Depuis 2015, l’idée d’une «crise migratoire» a envahi les débats publics et les discours politiques, évoquant une menace pour la culture et l’économie de l’Europe. Un ouvrage collectif conteste cette lecture et montre que, s’il y a bien crise, elle résulte de la défaillance des modalités d’accueil.
Cette recension publiée en partenariat avec De facto, revue de l’Institut Convergences Migrations.
• L’ouvrage s’ouvre sur le nombre de migrants ayant péri en mer en 2015 (3771) et le souvenir d’Alan Kurdi, cet enfant dont le corps fut retrouvé sur les côtes turques la même année. Le ton est donné. La réflexion générale se base sur un constat: les premières victimes de ladite «crise des migrants» sont les migrants eux-mêmes, et non les Européens ? comme l’expression le laisse entendre.
• Les politiques déployées au XXIe siècle en Europe pour contenir l’arrivée en Europe des primo-arrivants sont inefficaces, et contraires aux principes fondamentaux envers lesquels les États européens se sont formellement engagés. Parmi celles-ci, l’Agenda européen en matière de migration (COM(2015) 240 final). Leur contresens repose sur un écart de langage. L’expression «crise migratoire» ou «crise des migrants», presque exclusivement utilisée dans le langage commun, véhicule l’idée d’une menace. Elle suggère que les personnes qui entrent en Europe en altèrent radicalement la culture et en menacent la stabilité socio-économique. Ce postulat est tout aussi faux que dommageable pour les premiers concernés. Le choix d’utiliser cette expression «reflète avant tout le refus des États européens d’intégrer la dimension contemporaine et internationale d’un phénomène qu’il est illusoire de prétendre enrayer et qui ne peut au demeurant être qualifié ni de nouveau ni d’imprévisible» (p. 12).
• L’ouvrage s’attaque donc à deux objets connexes : un choix sémantique (crise migratoire) et une politique (celle de contenir les flux de migration et de lutter contre l’immigration dite économique).
La question est étudiée sous trois angles. Les quatre premiers articles mettent en cause l’efficacité de la politique migratoire, qui prétend freiner l’immigration, et en dénoncent les effets pervers. Quatre autres articles étudient la façon dont sont traités les migrants aux frontières, et informent des violations des droits de l’homme qui y ont lieu. Les quatre derniers examinent l’effet des politiques migratoires sur la mobilisation au sein des sociétés civiles des pays « hôtes ».
Des modalités d’accueil inefficaces et xénophobes
Loin d’écarter d’emblée la notion de crise, l’ouvrage entend l’interroger. Si l’on accepte que le terme signifie une «rupture d’équilibre qui met en péril», sommes-nous vraiment confrontés à une «crise des réfugiés»? Ne vivons-nous pas plutôt une «crise de l’accueil»? Nombreuses sont les mesures politiques qui ont pour but de tenir à l’écart ceux qui demandent à être accueillis.
Cette notion de «crise de l’accueil» en englobe deux autres : celle de la gestion des contrôles, et celle de la solidarité. Les hotspots et autres infrastructures d’accueil ou douanières multiplient les violations des droits de l’homme et contribuent à rendre misérables les conditions de voyage des migrants. L’ouvrage regorge d’exemples, qu’ils se soient déroulés aux frontières orientales de l’UE, en Bulgarie et en Hongrie (p. 121-143 et p. 273-298), dans les îles de Lesbos et Lampedusa (p. 161-186), à la frontière franco-italienne (p. 187-211), ou encore dans l’enclave espagnole de Melilla (p. 231-250). Car si les États assurent défendre les droits de l’homme, la pratique montre, au contraire, que les droits les plus fondamentaux des migrants ne sont pas assurés. Par ailleurs, les pays membres européens ne font preuve d’aucun soutien entre eux lorsqu’il s’agit de la répartition des migrants selon les règles imposées par la Commission européenne. Ni quand il est question d’incriminer les citoyens qui ont multiplié des gestes d’hospitalité à l’égard des migrants.
Ce que la crise de 2015 nous révèle, dit Alain Morice (p. 33-64), est le marasme dans lequel les responsables politiques européens et européennes sont actuellement priss «entre le souci de défendre l’indéfendable, et leur course sans fin vers des expédients sans autre issue qu’un surcroît de cynisme, dans l’art d’externaliser la barbarie» (p. 62).
Cet état des choses pourrait bien s’avérer létal pour l’UE. Telle est la thèse de Marie-Laure Basilien-Gainche (p. 65-80), qui regrette que l’Union européenne n’ait pas profité de l’occasion pour réaffirmer les valeurs portées par les droits fondamentaux, perdant de ce fait l’opportunité de se construire une image positive et stimulante. Plus que de rallier les Européens, les politiques migratoires divisent, mettant en péril le projet européen.
Des mots qui tuent
L’anthropologue Michel Agier rappelle que la parole des États est performative (p. 81-96). Par le simple fait d’instaurer les catégories administratives de «réfugié» et de «migrant», les structures étatiques influencent les comportements des concitoyens à l’égard des non-ressortissants, mais aussi entre personnes migrantes. Annalisa Lendaro, qui prend pour exemple le discours du 27 juillet 2017 d’Emmanuel Macron, remarque que la figure du «vrai réfugié» (le bon, le demandeur d’asile) continue de s’opposer à celle du «faux réfugié» (le mauvais, le migrant économique, illégal), bien que les critères permettant de les différentier varient (p. 97-120). En France, les considérations permettant l’octroi du statut de réfugié dépendent de multiples facteurs, parfois inattendus, tels que le changement des profils sociaux des fonctionnaires, ou l’existence d’une liste officieuse de préférence des pays d’origine (p. 105). La figure du «passeur», qui permet à l’UE de combiner ses politiques humanitaires et sécuritaires, est tout aussi inconsistante. Il arrive que pour financer son trajet, un «passé» devienne «passeur» l’espace d’un instant (p. 112).
On en conclut que les effets pervers dus à l’usage institutionnalisé des termes mentionnés plus haut méritent d’être traités par les instances compétentes, sans quoi celles-ci pourraient être tenues responsables du maintien d’un régime produisant inutilement des injustices envers les personnes migrantes.
Le monde militant n’est pas hermétique à ce phénomène. Selon Serhat Karakayali et Elias Steinhilper, «le registre humanitaire devient parfois complice d’un régime migratoire d’exclusion, à travers la reproduction d’exclusions et de hiérarchies» (p. 252).
De la même manière, il convient de reconnaître que certaines catégories morales ne sont pas moins préjudiciables. Au Canada, les travailleurs sociaux assimilent, selon le cas, les migrants à la figure du héros, du débrouillard, ou de l’imposteur [1], tandis qu’en France, les employés de l’Ofpra cherchent à débusquer les «réfugiés menteurs», ce qui affecte inégalement les chances de succès des dossiers des demandes d’asile (p. 86-87).
Au-delà des catégories
L’ouvrage est facile d’accès, instructif, concluant. Ses analyses sont claires, son raisonnement global évident. Il s’agit d’un ouvrage particulièrement fin, profondément attentif à l’humain, et désireux de remettre en question tous les présupposés, sans hésiter à poser un regard critique sur les fonctionnaires travaillant avec ces migrants, ni sur les mouvements de soutien.
On appréciera également l’étendue géographique couverte par les chercheurs, qui témoignent de faits et dynamiques dans plus de neuf pays européens (Allemagne, Belgique, Bulgarie, Espagne, France, Grèce, Hongrie, Italie, et Royaume-Uni).
La contribution de l’ouvrage est précieuse, encore, pour la période étudiée: il éclaire des faits récents (de 2015 à aujourd’hui), et par conséquent peu renseignés.
Mais sa véritable force réside dans la recherche de complétude. Ce recueil d’articles propose des contributions à vocation sociologique, décrivant des situations concrètes, telles que les interactions entre migrants et policiers marocains, le comportement des douaniers dans le Sud de la France, le «spectacle de la frontière» serbo-hongroise, ou encore les tensions entre militants à Calais. Il fournit une analyse critique des politiques migratoires nationales bulgares, hongroise, anglo-saxonnes et européenne.
Il offre encore des considérations permettant de nourrir une réflexion éthique sur le sujet. Marie-Laure Basilien-Gainche, par exemple, interroge la nature des sociétés, ce qu’elles veulent être, et ce qu’elles font dans leur manière de considérer l’intégration ou le rejet de potentiels nouveaux membres (p. 68-69). Michel Agier évoque Hannah Arendt, qui soulignait que le terme «refugee » ne renvoie pas à une identité, mais à un moment de vie, à un ensemble de circonstances (p. 91). Il est donc nécessaire de réfléchir à des alternatives à ces catégories, qui rendraient compte des conditions auxquelles sont confrontés les migrants, et permettraient une politique plus empathique, plus réaliste aussi, et par conséquent plus appropriée.
La nécessité de ce type de considérations théoriques est telle qu’on aurait apprécié que la réflexion fût poussée un peu plus loin. Une piste qui mériterait d’être étudiée plus en détail est celle présentée par Annalisa Lenandro et concerne le processus de création collectif de catégorisation. Plus intuitive, cette action quotidienne de l’individu, qui «prend forme et évolue lors des interactions quotidiennes entre les individus», «tend à réduire la complexité du monde par le biais de distinctions et de séparations» (p. 98). Dans la mesure où les catégories influencent à ce point le quotidien des personnes en migration, ce processus vaudrait la peine qu’on s’y attarde.
Une autre réflexion phare de l’ouvrage porte sur la nature des politiques migratoires, qui sont construites, stratégiques, ne cherchent pas à résoudre ce qu’on appelle abusivement la «crise migratoire», mais sont mises au service d’une peur inavouée, déguisée et surtout factice. Mais qu’en est-il des racines conceptuelles qui ont produit cette approche politique particulière? Marie-Laure Basilien-Gainche effleure le sujet en évoquant l’opportunité ratée de l’UE de se positionner en tant que protectrice des droits fondamentaux des plus vulnérables. Elle se l’explique «parce que le sentiment que les individus ont d’appartenir à un même corps politique repose sur un principe juridique fondamental : le principe de souveraineté, en vertu duquel l’État dont ils sont les nationaux définit de façon discrétionnaire les règles d’appartenance à la communauté politique et détermine l’opposition binaire entre national et étranger, sur laquelle se greffe dangereusement l’opposition ami ennemi» (p. 65). Ce principe de souveraineté, qu’il soit juridique ou idéel, mériterait d’être disséqué de la même manière que l’ont été, dans cet ouvrage, les catégories de migrant illégal, de réfugié, de passeur et de demandeur d’asile. (Article publié sur le site «La vie des idées», le 17 octobre 2019, ISSN : 2105-3030.)
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[1] Carolina Kobelinsky (2012), L’Accueil des demandeurs d’asile : une ethnographie de l’attente, Paris, Éditions du Cygne.
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