mise en œuvre humaine de cette initiative… de mise en œuvre.

Au cas où le Non l’emporte le 28 février, c’est la loi d’application qui entrera en vigueur à la mi-mars. Les parlementaires ont pensé au principe de non-refoulement mais uniquement pour les personnes dont le «statut de réfugié a été reconnu par la Suisse» (art. 66d al. 1 de la loi d’application) et s’il n’y a pas «de sérieuses raisons d’admettre que la personne qui l’invoque compromet la sûreté de la Suisse ou que, ayant été condamnée par un jugement passé en force à la suite d’un crime ou d’un délit particulièrement grave, elle doit être considérée comme dangereuse pour la communauté» (art. 66d al. 2 de la loi d’application qui renvoie à l’art. 5 al. 2 de la loi sur l’asile). C’est le serpent qui se mord la queue. Un criminel doit être renvoyé, mais il peut rester car le principe de non-refoulement s’applique. Toutefois, sa qualité de criminel peut faire de lui une personne dangereuse et qu’il doit donc être renvoyé en fin de compte. On notera que le terme de «réfugié reconnu par la Suisse» concerne moins de 30’000 personnes sur les près de 70’000 personnes dont le statut est régi par le domaine de l’asile, notamment les plus de 22’000 personnes bénéficiant de l’admission provisoire [7] qui ne profiteront pas de toute façon pas de ce dispositif de non-refoulement.

Par ailleurs, la pratique actuelle de renvoi des personnes ayant commis des infractions a donné lieu à des condamnations célèbres de la Suisse par la Cour européenne des droits de l’Homme (CourEDH). Il ne fait pas de doute que le texte de l’initiative nécessitera la dénonciation de la Convention européenne des droits de l’homme, puisque l’expulsion de personnes ayant des liens familiaux en Suisse (époux/enfant) sera contraire au droit à une vie familiale. Cela ne semble pas poser problèmes pour Yves Niedegger qui accepte cette éventualité (Le Temps, 5 février). Et pour cause, «l’initiative contre les juges étrangers» qui est en phase de récolte de signatures vise justement la Cour européenne des droits de l’Homme et préconise la primauté du droit suisse sur le droit international. Son titre en allemand est encore plus explicite: initiative d’autodétermination (selbstimung). L’UDC se saisit du rôle de Guillaume face aux Gessler de Bruxelles.

La nécessaire construction d’une opposition fondée sur ce qui peut rassembler tous les salarié·e·s

Affirmant la nécessité «d’imposer la volonté du peuple» telle qu’elle se serait manifestée par le vote de 2010, l’UDC se conçoit, pour reprendre les mots d’Yves Nidegger, comme une «ligue de défense populaire» (Le Temps, 5 février). Elle pervertit la signification de la démocratie semi-directe. En parvenant à imposer à nouveau les termes d’un débat vicié et vicieux, l’UDC se place à l’avant-garde de l’introduction de mesures autoritaires, antidémocratiques et antisociales. Pour combattre ces initiatives, nombreux sont ceux qui confondent l’instrument (le référendum et l’initiative) avec l’objectif et le contenu.

Ainsi, les voix qui souhaitent briser le «tabou» de la démocratie directe se font régulièrement entendre lorsque les initiatives de l’UDC sont acceptées: augmentation du nombre de signatures à récolter, réduction des délais, examen plus stricts de l’admissibilité des textes soumis au vote figurent parmi les mesures mises en avant. L’idée antidémocratique, avancée contre le suffrage universel, des «élites» ou de spécialistes qui déterminent ce sur quoi doit se prononcer «le peuple» (ou décident à sa place) fait ainsi son retour.

Nombreux sont ceux qui, à gauche, se retrouvent autour de ces arguments, convaincus que les Suisses sont conservateurs et voteront toujours des initiatives réactionnaires. Une telle vision permet de faire l’économie d’une compréhension de mécanismes par lesquels les intérêts de la majorité des salarié·e·s ne s’expriment pas de manière indépendante et d’éventuelles pistes qui permettraient de renouer avec une activité où figure au centre l’opposition des intérêts entre la classe dominante et les salariés (quel que soit le passeport) résidant en Suisse. A l’inverse, le fétichisme du «peuple qui décide» empêche de saisir les modalités par lesquelles se traduit la domination de la bourgeoisie dans ce pays.

Quel est ce «peuple» d’un pays où le quart de la population ne dispose pas des droits politiques et dont la moitié de ceux qui en jouissent ne les exercent pas? Quelle égalité entre le directeur d’une grande entreprise et le postier? Le refus de limiter les «instruments de la démocratie semi-directe» ne peut s’accompagner d’un fétichisme de ceux-ci. Il s’agit de poser les jalons d’une politique indépendante, en faveur de la majorité sociale de ce pays. Il est certain que le faux problème des «criminels étrangers» n’en fait pas partie. Cette politique indépendante doit s’attacher aux questions sérieuses de l’heure: licenciements, restrictions budgétaires qui touchent aux systèmes d’éducation et de soins (par exemple), défense des conditions de travail (et donc la revendication d’une interdiction des licenciements des délégués syndicaux), etc.

Or, nous l’avons argumenté, la constitution d’un front large aux côtés des partis gouvernementaux, PS compris, des associations patronales pour faire face à l’ennemi principal que serait l’UDC est une impasse. Elle aboutit à considérer les institutions étatiques et ces partis-associations comme un moindre mal, voire un rempart contre le pire. Cela revient à se désarmer, à refuser de comprendre pourquoi des salariés adhérent aux idées de l’UDC et à se retrouver toujours sur la défensive dès qu’il s’agit d’avancer des principes et des revendications propres aux exploités et aux opprimés, lesquels s’opposent frontalement à Economiesuisse et aux partis gouvernementaux. On ne peut ici que mentionner les principaux axes, qui doivent être élaborés et précisés, autour desquels une telle «indépendance de classe» peut s’organiser, contre l’UDC, contre les partis gouvernementaux défenseurs de la «collégialité» et pas de l’hospitalité, contre les associations patronales. (19 février 2016)

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[1] Au sujet des chiffres, voici ce qu’en dit Denis Masmejan dans un article publié le 21 janvier dans le quotidien Le Temps sous le titre Renvoi des délinquants étrangers: 9 questions pour tout comprendre: «Selon les projections de l’Office fédéral de la statistique (OFS), l’application de l’initiative aurait débouché, en 2014, sur 10’210 prononcés de renvoi dont 2’277 ressortissants de l’UE. Ces chiffres ne peuvent toutefois pas être comparés avec la situation actuelle, les données d’ensemble faisant défaut. Selon les calculs de l’OFS, l’immense majorité des renvois entraînés par l’initiative (8412) relèveraient de la deuxième liste d’infractions, les moins graves, celles qui ne justifient un renvoi que parce qu’elles ont été précédées d’une première condamnation dans les ix années antérieures.» 

[2] On ne peut donc ici que répéter ce que nous publions sur ce site en 2010 à propos de la première initiative et de son contre-projet qui: «représentent une vaste tromperie déployée en trois volets. 1° La politique du «bouc émissaire» sert à diviser les salarié·e·s et à susciter une crainte «étrange» face au criminel fantasmé. Alors que la crainte quotidienne se ressent sur le lieu de travail: peur d’être licencié, peur du supérieur, peur de demander une augmentation de salaire, etc. 2° Etablir une division entre les «étrangers acceptables» et les «étrangers inacceptables». Cela facilite toutes les formes de précarisation des statuts et l’exploitation des sans-papiers, «jetables», une fois que «l’officine temporaire» ne peut les placer. Cela introduit de même des conflits entre des migrant·e·s d’origines diverses. 3° Faire de l’assimilation une norme. Autrement dit: contraindre tous les migrant·e·s à se plier aux normes dictées par les dominants et présentées comme des «acquis culturels» de la Suisse. Par exemple: combien de migrant·e·s pensent que le «droit de grève» est interdit en Suisse?» L’ensemble des arguments présentés dans le texte restent actuels: 28 novembre: non à l’initiative et au contre-projet pour le renvoi des «étrangers criminels» [http://alencontre.org/europe/28-novembre-non-a-linitiative-et-au-contre-projet-pour-le-renvoi-des-etrangers-criminels.html]

On peut aussi lire avec profit les arguments avancés par le défunt Mouvement de luttre contre le racisme (MLCR) qui avait élaboré une petite brochure en 2010 contre l’initiative du renvoi et le contre-projet. Le pdf est disponible à cette adresse: http://www.cgas.ch/SPIP/IMG/pdf/2010-11-28mlcr_argumentaire_2xnon.pdf

[3] KUHN, André, «comment s’explique la surreprésentation des étrangers dans la criminalité?», Vivre ensemble. Service d’information et de documentation sur le droit d’asile, hors-série 1, mars 2013.

http://asile.ch/wp/wp-content/uploads/2012/11/Kuhn2_f.pdf

Ce dernier, dans un petit ouvrage portant le titre Sanctions pénales: est-ce bien la peine? Et dans quelle mesure?, Charmey: 2010 (2e éd.), L’Hèbe, p. 76, écrit ceci au sujet de l’effet dissuasif des peines: «la sévérité des peines ne permet pas à elle seule de prévenir la criminalité. Rien ne sert donc aujourd’hui de vouloir augmenter encore la punitivité du système pénal. En effet, celle-ci est déjà largement disproportionnée par rapport aux autres éléments nécessaires à une prévention efficace du crime que sont la certitude de la peine et la célérité du système judiciaire. De surcroît, si l’on sait aujourd’hui qu’il semble bel et bien exister un effet de prévention générale au bas de l’échelle des sanctions, on sait également qu’à l’autre extrémité de l’échelle – c’est-à-dire lorsqu’on inflige des peines extrêmement sévères – on a pu relever un effet de brutalisation, c’est-à-dire d’augmentation de la criminalité.» 

[4] L’article de la NZZ a été traduit en français par le site infoprisons.ch. Il fournit quelques éléments utiles en rapport avec cette question, même si, par exemple, l’article ne mentionne pas que la surreprésentation des requérants d’asile dans les condamnations pour infraction à la loi sur les stupéfiants découle, d’une part, de l’interdiction de travailler et de la concentration dans des foyers et, d’autre part, de la surveillance accrue dont les requérants sont l’objet:

http://infoprisons.ch/bulletin_9/interpretation_statistiques-NZZ.pdf

Il est utile de publier, dans son intégralité, le communiqué de l’OFS de 1996. Si de telles analyses avaient encore cours, elles pourraient être utilisées pour remettre en cause l’épouvantail de l’UDC. Il est toutefois stupéfiant, même en l’absence de ce travail élémentaire, que les arguments mentionnés n’aient pas même été mentionnés par les opposants les plus en vue.

Les étrangers commettent-ils plus de délits que les Suisses?

Parmi les personnes condamnées pour avoir commis un délit dans notre pays, il y a davantage d’hommes que de femmes, et davantage de jeunes que de personnes d’un certain âge. Les différences entre Suisses et étrangers, en revanche, sont relativement faibles, si l’on tient compte de la structure par âge et par sexe de chacune de ces populations. Si, en outre, on ne considère que la population domiciliée en Suisse (sans les requérants d’asile, les touristes et les étrangers de passage), les différences entre Suisses et étrangers s’effacent presque complètement. Tels sont les résultats d’une étude publiée ces jours-ci par l’Office fédéral de la statistique (OFS).

La statistique des condamnations pénales indique que, en 1991, sur l’ensemble des personnes condamnées pour un délit commis en Suisse, 44% étaient des étrangers. Toutefois, il serait faux de mettre ce chiffre en rapport avec la proportion d’étrangers établis dans notre pays et d’en conclure que la criminalité est plus forte parmi les étrangers que parmi les Suisses. Une partie des étrangers condamnés, en effet, n’appartient pas à la population résidante. L’étude de l’OFS a établi les proportions des différentes catégories d’étrangers à considérer: sur les 44% d’étrangers condamnés, 16% sont domiciliés en Suisse, 7% sont des requérants d’asile, 21% sont des touristes, des voyageurs ou des personnes en situation illégale. Si l’on fait abstraction de la dernière catégorie, la part des étrangers parmi les condamnés se réduit à 29%.

Les délits que les Suisses ne peuvent pas commettre

Bien des étrangers sont condamnés pour des délits que les Suisses sont dans l’impossibilité de commettre. Ce sont en particulier les délits contre la loi sur le séjour et l’établissement des étrangers.

Plus de la moitié des requérants d’asile condamnés (et environ un quart des condamnés étrangers non domiciliés en Suisse) sont coupables uniquement d’infractions à cette loi. Si l’on prend soin de ne considérer que les lois qui concernent les résidents suisses et étrangers aussi bien que les requérants d’asile, la part des étrangers parmi les condamnés se réduit à 26%.

Plus importants que la nationalité: l’âge et le sexe

La fréquence des condamnations varie fortement suivant l’âge et le sexe: 86% des condamnés sont des hommes, 50% sont des jeunes de moins de 30 ans. Or la part des hommes est notablement plus élevée parmi les étrangers résidents (59%), et surtout parmi les requérants d’asile (81%), que dans la population suisse (46%). De plus, l’âge moyen des étrangers établis dans notre pays est plus bas que celui des Suisses. Si l’on prend soin, avant toute comparaison, de répartir les Suisses et les étrangers résidents par âge et par sexe, on voit que la fréquence des condamnations est à peu près la même pour tous. Les jeunes étrangers sont même condamnés un peu moins souvent que les Suisses. La population étrangère apparaît donc conforme à la population suisse et hautement intégrée.

La structure des délits varie suivant le statut des étrangers

L’étude de l’OFS montre donc deux choses: en premier lieu, une partie importante des condamnations enregistrées en Suisse n’est pas le fait de la population résidante. Il est peu probable que cette situation se modifie beaucoup à l’avenir, à une époque où la mobilité des individus ne cesse de s’accroître dans le monde. En second lieu, le facteur «nationalité» ne joue pratiquement aucun rôle dans la criminalité parmi la population résidante. Cela est vrai tant du point de vue de la fréquence que de la structure des délits.

Parmi les Suisses comme parmi les étrangers résidents, les délits les plus fréquents sont les infractions aux règles de la circulation routière (resp. 62% et 65% des condamnés), suivies des délits contre le patrimoine (22% dans les deux groupes).

Il en va différemment pour les requérants d’asile: ici, les délits contre le patrimoine sont notablement plus nombreux (65%) que les infractions aux règles de la circulation routière (16%). Parmi les touristes et les voyageurs étrangers, la part des délits contre le patrimoine est également assez élevée (35%), mais moins élevée que la part des infractions au code de la route (48%).

Les délits contre la vie et l’intégrité corporelle ne représentent, dans les quatre groupes considérés, que 4 à 5% des condamnés. Les différences sont un peu plus marquées pour les infractions à la loi sur les stupéfiants, qui varient entre 10% (requérants d’asile) et 15% (touristes et voyageurs étrangers).

OFS, 12 juillet 1996

[5] Le principe de proportionnalité est un principe élémentaire du droit. Il permet dans le système pénal l’individualisation des peines soit de condamner selon la gravité de l’infraction, les circonstances du cas, la situation personnelle du condamné et de sa capacité de réinsertion.

[6] Quand la procédure ordinaire s’applique, le Ministère public est l’instance qui a pour fonction d’instruire le dossier à charge et à décharge et de porter l’accusation devant le juge de fond. C’est seulement à ce moment-là que le Ministère public prend le rôle d’accusateur face à l’accusé. Durant la phase d’instruction et la phase du procès, le prévenu qui deviendra l’accusé est au bénéfice de toute une série de garanties telle que celle d’être défendu, d’être entendu, d’interroger les témoins, d’apporter des contre-preuves, etc. En revanche, quand c’est l’ordonnance pénale qui s’applique le système est totalement différent, l’accusé reçoit une proposition de jugement qui sera effective s’il ne fait pas opposition. Il ne bénéficie pour cela que d’un délai de 10 jours. Ce délai est court et il est encore peu courant que les ordonnances pénales soient rendues dans une autre langue que la langue officielle du canton. Ce qu’il faut comprendre c’est que ce système déjà en vigueur rendra possible d’ordonner une peine ainsi qu’un renvoi par cette procédure sommaire d’ordonnance pénale. Ainsi, si X, qui n’a pas la nationalité suisse, condamné il y a 10 ans pour un vol, reçoit une ordonnance pénale pour avoir vendu du cannabis (art. 19 al. 1 let. c LStup) et qu’il ne fait pas opposition, il sera condamné à la peine prévue par le Ministère public et les dispositions constitutionnelles rendront le prononcé de son renvoi automatique sans plus de formalité. Or, l’ordonnance pénale n’est «acceptable» qu’en raison de cette procédure d’opposition et son champ d’application restreint à des peines légères.

[7] Les admissions provisoires sont un statut plus faible que celui de réfugié. Il s’agit de personnes qui devraient obtenir le statut de réfugié mais qui au lieu de cela reçoivent une protection temporaire du fait qu’elles ne pourraient pas être renvoyées car le renvoi est techniquement impossible, illicite (principe de non-refoulement) ou inexigible (pays de renvoi subi de trop grands troubles).

Pourtant, à part souligner justement que l’initiative de l’UDC donnera à «l’Etat une arme d’intimidation redoutable», comme l’indique Cesla Amarelle (Le Temps, 13 février), les postulats de base ne sont nullement remis en cause. Au contraire, la professeure de droit des migrations à l’université de Neuchâtel affirme dans la même tribune: «en matière d’étrangers criminels, il y a des évidences qui s’imposent. Personne ne conteste aujourd’hui que les autorités de renvoi doivent être fermes avec les étrangers ayant commis des infractions graves, qu’il faut les expulser et améliorer l’exécution.» Tout est dit.  

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