Quand un quotidien socialiste défie les autorités helvétiques. Il relate en 1942 la Rafle du Véld’Hiv, la destruction des Juifs d’Europe en mars 1943. En 1946, il commémore le soulèvement du ghetto de Varsovie

Par rédaction A l’Encontre

Le quotidien La Sentinelle – qui avait pour sous-titre «Quotidien socialiste» – publiait, le 13 août 1942, en première page un article intitulé «Une Saint-Bathélemy moderne à Paris». Autrement dit, il dénonçait ce qui est connu sous la dénomination la «Rafle du Vél’d’Hiv» dès 16 et 17 juillet 1942 [1]. L’article de La Sentinelle précisait: «Dans la nuit du 15 au 16 juillet, la police française a procédé à des opérations massives d’arrestations d’Israélites étrangers ou de naturalisés de fraîche date. Les arrestations frappaient 28 000 personnes dont les noms avaient été dressés sur une liste établie depuis plusieurs mois. […] Hommes et femmes furent appréhendés, dépossédés de leur argent et conduits séparément, soit au Vélodrome d’Hiver, soit au Parc des Princes. On n’épargnait ni malades, ni opérés récents, même de la veille. C’est ainsi que le service chirurgical de l’Hôpital Rothschild, réservé aux opérés du camp de Drancy, fut vidé d’un seul coup et tous les malades ramenés au camp, quelque récente que fût l’intervention et quelque grave leur état. […] Les enfants – garçons et filles – ont été arrêtés à partir de l’âge de 14 à 15 ans. […] Des rafles ont eu lieu à Lyon, Marseille et Toulouse, et dans d’autres villes, les 4, 5 et 6 août et elles continuent.»

La publication de cet article par La Sentinelle a suscité une réaction des autorités helvétiques. Le rédacteur en chef de La Sentinelle, Ernest-Paul Graber – membre du Conseil national de 1912 à 1943 – reçoit «un avertissement personnel» des autorités habituées au déni «neutre». Elle prend la forme suivante: «La Division Presse et Radio juge cet article et surtout son titre injurieux car il n’y a pas eu de massacre comme à la Saint-Barthélemy. Les faits sont incontrôlables [sic] et aucune réserve n’est faite quant à leur authenticité.» Ernest-Paul Graber y répond ainsi: «Les faits relatés sont de telle nature que tout journaliste tenant à se mettre au service de la défense des valeurs humaines se trouvait en face d’un devoir sacré en les dénonçant. Une telle dénonciation fait partie de la défense des plus hautes valeurs. Il est des devoirs en face desquels on n’hésite pas.» [2]

Une dénonciation du plan nazi d’«Ausrottung» des Juifs

Le 31 mars 1943, dans la même veine de sa dénonciation de la Rafle du Vél’d’Hiv, La Sentinelle, en première, sous forme d’éditorial, publiait une dénonciation du plan de la «destruction des Juifs d’Europe» (Raul Hilberg) ayant pour titre: «La “liquidation” des Juifs par le Troisième Reich», ce qui n’a certainement pas plu aux autorités helvétiques. Suite à une explicitation de ce plan faite en introduction de l’article, les extraits reproduits ci-dessous se «limitent» à la politique nazie en Pologne: «Vers la fin de son grand discours du «Sportpalast» [18 février 1943, devant 14 000 membres du parti nazi – réd.], M . Goebbels avait annoncé «l’élimination la plus totale et la plus radicale» des Juifs. Quelques jours plus tard, le chancelier du Reich, dans son message au Parti national-socia­liste, parlait non pas d’élimination, mais d’extirpation tout court (Ausrottung). Et les commen­taires des journaux, principalement du «Schwarzes Korps», ne laissaient aucun doute. Cette «juste punition» était non pas une vague menace pour l’avenir, mais une réalité présente. Toutefois, les détails de cette extermination n’ont ja­mais été rendus publics en Allemagne, et il va sans dire qu’une proposition d’un ministre polo­nais de permettre à une délégation de la Croix-Rouge de se rendre sur le lieu de ce «jugement collectif» n’a eu aucune suite. […]

Un rapport officiel du Gouvernement polonais, de janvier 1943, estime à plus d’un million le nombre des Juifs polonais déjà «liquidés». On a des informations assez nombreuses sur ce qui s’est passé dans le ghetto de Varsovie. Ce ghetto fut créé en novembre 1940. Sa population fut presque constamment de 370 000, car aux décès de plus en plus nombreux (la mortalité «natu­relle» atteignait 16%) correspondaient les nou­veaux arrivages d’Europe centrale et occiden­tale. […] La liquidation du ghetto de Varsovie aurait commencé en juillet 1942 et C’est au rythme de 7000 à 10 000 personnes que les déportations vers l’Est ont été exécutées. On n’a jamais eu connaissance qu’un seul de ces déportés ait at­teint une nouvelle destination vivant. D’après les indications officielles des journaux locaux, le 1er septembre 1942 on a imprimé 120 000 car­tes de rationnement pour le ghetto de Varsovie. En octobre, ce n’étaient plus que 40 000.»

Il n’est pas fait référence au «soulèvement du Ghetto de Varsovie» car le combat va se dérouler 19 avril au 16 mai 1943.

«Soulèvement du Ghetto de Varsovie»

C’est le 31 mai 1946 que La Sentinelle publiera un article du socialiste belge Louis De Brouckère [3] sur le «Soulèvement du Ghetto de Varsovie», article publié initialement dans le quotidien belge Le Peuple. Ce fut alors un article qui fit exception dans la presse de la Suisse française. Il est utile de le rappeler en le republiant.

«C’est le 19 avril 1943 qu’éclata à Varsovie la révolte du ghetto et que commença cette lutte épique où une poignée d’hommes affamés, ne dis­posant que de quelques armes légères, livrèrent, des semaines durant, une bataille dont le souve­nir ne s’effacera jamais de la mémoire des hom­mes, et qui, pour nous autres socialistes, restera un sujet d’éternelle fierté, comme la défense de la Commune, à Paris. Pour bien comprendre la nature des événe­ments dont on a commémoré vendredi le troisième anniversaire, pour apprécier exactement l’es­prit dans lequel fut livré ce combat suprême, il faut en considérer les origines, qui remontent à septembre 1939. L’armée polonaise, surprise alors par une attaque brusquée, menée selon des mé­thodes nouvelles et avec une puissance impré­vue, avait été rejetée violemment en arrière. Les troupes d’Hitler étaient arrivées sous les murs de Varsovie. L’aviation allemande bombardait la ville, pour la terroriser et l’amener à une soumis­sion immédiate. Si la ville résistait, elle était de toute évidence condamnée à une prompte destruction. Beaucoup estimaient que l’on ne pouvait, pour retarder la marche fasciste de quelques jours à peine, condamner une popula­tion entière à la mort ou à des souffrances pires que la mort peut-être. C’était là une opinion répandue dans les milieux militaires. Ce ne fut pas celle du peuple ni, plus particulièrement, des ou­vriers. Le peuple décida de résister tout de mê­me, à tout risque, à tout prix et, ne pouvant vaincre, d’affaiblir du moins le fascisme, de con­tribuer à l’user. Ces braves acceptaient de mou­rir afin qu’un jour, dans un avenir encore incer­tain, d’autres, plus heureux, puissent profiter de ce sacrifice et abattre le monstre, enfin accablé.

Durant cette première des grandes batailles populaires qui marquèrent la grande guerre dernière, juifs et chrétiens, fraternellement mêlés, luttaient côte à côte et mouraient ensemble, at­tendant en vain les secours que l’Occident avait promis, mais qu’il s’était mis dans l’impossibilité de fournir: sa politique trop prudente, celle dont Munich avait été la plus triste expression, de­vait, hélas, conduire à la plus grande catastrophe des temps modernes. On était loin encore de l’heure où les démocraties se seraient mises en mesure d’employer la force au service du droit! Varsovie lutta donc seule. Quand les Allemands entrèrent dans la ville détruite, et se furent ren­dus maîtres des survivants affaiblis et affamés, commença le long martyre que devaient subir les Juifs et les autres Polonais, mais qu’ils subi­rent désormais séparément.

***

On n’aime pas à se reporter à ces années terribles. Elles sont tachées de trop de sang, et d’une boue trop immonde. Jamais la cruauté d’un vainqueur n’avait encore été aussi systématique, aussi savante, et en même temps aussi bestiale. On avait séparé les Juifs du reste de la population pour mieux rompre l’unité morale de la ré­sistance. Le quartier israélite fut clôturé d’un mur [4]. En temps normal, trois cent mille person­nes y vivaient à l’étroit. Cinq cent mille s’y en­tassèrent bientôt, grâce à l’afflux des Juifs de province qui fuyaient vers la capitale, espérant y trouver un asile… Tout ce monde vécut là, parqué comme du bétail, sous la surveillance étroite de l’ennemi, sans espace, presque sans nourri­ture, presque sans espérance. Les bourreaux fai­saient travailler les plus forts à leur profit, et «liquidaient» les autres. Les S.S. emmenaient ces derniers, par quelques milliers à la fois, en troupeau, sous le fouet, vers les lieux d’exécu­tion, Là, on faisait mourir les victimes avec des raffinements inouïs de sadisme. Parfois, on en­terrait les enfants vivants, sous les yeux de leurs mères, afin que celles-ci ne meurent à leur tour qu’après avoir enduré le maximum possible de douleur. Et pour tuer les âmes aussi bien que les corps, on ne perdait nulle occasion de dégrader avant d’immoler, espérant faire perdre ainsi aux martyrs jusqu’au sentiment de leur dignité humaine.

Les bourreaux croyaient les Juifs enfin domp­tés et résignés à leur sort. Ils étaient seulement impuissants à se défendre, les armes qu’ils avaient si passionnément demandées ne leur étant point parvenues encore. Elles commencèrent enfin d’ar­river vers le début de l’année 1943. Elles étaient peu nombreuses et de qualité médiocre. Elles suffirent pourtant pour que la situation changeât entièrement.

A ce moment, les cinq cent mille avaient été réduits par les massacres et la famine à quarante mille environ. Ceux-là étaient presque tous des travailleurs que l’occupant avait gardés pour ne les «liquider» à leur tour qu’à la dernière par­celle de force. Ils étaient squelettiques. C’étaient presque des spectres. On eût dit que l’âme seule restait vivante en eux. Mais cette âme brûlait tou­jours de la même flamme. Dès l’arrivée des pre­miers fusils, les spectres commencèrent leur ré­sistance. Les tortionnaires qui étaient venus jus­qu’alors le fouet à la main durent utiliser des tanks désormais pour accomplir leurs exécu­tions.

Enfin, le 19 avril, les armes étant devenues un peu moins rares, l’heure fixée, celle de la Pâque, ayant sonné, la révolte éclata [5], et l’armée allemande, subissant l’un de ses premiers revers, dut reculer devant de méchants fusils solidement tenus par des mains héroïques. Il fallut aux sol­dats d’Hitler un mois entier pour vaincre la ré­sistance d’une poignée d’affamés soutenus par un grand idéal. Il fallut couper l’eau et les égouts, attendre que la famine fût complète. Il fallut incendier la ville et en raser les ruines. A part quelques hommes qui purent, s’échapper, il ne restait plus dans le ghetto que des cadavres…

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La victoire du ghetto – car ce fut une vic­toire de l’esprit – a contribué pour sa part à préparer la grande victoire des Alliés en 1945. Elle nous a, surtout, laissé un haut exemple. Nous avons encore bien des luttes devant nous. Beau­coup sans doute demanderont aussi du courage. Il nous sera plus facile d’en avoir en songeant à ceux qui, là-bas, dans des circonstances d’une difficulté si tragique, surent donner leur vie pour leurs idées.»

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[1] Parmi les ouvrages traitant de la Rafle du Vél’d’Hiv – outre des ouvrages d’ensemble tel celui de Michael Robert Marrus et Robert Paxton (trad. de l’anglais), Vichy et les Juifs, nouvelle édition 2018, Le Livre de poche – on peut citer du regretté Maurice Rajfus, Opération étoile jaune, suivi de «Jeudi noir», Le Cherche-Midi Editeur, 2002 ou La rafle du Vél’d’Hiv, Ed. Détour, 2021. (Réd. A l’Encontre)

[2] Cité par Daniel Bourgeois dans l’ouvrage Business helvétique et Troisième Reich. Milieux d’affaires, politique étrangère, antisémitisme, Ed. Page 2, Lausanne, 1998, p. 156-157. (Réd. A l’Encontre)

[3] Louis De Brouckère (1870-1951). Ce socialiste, opposé à la «majorité silencieuse munichoise», s’est exilé pour rejoindre Londres en octobre 1940, après avoir quitté la France. Il s’opposa au retour sur le trône de Léopold III (la «question royale» qui renvoie un affrontement d’ampleur en Belgique) qualifiant le souverain de «leorexisme», autrement dit d’un mixte entre le conservatisme du roi et les thèses fascistes de Léon Degrelle. (Réd. A l’Encontre)

[4] Georges Didi-Huberman, dans son ouvrage Eparses (Ed. de Minuit, 2020) – consacré au regard propre au recueil massif de documents établi par Emanuel Ringelblum et ses camarades du groupe Oyneg Shabes («Joie du Shabbat») entre 1939 et 1943 –, écrit: «Cependant, ils [les oppresseurs] dominent tout en puissance comme en actes. Ils exercent leur pouvoir de terreur depuis ce qui constitue l’une des figures récurrentes de cet esemble d’images: c’est le mur du ghetto, souvent photographié pour lui-même, dans des rues tour à tour vides et surpeuplées, comme lieu de misère ou d’apparente «normalité» urbaine. Le mur du ghetto offrirait donc l’emblème impersonnel, mais aussi le dispositif technique premier, de la politique menée par les Allemands: boucler, isoler, affamer, exterminer.» (p. 101) (Réd. A l’Encontre)

[5] Dans son introduction à l’ouvrage de Marek Edelman, Ghetto de Varsovie. Carnets retrouvés (Ed. Odile Jacob, 2022), Constance Pâris de Bollardière rappelle: «Les bundistes du ghetto cherchaient initialement à établir des liens avec la résistance polonaise socialiste, à leurs yeux indispensables à toute action de lutte entreprise à l’intérieur du ghetto, et ne rejoignirent pas immédiatement les groupes sionistes et communistes déjà mis en place. C’est lorsque les jeunes bundistes intégrèrent l’Organisation juive de combat (OJC), en octobre 1942, que les responsabilités d’Edelman, dirigeant du secteur combattant […], prirent une tout autre dimension. L’opposition armée de l’OJC aux déportations démarra lors des secondes rafles de janvier 1943 avant de s’intensifier considérablement lors du soulèvement du ghetto (19 avril-16 mai 1943), déclenché en représailles à l’assaut final lancé par les Allemands et leurs collaborateurs contre ce qu’il restait de la population juive de Varsovie.» Marek Edelman a rédigé, en polonais, en 1945, à l’intention du Bund, un rapport intitulé «Le ghetto lutte» qui fut publié par le Comité central du Bund polonais à Varsovie en 1945. Une édition française sous le titre Mémoires du ghetto de Varsovie fut publiée aux Editions du Scribe en 1983.

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