Dans sa préface – à l’ouvrage de Catherine Coquery-Vidrovitch et Eric Mesnard: Être esclave. Afrique-Amériques, XVe-XIXe siècle, La Découverte, 2013 – Ibrahima Thioub indique: «Ce livre corrige une des limites majeures de l’historiographie de la traite qui, en négligeant les relations directes entre Afrique et Amériques, par la traite dite «en droiture», a exclu de son champ d’investigation l’histoire de la moitié des esclaves ayant traversé l’océan, particulièrement dans sa partie sud.» Il critique une certaine approche dite «postcoloniale» «qui a renoncé aux causes inscrites sur la longue durée». Il souligne, entre autres, la nécessaire réintroduction des acteurs/actrices africain·e·s, leur non-réductibilité au statut de victimes amorphes, l’importance d’une histoire des esclaves, qui ne se résume pas à une histoire de l’esclavage, la place de la révolution haïtienne, l’épaisseur conséquente de l’esclavage et des traites esclavagistes dans les constructions mémorielles «en confrontation dans les espaces publics nationaux et les tribunes internationales»…
L’auteur parle aussi de «l’hégémonie du mode de production esclavagiste», de l’esclave «cet être réifié, une marchandise issue de l’exercice de la violence et qui transmet son statut social et juridique à se descendance […] C’est en se saisissant ainsi de la totalité de la chaîne de la traite qu’on se donne les moyens de rendre compte des spécificités de chacun de ses bouts et des maillons qui les connectent, ainsi que de l’unité de l’ensemble qui en fait un système».
Dans leur introduction, «Les Africains dans le monde atlantique», Catherine Coquery-Vidrovitch et Eric Mesnard soulignent, entre autres, l’importance de la traite «en droiture» entre Afrique et Amériques, les trois partenaires «les Européens, évidement, mais aussi les Américains et les Africains», sans oublier « les esclaves eux-mêmes, qu’on ne peut qualifier de ‘partenaires’». Il convient en effet de ne pas oublier les marchands négriers Africains, «oubliés» lors la construction des indépendances et de ses nouveaux mythes nationaux. Analyser les relations entre l’ensemble des acteurs-actrices ne minimise en rien le rôle et les crimes contre l’humanité des Européens. L’analyse du passé ne permet pas de construire «une vision passéiste idyllique». Et, comme le soulignent les deux auteurs, on ne peut transiger avec la définition de l’esclavage. Ce qui, par ailleurs, oblige à historiciser les conditions – dont le «choix» des êtres humains concernés – de ce dernier.
Il y avait donc en Afrique «au moins deux groupes antagonistes: les razzieurs et les razziés» et « la carte politique et démographique de l’Afrique fut durablement et profondément affectée par le trafic négrier interne».
A l’époque moderne, la traite est un «commerce». Le terme masque que «la “marchandise” n’était pas un objet quelconque produit par l’homme, mais l’homme lui-même». Comme l’indiquent les deux auteurs la notion de «traite négrière» permet de désigner et l’instigateur et l’objet du trafic. Ils reprennent la définition d’Olivier Pétré-Grenouilleau en cinq éléments: réseaux d’approvisionnement; dissociation des lieux de production et d’exploitation des captifs; insuffisance de la croissance démographique des populations d’esclaves sur les lieux d’importation; importance de l’échange tributaire ou marchand; assentiment d’entités politiques ayant des intérêts convergents.
Les auteurs rappellent que la «civilisation islamique» fut la première dont l’extension se fit de l’Atlantique à la Chine et de l’Europe du Sud à l’Asie centrale. Cela engendra de considérables besoins de main-d’œuvre servile. Mais, contrairement aux idées reçues, la légitimation de l’asservissement ne fut pas raciale, «la négritude», mais religieuse: «l’incroyance».
Après ces rappels, les deux auteurs distinguent quatre périodes: XVe siècle luso-africain; 1500 à 1750 avec la multiplication des contacts avec le Brésil et les Caraïbes; 1750 à 1850 et la traite des Noirs principalement en relation avec le développement des plantations de cannes à sucre et du coton; enfin la période postérieure à 1850 avec le déclin de la traite Atlantique et «paradoxalement, la généralisation du mode esclavagiste interne au continent africain».
Catherine Coquery-Vidrovitch et Eric Mesnard fondent leurs analyses «prioritairement sur les récits d’esclaves». Les auteurs parlent, entre autres, de l’ancienneté de l’esclavage dans les sociétés africaines, du renforcement du pouvoir patriarcal dans des régimes de filiation matrilinéaire, de l’esclave comme un «étranger sans racine», sans nom, sans ancêtre, des traites orientales, des traites internes, de la traite transsaharienne, de la consubstantialité de la traite et de l’esclavage, des marchés spécialisés, des connexions entre esclavage domestique et esclavage de traite, de la traite des femmes.
Ils poursuivent avec l’analyse de la culture luso-africaine, la place des îles du Cap-Vert, du métissage, de l’économie de plantation, de l’invention de la catégorie des «coloured», du «grand passage» entre l’Afrique et l’Amérique, de la disparition de peuples et de civilisations. Ils rappellent que «les esclaves ne devenaient pas esclaves sur les bateaux négriers» et analysent la phase «industrielle» de la traite, l’essor de l’économie sucrière au Brésil et dans les Caraïbes, la «terrible traversée» atlantique pour les esclaves.
Catherine Coquery-Vidrovitch et Eric Mesnard soulignent les données démographiques de ce crime contre l’humanité: douze à treize millions d’êtres humains prélevés par la traite européenne.
Les auteurs analysent en détail l’esclavage en Amérique, la «condition» des esclaves dans les «îles à sucre», les relations entre maîtres et esclaves, l’âge du coton, «le fouet qui lacérait les corps» après l’abolition de l’esclavage…
J’ai notamment été intéressé par les chapitres sur les résistances d’esclaves, la révolution haïtienne, le rappel de l’existence des résistances en Afrique même, les révoltes contre la traite…
Catherine Coquery-Vidrovitch et Eric Mesnard analysent la créolisation en Afrique, les Luso-Africains, les Afro-Brésiliens, la place des femmes dans les processus de créolisation. Ils poursuivent sur la créolisation en Amérique, l’émergence d’un nouveau groupe social les «libres de couleur», les abolitions en Amérique. Ils montrent les impacts de la révolution haïtienne et rappellent les indemnités – illégitimes et odieuses – versées à la France pour la propre libération des Haïtiens et Haïtiennes. Sans oublier le rétablissement de l’esclavage par le fossoyeur de la république: Napoléon Bonaparte, toujours très honoré en France.
Le livre se poursuit sur l’esclavage intégré en Afrique, son essor au XIXe siècle, les seigneurs de guerre, la réactivation de la traite transsaharienne, la colonisation zanzibarite, la genèse du racisme anti-noir et la rigidification de la «colour-bar» («barrière de couleur»)…
Une synthèse importante qui n’oublie ni les principales et principaux concerné-e-s, ni leurs conditions, ni leurs refus ni leurs résistances et révoltes. (Article publié en mai 2014 sur le site de Didier Epsztajn, Entre les lignes, entre les mots)
Compléments possibles:
1° Olivier Pétré-Grenouilleau , Les traites négrières, Gallimard : Bibliothèque des Histoires 2004, réédition en Folio Histoire 2006.
2° Association Sortir du colonialisme, De l’esclavage aux réparations, les textes clés d’hier et d’aujourd’hui, Les Petits matins 2013.
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