Le site A l’Encontre, durant l’année 2018, a publié un ensemble de documents et d’analyses portant sur ce que nous avons qualifié de «révolution interrompue» en Tchécoslovaquie. Suite à l’intervention des armées du Pacte de Varsovie, la résistance sociale, dans les entreprises, a pris une dimension fort importante. Le site A l’Encontre a publié divers textes élaborés dans les entreprises et parmi des cercles d’économistes et de sociologues, dans la période antérieure à l’intervention militaire, ayant trait à une réflexion très diversifiée sur l’autogestion. Nous reviendrons durant cette année 2019 aux exemples de résistance face au pouvoir oligarchico-bureaucratique incarné par l’Etat-parti tchécoslovaque épuré et mis en place par le Parti communiste d’Union soviétique (PCUS), dirigé alors par Léonid Brejnev: Secrétaire général du PCUS de 1964 à 1982.
Or, la chronologie historique – une sorte de contrainte propre aux commémorations – ignore la plupart du temps les prodromes d’une réflexion qui a surgi, initialement, dans les milieux intellectuels et qui s’est diffusée parmi des secteurs de la dite société civile. Souvent, pour des raisons d’auto-protection ou de nécessités professionnelles, des intellectuels, des techniciens, des sociologues, des écrivains devaient démontrer leur adhésion, plus ou moins raisonnée et faite leur, aux objectifs proclamés du Parti communiste, objectifs qui tranchaient totalement avec la réalité sociale effective et les modalités construites socialement, économiquement et politiquement de domination et d’exploitation.
C’est lors du quatrième Congrès des Ecrivains qu’un débat ouvert a éclaté, opposant, entre autres, Ludvik Vaculik et les représentants du PC. Parmi les supporters de Vaculik, dont nous reproduisons le remarquable discours quasi inconnu en français, on trouvait Milan Kundera, Vaclav Havel, Antonin Liehm, Eduard Goldstücker. Certains d’entre eux ont cherché une voie médiane dans l’affrontement, entre autres Jiri Hajek, éditeur de Plamen, et aussi Goldstücker, qui avait ouvert le débat en partant d’une revalorisation de l’œuvre de Kafka. Néanmoins, le questionnement critique du discours de Vaculik, attaqué par le représentant du parti Jiri Hendrych lors du congrès, s’est propagé dans les couches qui participeront dès 1967 à ce qui fut appelé, de manière simplifiée, le «Printemps de Prague».
Un fil rouge existe entre le quatrième Congrès des Ecrivains de 1967, la structure du remarquable discours de Vaculik et la période de résistance sociale, politique et culturelle aux chars d’acier et aux blindés intellectuels de l’URSS de Brejnev et du PC tchécoslovaque dont le nouveau Secrétaire général n’a pu être statufié par Brejnev et ses sbires qu’en avril 1969. Il avait pour nom Gustáv Husák. Cet ample document mérite une lecture attentive, dans une période où le terme socialisme est dissous dans un sectorialisme qui traduit ce que Ellen Meskin Wood qualifiait de «retreat from class». Autrement dit la marginalisation d’une conception de classe de la société capitaliste. Les intertitres sont de la rédaction du site A l’Encontre. Il faut avoir à l’esprit lors de la lecture d’un tel texte d’un discours à plusieurs entrées où questions et questions apparentes suscitent des interrogations et des réponses tranchantes, qui manifestent le potentiel de condamnation radicale du régime en place. (Rédaction A l’Encontre)
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Discours de Ludvik Vaculik au quatrième Congrès des Ecrivains tchécoslovaques
«Ludvik Vaculik donna une longue conférence sur la relation entre le citoyen et le pouvoir, et entre le pouvoir et la culture» (Literarni Noviny). C’est avec cette concision que toute la presse tchécoslovaque rendit compte de l’intervention de Vaculik au Congrès des écrivains tchèques et slovaques, le 28 juin 1967 [1]. Vaculik, qui jouit d’une grande renommée parmi les jeunes intellectuels tchèques, comme journaliste et comme romancier, est depuis longtemps membre du parti (quoique oppositionnel); il est actuellement – suivant les «vœux» du parti – en «vacances», des «vacances de travail».
Le jour même de son intervention, des copies dactylographiées de sa conférence circulaient parmi les étudiants pragois; il y en a plus de cent qui passent rapidement de main en main. Chaque faculté, qu’elle soit oppositionnelle (philosophie, technologie) ou non (droit, chimie) en possède; les étudiants en discutent vivement entre eux.
Après les récentes «libéralisations» du régime tchèque, ces événements semblent anachroniques. Vaculik s’affirme toujours socialiste. Lui, et tous ceux qui, en Tchécoslovaquie, sont «oppositionnels», refusent d’avoir des relations avec les émigrés qui ne se réclament pas du socialisme. Cependant, Vaculik a été exclu du Parti pour ce rapport. La question qui se pose maintenant est de savoir s’il pourra publier ses futures œuvres ou s’il sera condamné au silence.
[1] Literarni Noviny, qui était à l’avant-garde des revues tchèques, n’est plus sous la direction des intellectuels libres. Elle est maintenant sous le contrôle direct du Parti. Cf. Le Monde du 29 septembre et du 6 octobre 1967.
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Je voulais exprimer certaines choses que vous connaissez sans que je vous les dise; cependant, j’ai quelques suggestions à faire. D’après la lettre de la Résolution, le but du régime socialiste est d’amener la réintégration de l’homme dont le statut de citoyen doit être garanti.
«Citoyen», voilà un terme qui a été glorieux et révolutionnaire. Ce terme désignait une personne qu’on ne pouvait gouverner sans lui donner de manière habile l’impression que c’était elle-même qui se gouvernait. Créer cette impression chez les gouvernés était le but d’un travail spécialisé et accaparant: la politique. En réalité, la notion d’un citoyen se gouvernant lui-même a toujours été un mythe.
La critique marxiste amena à la lumière les rapports jusque-là inexplorés entre le pouvoir politique et la propriété des moyens de production. Cette découverte, ainsi que l’interprétation de l’histoire de l’humanité comme l’histoire de la lutte des classes, a préparé la révolution socialiste dont on attendait la solution d’un problème vieux comme le monde, celui du pouvoir. Bien que la révolution sociale ait réussi dans notre pays, le problème du pouvoir continue à se poser. Il semble que le pouvoir, quel que soit celui qui l’exerce, est sujet à ses propres lois de développement et de conduite. Le pouvoir est un phénomène humain particulier, reposant sur le fait que quelqu’un doit commander dans n’importe quel groupe de personnes et que même dans une société exclusivement composée de nobles esprits, quelqu’un doit résumer ce qui sort des discussions et trouver les formulations nécessaires. Le pouvoir est une situation spécifiquement humaine. Il englobe ceux qui dirigent et ceux qui sont dirigés et il est malsain pour les deux groupes.
«La démocratie, laquelle?»
L’expérience millénaire de l’humanité a poussé l’homme à chercher et à trouver certaines règles de contrôle du pouvoir, une espèce de règlement de la circulation. C’est la signification de la démocratie formelle, avec tous ses mécanismes de rétroaction, ses boutons de contrôle, et ses limitations de durée. Cependant, les intérêts des gens qui prennent le pouvoir grâce à la possession du capital, à la force des armes, aux relations familiales avantageuses, au monopole de la production, etc… interviennent dans le mécanisme clairement défini du gouvernement.
Alors, les règles ne protègent pas de la maladie du pouvoir et une interprétation légèrement faussée de la situation de fait peut amener certains à prétendre à tort que ce sont les règles de la démocratie formelle qui sont les causes de la maladie. Ces règles ne sont en elles-mêmes ni capitalistes ni socialistes, elles ne fixent pas ce qui doit être fait, mais définissent seulement la manière dont sont prises les décisions. Ces règles sont une invention humaine et, par essence, rendent les choses plus difficiles. Elles favorisent ceux qui sont gouvernés, mais évitent aussi à ceux qui gouvernent d’être fusillés quand le gouvernement tombe. Ce système formel de démocratie ne donne pas naissance à un gouvernement extrêmement solide, mais autorise la conviction que le prochain gouvernement pourrait être meilleur que le précédent. Ainsi, le gouvernement tombe, mais le citoyen survit. Et vice-versa, quand le gouvernement reste au pouvoir pour toujours ou pour une longue période de temps, le citoyen tombe.
Où tombe-t-il? Je ne ferai pas plaisir à nos ennemis en disant qu’il est abattu par un peloton d’exécution. Ce destin n’est réservé qu’à quelques douzaines ou quelques centaines de citoyens.
Cependant, nos ennemis savent que cela suffit, parce qu’alors, la nation entière tombe dans la peur, l’indifférence politique et la résignation polie, les petits soucis de tous les jours et les rêves mesquins, sous la férule de maîtres au petit pied; en un mot elle tombe dans un nouveau type de vassalité dont il est impossible de donner une explication à un visiteur étranger. Je crois que les citoyens n’existent plus dans notre pays. J’ai pour étayer cette conviction des arguments fondés sur ma longue expérience de travail dans la presse et la radio, auxquels j’ajoute celui-ci: ce congrès n’a pas été réuni après que les membres de notre organisation aient décidé de se réunir mais seulement après que le maître, ayant examiné ses problèmes, ait gracieusement donné son accord. En échange il attend, comme il a été habitué à le faire pendant des centaines d’années, que nous montrions de la vénération pour sa dynastie. Je suggère que nous n’en montrions pas. Je suggère que nous examinions le texte de la Résolution qui nous est proposée et que nous en supprimions tout ce qui sent le vassal. Dans un pays qui a développé sa culture en critiquant le régime, les écrivains ne doivent pas oublier cette tradition et cette éducation. Je suggère que tous ceux qui doivent parler à cette tribune proposent chacun leurs solutions aux problèmes qui les tracassent. Jouons donc ce jeu de citoyens, puisque nous avons la permission de le jouer et d’utiliser ce terrain de jeux. Et agissons pendant trois jours entiers comme si nous étions adultes et majeurs. Je parle ici en tant que citoyen d’un Etat que je ne renierai jamais, mais dans lequel je ne peux pas vivre avec satisfaction.
«Mes affaires de citoyen»
Je pense à mes affaires de citoyen, mais je suis dans une position délicate; je suis, en même temps, membre du Parti communiste et eu conséquence, je ne suis pas censé discuter ici les affaires du Parti, et je ne souhaiterais d’ailleurs pas le faire. Mais la situation est telle dans notre pays qu’il n’y a pratiquement plus rien qui ne devienne une affaire du Parti à une étape de la discussion. Que dois-je faire quand les deux – mon Parti et mon Gouvernement – ont tout fait pour confondre leurs affaires? A mon avis c’est un inconvénient pour les deux. De plus, cela rend difficile la position des citoyens rassemblés ici. Les membres du Parti sont obligés de se retenir de discuter les aspects cruciaux des principales questions devant les non-membres, et ceux-ci n’ont pas accès eux seuls endroits où l’on puisse sérieusement discuter de ces problèmes cruciaux. Ainsi, les membres du Parti et ceux qui n’en sont pas membres sont limités dans leur liberté civique fondamentale: parler entre eux comme des égaux. Ceci est peut-être en contradiction avec l’article 20 de la Constitution. Cependant, je suis discipliné et je me restreins à mon champ d’action de citoyen, et je n’adresserai mes remarques qu’au Gouvernement; cependant, dans les cas où ce terme de Gouvernement ne convient pas, et seulement dans ce cas, je parlerai de «cercles dirigeants». C’est une dénomination plus éprouvée et plus ancienne qui, en dépit de son apparente imprécision, est plus exacte que beaucoup d’autres. Depuis des temps immémoriaux elle a désigné ceux qui dirigent réellement – quelle que soit la fonction qu’ils exercent sur la scène démocratique –, ceux dont le pouvoir a sa source dans les coulisses, que ce soit dans la richesse, les relations influentes, le monopole de la production, la possession des armées, etc… Cette dénomination couvre aussi le gouvernement derrière le décor, les messages urgents envoyés par courrier spécial au milieu de la nuit, les traités et les lois adoptés avant d’avoir été soumis au Parlement. Après la dernière guerre l’Etat fut restauré en tant qu’organisme politique dont le seul objectif était d’organiser le socialisme. L’un des postulats de nouveau régime était l’unité entre ceux qui sont dirigés et ceux qui dirigent, et, en fait leur identité, car le peuple et le gouvernement ne font qu’un.
«Sur la nature du pouvoir»
Maintenant, je voudrais revenir à mes réflexions sur la nature du pouvoir: son développement et son mode d’exercice sont soumis à des lois qui ne peuvent être changées ni par la personne au pouvoir, ni par la classe au pouvoir quelle qu’elle soit, puisque ces lois sont celles qui s’appliquent au comportement humain dans une certaine situation: ces lois gouvernent ceux qui sont au pouvoir.
Le premier caractère du pouvoir est de chercher à continuer d’exister. Il se reproduit sous une forme de plus en plus précise. Deuxièmement, il devient de plus en plus homogène, éliminant tout corps étranger jusqu’à ce que chacune de ses parties soit interchangeable, avec le résultat que même une cellule située à la périphérie du pouvoir peut remplacer le centre, et que les cellules individuelles peuvent être permutées sans conséquences dommageables et sans empêcher l’appareil du pouvoir de fonctionner correctement. Ceci se passe parce que le pouvoir n’est pas spécialement conçu pour réagir à des changements dans l’environnement, l’attitude, la composition de la population, etc., mais il est toujours conçu pour un certain type d’action: façonner l’environnement pour servir ses propres desseins, le rendre uniforme, pour permettre à l’appareil d’appliquer toujours le même processus simple. Ainsi le pouvoir devient plus indépendant – et c’est une nouvelle loi de sa nature – il ne sollicite pas de soutien mais s’appuie sur lui-même, le centre sur la périphérie et vice-versa; chacun pouvant, absolument, se reposer sur l’autre, ce qu’ils sont d’ailleurs obligés de faire puisqu’ils forment un cercle. Aucune partie ne peut être éliminée, aucune partie ne peut être libérée. Les désaccords internes et les disgrâces sont réglés à l’intérieur.
Alors vient une nouvelle phase que j’ai appelée la «dynastisation». Au moment favorable le régime convoque l’assemblée législative et la charge de consacrer sa position indépendante dans une Constitution. A partir de là, le régime agit en accord avec la Constitution, quoi qu’il fasse. Et, comme on ne met à l’ordre du jour aucun sujet indésirable pendant dix, vingt ou cinquante ans et que (selon la Constitution) personne d’autre ne peut le faire ni (toujours selon la Constitution) convoquer une autre assemblée législative, une dynastie est fondée au moyen de la Constitution. C’est une dynastie d’un nouveau type historique, parce qu’elle préserve un principe démocratique important: ceux qui le désirent peuvent sauter dans le train en marche. Ainsi la dynastie ne peut pas s’éteindre faute d’héritier mâle ou femelle.
De notre point de vue, le plus intéressant est une loi interne du pouvoir: le régime préfère les gens dont la structure intérieure est analogue à la sienne propre. Mais parce qu’il y en a trop peu, il doit en utiliser d’autres qu’il façonne d’après les besoins. Il est naturel que les plus aptes à servir le régime soient ceux qui eux-mêmes convoitent le pouvoir, ceux qui sont obéissants par nature, ceux qui n’ont pas de scrupules, ceux dont le désir de richesse, de profit et d’avantages ne connaît pas de limites morales. On peut conditionner des gens qui ont une famille nombreuse, ceux qui étaient jadis humiliés et qui maintenant acceptent volontiers une occasion d’affirmer leur fierté nouvellement acquise, et ceux qui sont nés stupides. Pour un certain temps, sous certaines conditions, et dans certains desseins, différents types d’absolutistes de la morale peuvent être utilisés également, de même que des enthousiastes désintéressés mais mal informés comme moi-même. Des moyens essentiellement démodés sont utilisés pour conditionner les gens: tentation physique ou psychologique, menaces, situations compromettantes, dénonciations, accusations injustifiées, qu’ils essayent de réfuter en démontrant leur loyauté; les gens peuvent aussi être poussés exprès dans un milieu mauvais, dont on les sauvera ensuite d’une manière hypocrite. Ou bien on sème partout la méfiance. La confiance connaît plusieurs degrés: premier, deuxième ou troisième degré – et l’on considère que la masse des gens ne mérite pas la confiance. L’information aussi a ses degrés de qualité: sur papier rose, vert ou jaune, ou sur papier journal ordinaire.
«Le socialisme et l’exploration scientifique»
Ce que j’ai dit sur le caractère du pouvoir a un sens très général: je n’ai même pas nécessairement en tête un Etat socialiste. Socialisme signifie pour moi: exploration scientifique. Et la théorie scientifique du socialisme ne peut aller sans une psychologie du pouvoir: de même qu’elle ne peut se passer de philosophie, d’économie politique, ou de sociologie, elle ne peut se passer d’une psychologie du pouvoir qui bénéficie des connaissances acquises dans la psychologie individuelle et la psychologie de groupe, la psychanalyse et la psychopathologie.
J’ai laissé de côté la question du caractère de classe du pouvoir, car celte question apparaît comme élément du problème du pouvoir en général.
Dans notre pays aussi nous avons été témoins de la sélection des gens d’après leur utilité pour le régime. La confiance du régime allait aux obéissants, à ceux qui ne faisaient pas de difficultés, à ceux qui ne posaient pas de questions en dehors de celles que le régime lui-même posait. A chaque étape de la sélection, l’homme moyen était le plus volontiers choisi; exemple silencieux et indéterminé de l’obéissance générale, tandis que ceux doués de charme personnel et ceux qui exprimaient leur pensée disparaissaient de la scène politique. L’alliance des deux mots «politicien» et «penseur» a perdu toute signification; le mot «mouvement» sonne creux si rien ne bouge. La structure sur laquelle reposaient l’existence matérielle et la culture propre de communautés humaines telles que les communautés locales, les usines, les ateliers, fut détruite. Plus rien de ce qui portait la marque du travail personnel ne fut autorisé, le mot d’atelier ne fut conservé que dans de rares cas, des directeurs d’école furent mis à la porte, qui travaillaient à mettre au point leurs propres méthodes d’éducation. Des clubs culturels et sportifs et des sociétés connues de longue date furent dissous, et ces institutions représentaient pour certaines personnes toute la continuité historique de leur ville, de leur région ou de leur Etat.
Benjamin Klicka, dans son œuvre Wild Daja, disait: «Souviens-toi que ta compétence est une insulte pour ton supérieur, fais donc semblant d’être stupide comme un clou de porte, si tu veux vivre longtemps et être heureux dans ce pays qui est le nôtre.» Cette citation est vieille de quarante ans et elle fut écrite dans une société antérieure à la révolution sociale. Cependant je pense qu’elle n’a acquis sa pleine valeur dans notre pays qu’après cette révolution et que chacun a pu vérifier pour lui-même combien elle est exacte. Vous avez peut-être remarqué que nous tous, Tchèques et Slovaques, avons tendance à penser que dans nos différentes occupations nous sommes dirigés par des hommes moins compétents que nous. Mais nous ne faisons rien que de nous en plaindre, chaque fois que nous nous rencontrons. Cela devient odieux à la longue, car les incapables, ceux qui ne sont absolument bons à rien, et les gens d’une intelligence limitée se plaignent en même temps que ceux qui pourraient avoir une raison de le faire. Les premiers disent aussi qu’ils ne doivent pas faire ceci ou qu’ils ne sont pas autorisés à faire cela. En d’autres termes, il s’est créé une dangereuse et fausse unanimité entre des gens qui ne se ressemblent sous aucun rapport. Nous sommes tous unis par le lien le plus misérable auquel on puisse songer – nos aversions communes, malgré nos motifs différents. Les gens pratiques ont trouvé un autre terrain où exercer leur activité, ceux qui ne sont pas pratiques portent l’auréole du martyre. Dans la littérature, la dépression, le nihilisme, et le délabrement spirituel sont à la mode. Les snobs se livrent aux orgies. Même les gens intelligents deviennent stupides. De temps en temps l’instinct de conservation reparaît – les gens ont envie de ruer dans les brancards. Mais quand ils lèvent les yeux et qu’ils voient ce qui est au-dessus d’eux et ensuite baissent les yeux et voient qu’il y a des gens prêts à les écraser pour prendre leur place, ils sont obligés de se demander: «Mon Dieu, pour qui faisons-nous tout cela?» Et maintenant rappelons-nous que ceux qui ont réussi le mieux dans les vingt dernières années furent ceux qui offrirent le moins de résistance à toutes les influences démoralisantes que le pouvoir distille.
Ceux qui ont des scrupules de conscience ne trouvent aucun soutien dans le régime, aucun recours dans les lois qui, d’après leur texte, devraient les soutenir. D’après la lettre de la loi, il pourrait sembler qu’un code des droits et des devoirs a réellement existé dans notre pays qui (suivant l’article 19 de la Constitution) «assure le développement libre et complet et l’affirmation de la personnalité du citoyen, et, en même temps, la consolidation et le développement de la société socialiste». Je me suis rendu compte, dans mon travail dans les journaux et à la radio, qu’en fait le citoyen invoque rarement ses droits constitutionnels parce que n’importe qui, même à la périphérie du pouvoir, peut mettre des conditions à l’exercice de ces droits, conditions qui ne sont pas incluses dans la Constitution et qui, en toute décence, ne pourraient y être inscrites. J’ai souvent lu la Constitution ces derniers temps et je suis arrivé à la conclusion qu’elle est mal rédigée, et peut-être à cause de cela, qu’elle a perdu le respect et des citoyens et des autorités. Quant au style, la Constitution est grandiloquente, mais elle est très vague dans beaucoup de ses dispositions importantes.
Pour citer un exemple qui concerne le champ de travail et de pensée de notre Union, l’article 16 dit: «Toute la politique culturelle de la Tchécoslovaquie, l’avancement de la connaissance, l’éducation et l’enseignement, seront conduits dans la perspective scientifique du marxisme-léninisme et en étroit rapport avec la vie et le travail du peuple.» Mis à part le fait que tout bon éducateur considérera comme allant de soi que l’«éducation» implique un rapport avec la vie et le travail, il n’apparaît pas clairement quel bureau, ou peut-être quel tribunal, devra décider si une opinion est scientifique, d’autant plus que le mot «science» implique un mouvement et un changement d’opinions pour suivre le progrès de la connaissance, et que cette adaptation est contraire à la nature immuable et univoque des concepts exprimés dans n’importe quelle règle légale. Cette contradiction dans les termes pourrait seulement être surmontée si «vision du monde scientifique» ne représentait qu’un simple assemblage de mots; d’un autre côté, ceci pourrait donner l’occasion de soulever la question de savoir si notre Etat doit être considéré comme gouverné de façon doctrinaire, plutôt que scientifique. Et c’est sûrement la deuxième hypothèse que nos législateurs ont envisagée.
«A propos de l’article 28 de la Constitution»
Un autre exemple, lié à mon sujet: l’article 28 dit: «En accord avec les intérêts des travailleurs, la liberté d’expression est garantie pour tous les citoyens dans toutes les branches de la vie de la société, plus spécialement la liberté de parole et la liberté de la presse.» A mon avis, ces libertés sont en elles-mêmes dans l’intérêt des travailleurs et par conséquent je considère ce passage comme superflu et même directement cause d’erreurs, parce que l’interprétation de ce qui représente l’intérêt des travailleurs est laissée à chaque individu. Je pense que si un spécialiste jugeait nécessaire d’utiliser cette formulation, il jugerait également nécessaire de spécifier ce qui représente, et ce qui ne représente pas l’intérêt des travailleurs, et je pense aussi qu’un législateur prévoyant éviterait de citer des exemples mais insisterait pour donner une énumération. Personnellement je préférerais une formulation succincte, dont la validité ne pourrait être remise en question. Seule une formulation claire et brève donne aux lois l’autorité d’un proverbe accepté comme une règle valable dans tous les cas; dans ce cas, la conscience du bien et du mal est si générale qu’il devient presque inutile d’aller devant les tribunaux pour déterminer ce qui est bon ou ce qui est mauvais. Le langage prolixe et les idées floues de la Constitution la rendent inapte à être appliquée. De cette façon la norme légale suprême devient un programme et une expression de bonnes intentions, plutôt qu’une garantie des droits des citoyens. De plus, à mon avis, la Constitution doit avoir la même fonction que n’importe quelle autre norme légale et, en plus, comme c’est la norme suprême, aucune autre norme d’un niveau inférieur, que ce soit une ordonnance, un statut, un décret ou un arrêté, ne devrait restreindre sa validité ou obscurcir son sens.
J’ai exposé mon point de vue sur le caractère, le développement et le comportement de tous les régimes et essayé de démontrer que le mécanisme de contrôle, destiné à en surveiller l’évolution, manque, chez nous, si bien que le citoyen perd le respect qu’il a pour lui-même, et objectivement perd aussi son statut de citoyen. Quand cet état de choses dure aussi longtemps qu’il a duré dans notre pays il n’est que normal qu’il s’ancre dans l’esprit de tout le monde, spécialement dans l’esprit de la jeune génération et dans la philosophie de la vie. Celle-ci n’a pas appris, ni par ses études ni par expérience, qu’il y a une certaine continuité dans les efforts humains pour réaliser une démocratie plus proche de la perfection. Si cet état de choses devait durer plus longtemps (et si les réactions humaines normales de défense ne jouaient pas) le caractère de notre nation changerait à la prochaine génération. A la place d’une communauté culturelle possédant un certain pouvoir de résistance nous aurions affaire à une masse anonyme, qui serait facilement dominée, et ce serait un jeu d’enfant de la gouverner, même pour des étrangers. Si nous laissions cela arriver, notre résistance millénaire aurait été vaine.
Persuadé qu’aucun d’entre nous n’a été mis au monde pour être dominé, et seulement dominé, je propose que l’Union des Ecrivains, peut-être en coopération avec l’Union des Journalistes et d’autres associations similaires, prenne l’initiative de demander à l’Académie des Sciences Tchécoslovaques son avis d’expert sur la Constitution. Si cela s’avérait nécessaire, l’Union pourrait lancer un mouvement pour la révision de la Constitution, par exemple en recommandant à ses membres d’assister aux réunions électorales pendant la prochaine campagne, d’agiter ces problèmes et de veiller à ce que les députés élus en soient conscients. Mais peut-être chacun d’entre nous devrait-il aller voir son député avant cette campagne et lui demander de développer ce thème devant l’Assemblée Nationale.
«La sensation de liberté: dire ce que l’on a envie de dire»
Lorsque je parle ici, je n’ai pas du tout la sensation de liberté qu’un homme devrait avoir quand il dit ce qu’il a envie de dire. J’ai plutôt la sensation que je suis en train d’exploiter, plutôt lâchement, une espèce d’armistice entre le citoyen et le régime, que je romps la trêve, les «vacances d’été», dont le bénéfice a été étendu aux écrivains et aux artistes. Combien de temps dureront-elles, je ne sais pas – jusqu’à l’hiver ou peut-être jusqu’à demain seulement. De même que je ne crois pas que le citoyen et le pouvoir puissent ne faire qu’un, que le gouverné et le gouvernant puissent chanter le même air, de même je ne crois pas que l’art et le pouvoir puissent jamais se sentir à l’aise ensemble. Ils ne le seront jamais: ils ne le peuvent pas; ils sont différents; ils ne vont pas ensemble. Ce qui est possible et ce qui nous donne de l’espoir pour le succès de nos efforts, c’est que les deux partenaires prendront conscience de la situation et élaboreront des règles décentes pour leurs contacts mutuels.
Je vais vous rapporter un incident auquel j’ai souvent songé pendant ces deux derniers jours. En tant que membre du comité de rédaction de Literarni Noviny, j’ai assisté au mois de mars dernier à une conférence du département idéologique du Comité central du Parti.
La conférence ne prit pas pour nous un tour favorable. J’étais assis exactement en face du secrétaire du Comité central, le camarade Jiri Hendrych, et ainsi j’avais l’occasion d’observer les traits d’un homme plus vieux que moi – quand j’étais enfant, on me disait de saluer les gens comme lui, beaucoup plus âgés que moi. Le visage de cet homme qui, jusqu’alors, m’avait semblé plus une institution qu’un individu, révélait ses soucis personnels, professionnels et autres, exactement comme le mien; en plus il avait été obligé de les «dominer» beaucoup plus longtemps que moi. Je ne fus pas très brillant à la conférence. Je voulais parler absolument franchement mais j’étais effrayé, je passai mon temps à me dérober, je pensais qu’ils se méprenaient sur mes motifs. Ils me murmurèrent quelque chose à l’oreille, j’abandonnai, de plus en plus dominé par un sentiment de désespoir. Je me sentais humilié et le résultat fut que je perdis mon calme. En retournant chez moi, mis à part quelques pensées confuses, une idée totalement nouvelle me vint à l’esprit en pensant à la conférence, un sentiment assez inquiétant qui brouillait la division de toutes choses en deux camps, «NOUS» et «EUX». Je sentis que j’étais effleuré par un souffle venant de l’inconnu, que je commençais à comprendre la détresse humaine causée par une certaine situation qui n’était pas exprimable à l’aide des concepts si fréquemment utilisés dans notre pays, tels que «point de vue de classe», «opposition», etc… Ces concepts sont des termes de combat. Naturellement, je devais, même si ce n’était que provisoire, me ressaisir, et je me dis que la détresse des hommes politiques faisait partie du jeu. C’est ainsi parce qu’ils le veulent, bien qu’ils n’y soient pas obligés, et je veux moi aussi faire partie du bureau du journal. Mais cette expérience me donna un nouvel élan, elle me fit penser au pouvoir comme à une situation humaine.
Je termine cette digression et je reprends là où je m’étais arrêté. Les écrivains sont des êtres humains, et les cercles dirigeants sont aussi composés d’êtres humains. Les écrivains ne veulent pas l’anarchie; eux aussi voudraient vivre dans des villes agréables, avoir des appartements coquets, et souhaitent la même chose aux autres. Ils souhaitent des industries prospères et un commerce florissant, et ceci est impossible sans les activités organisées du gouvernement. L’art ne peut être indifférent au gouvernement, car gouverner c’est prendre continuellement des décisions directes et indirectes; les actes administratifs engagent la vie de l’homme, son bien-être, et ses déceptions, tout ce à quoi il pense, et qu’on ne peut lui dicter. Le champ d’action du pouvoir empiète sur celui de l’art, spécialement dans les domaines où il est impossible de trancher et où cependant des décisions sont prises d’une manière ou d’une autre. C’est pourquoi l’art ne peut pas abandonner sa critique du gouvernement parce que les gouvernements, quelle que soit leur nature, quelles que soient leurs coutumes, sont les produits de la culture de leurs nations.
«Le gouvernement et l’intégration récompensée des artistes»
Notre gouvernement fait plaisir aux artistes quand il les félicite, par exemple, pour avoir conçu un beau pavillon pour l’Exposition universelle. Le gouvernement est sûrement content de faire cela, et de telles déclarations ont aussi un aspect politique. Et peut-être l’intention est-elle honnête. Il n’en reste pas moins que les artistes ne sont pas obligés d’être contents du gouvernement. Un tel pavillon qui bénéficie, dans un certain sens, des droits de l’exterritorialité culturelle montre simplement ce que les mêmes créateurs pourraient faire dans le pays si on le leur permettait. Ainsi je dois me demander si nous tous ne nous mettons pas au service d’une illusion quand nous construisons de beaux pavillons représentatifs de notre culture. Quand nous savons que notre meilleur travail ne trouve pas preneur, que nous ne faisons toutes choses que par la grâce de Dieu, que nous courons vers une échéance dont nous ne connaissons pas la date. Tout ce que notre culture a élaboré, toutes les choses bonnes que les hommes ont faites ou créées dans notre pays, toutes les bonnes productions, les belles constructions, les idées bien venues de nos laboratoires et de nos instituts, tout ceci a été mené à bien en dépit du comportement de nos cercles dirigeants depuis des années. Cc fut fait littéralement malgré eux. Mais je ne veux pas être injuste; je suis convaincu que même avec les dirigeants les mieux intentionnés, toute amélioration du style de gouvernement doit être payée chèrement, demande des sacrifices, et que même si ses avantages sont évidents, tout progrès doit être gagné par une résistance ouverte.
Alors quelle orientation, quelle direction? Je ne vois qu’un frein. Pendant des années, il ne m’est jamais arrivé de me dire en lisant un de leurs discours: «Quelle idée splendide qui n’était jamais venue à l’esprit de personne!» Au contraire, je me suis souvent dit lugubrement: «Alors quoi, tout le monde le sait de toute manière!» Et le plus souvent je me suis demandé comment dans tout cela je sauvais mes propres idées, comment je rusais avec eux faute de les persuader, puisque je ne les voyais jamais. Je vois et j’entends comment le pouvoir recule seulement lorsqu’il bute contre une opposition trop forte. Aucun argument ne le convainc. Seulement l’échec, l’échec répété quand il veut faire les choses à l’ancienne manière. Echec qui nous coûte à tous de l’argent et fatigue nos nerfs. Je vois une volonté permanente et aussi un danger permanent: les anciens mauvais jours peuvent revenir, car quel sens cela a-t-il de dire que nous avons l’Union, le «Litfond», les maisons d’édition, et les journaux? On menace de nous les enlever si nous ne nous tenons pas bien. Si je devais admettre que ceci est leur droit, je dirais ce que ma sœur disait souvent: il a donné – il a repris. Mais sont-ils vraiment les maîtres de tout? Et que laissent-ils à la discrétion des autres? Rien? Alors nous n’avons pas besoin d’exister. Mais ils devraient le dire. Alors il serait parfaitement clair que fondamentalement une poignée de gens décide de l’existence ou de la non-existence de tout ceci, de tout ce qui doit être fait, pensé ou ressenti. C’est cela qui montre la position de la culture dans notre pays, et non les œuvres individuelles exposées.
Dernièrement nous avons souvent eu l’occasion d’entendre dire que les cercles dirigeants reconnaissaient un certain degré d’autonomie à la culture dans son domaine propre. Mais la culture ne doit pas se sentir gênée, disent-ils, si elle est blâmée dès qu’elle s’aventure dans l’arène politique. Ils nous accusent de transgresser notre propre règle: chaque sorte de travail doit être menée par des spécialistes. Il est vrai que la politique doit aussi être faite par des spécialistes, mais comment savoir de façon certaine qui sont les spécialistes? Je ne sais pas et je préfère décrire mes doutes de façon imagée. Un docteur est certainement un spécialiste. Il est plus capable que nous d’établir un diagnostic, il peut nous donner des soins appropriés, mais il ne peut certainement pas dire mieux que nous comment nous nous sentons sous l’effet de son traitement. Seul un médecin très incompétent exécuterait une opération compliquée sur nous sans que nous lui en ayons donné l’autorisation. L’autonomie de l’art et de la culture? Ceci n’est rien de plus qu’un slogan et une tactique souvent employée. Aujourd’hui une chose est valable, demain autre chose; ils semblent changer, mais ce n’est pas la peine d’être expert pour voir qu’il s’agit de la même chose coulant du même tonneau par deux robinets différents.
De même que je ne me sens pas très en sécurité dans une situation politico-culturelle que le régime peut évidemment faire évoluer jusqu’au stade du conflit, de même je ne me sens pas en sécurité en tant que citoyen en dehors de cette pièce, en dehors de ce terrain de jeux. Rien ne m’arrive, et rien ne m’est arrivé. Cette sorte de choses ne se fait plus. Devrais-je être reconnaissant? Je ne crois pas, j’en ai peur. Je ne vois pas de garantie certaine. Il est vrai que la justice est mieux rendue par les tribunaux mais les juges eux-mêmes n’ont aucune garantie forte et solide. Je vois que le travail fait par le ministère public est meilleur, mais est-ce que les magistrats du Ministère Public ont des garanties et est-ce qu’ils se sentent en sécurité? Si vous le vouliez, je serais heureux d’en interviewer quelques-uns pour les journaux. Croyez-vous que cela pourrait être publié? Je n’aurais pas peur d’interviewer le Procureur Général lui-même et de lui demander pourquoi les gens injustement condamnés et réhabilités ne retrouvent pas tout simplement leurs droits antérieurs, pourquoi les comités nationaux montrent de la réticence à leur restituer leurs appartements ou leurs maisons –mais ce ne serait pas publié. Pourquoi personne ne s’est-il réellement excusé auprès d’eux, pourquoi n’ont-ils pas les avantages des persécutés politiques, pourquoi les chipotons-nous pour l’argent? Pourquoi ne pouvons-nous pas vivre où nous voulons? Pourquoi les tailleurs ne peuvent-ils pas aller trois ans à Vienne et les peintres trente ans à Paris sans être considérés comme des criminels?
«Nullum crimen sine lege»
Notre parlement a évidemment pour principe: Nullum crimen sine lege, pas de crime sans loi. Cela implique qu’il peut fournir à l’Etat autant de criminels qu’il lui plaît. Pourquoi les gens qui n’aiment pas vivre dans notre pays ne sont-ils pas autorisés à aller au diable et pourquoi ne partent-ils pas, ces gens qui ne souhaitent pas voir des réformes démocratiques qui n’en sont encore qu’à leur début?
Il est vrai que quelques lois nouvelles et meilleures ont passé et que d’autres sont en cours d’examen. Il est vrai aussi que la nouvelle loi sur la presse a bien déblayé le terrain. On se prépare également à modifier les lois concernant d’autres libertés publiques – le droit d’assemblée et le droit d’association. Le projet est à l’étude au Ministère de l’Intérieur, mais un article qui devait paraître à ce sujet dans Literarni Noviny a été confisqué. Je ne vois pas de garanties.
Quelles garanties? Je ne sais pas. Et ici je m’arrête parce qu’il y a un point, où je suis dans le doute: les cercles dirigeants eux-mêmes, le gouvernement et ses membres possèdent-ils ces garanties de leurs propres droits civiques sans lesquels il est impossible de créer, ni même de mener une politique? Ici, je ne peux que me référer à la formule déjà employée par d’autres – sur les meules qui parfois broient ceux-là même qui les mirent en branle les premiers.
Le niveau réel de culture atteint par une nation se mesure à la manière dont l’Etat organise son action. C’est donc plus une question de niveau culturel de la politique que de bonne politique culturelle.
Quand la politique des politiciens est culturelle, les écrivains, artistes, scientifiques, et ingénieurs ne sont pas obligés de s’affaiblir l’esprit à lutter continuellement pour leur droit au travail, leur droit à la considération, leurs droits professionnels, leur droit de réunion, leur droit d’association. Ils n’ont pas besoin de souligner le caractère particulier de leur travail. Ils ne sont pas obligés de s’opposer aux autres citoyens, aux ouvriers, aux paysans, aux employés, qui ont les mêmes droits qu’eux mais n’ont pas les moyens de faire passer leurs pensées à travers le filtre de la censure, et qui ne savent pas présenter sous une forme artistique leurs peines ou leurs problèmes de conscience – dans une construction artistique, un tableau, un aphorisme, dans un poème ou dans une œuvre musicale. Une politique non culturelle suscite des centres de lutte pour la liberté et cependant le régime se juge offensé lorsque l’on parle de cela. Le régime ne comprend pas que la liberté n’existe que là où on n’a pas besoin de parler d’elle, et il s’offusque de ce que les gens parlent de ce qu’ils voient. Cependant, au lieu de changer ce que les gens voient, le régime veut changer leurs yeux. Et pendant ce temps nous perdons la seule chose qui justifie tout ce pathos, c’est-à-dire le rêve d’un gouvernement identifié aux citoyens, le rêve d’un citoyen qui se gouverne presque tout seul. Est-ce que ce rêve est réalisable?
Nous sommes arrivés à quelques succès partiels dans la réalisation de ce rêve qui a été le but de la nation depuis le début de l’histoire. L’un de ces succès a été l’avènement d’une Tchécoslovaquie indépendante, un succès remporté par des forces populaires progressistes et des politiciens de progrès; ce succès n’a pas encore été mentionné dans le texte de la résolution et je propose qu’il y soit inscrit. Une étape fut atteinte, qui, en dépit des imperfections inhérentes à la nature du régime existant à cette époque, apporta avec elle un haut niveau de démocratie sans pour autant interdire aux citoyens de rêver à un socialisme qui n’était réalisable que dans une seconde phase du développement de l’Etat. L’idée d’un Etat social se transforma, après la guerre, en un programme socialiste. Les conditions spéciales dans lesquelles le socialisme fut réalisé et l’état de la théorie socialiste à cette époque aboutirent à certaines déformations au cours de sa réalisation dans notre pays. Certains événements eurent lieu qui ne sont pas seulement explicables par les conditions régnant dans ce pays et qui ne prennent leur source ni dans le caractère du peuple ni dans son histoire.
Lorsque nous parlons de cette période et que nous cherchons des raisons pour expliquer pourquoi nous avons tellement perdu moralement et matériellement, pourquoi nous sommes économiquement retardés, les cercles dirigeants disent que c’était nécessaire. Je crois que, de notre point de vue, ce n’était pas nécessaire. Peut-être était-ce nécessaire pour le développement spirituel des organes du régime, des organes qui obligèrent tous les partisans du socialisme à faire l’expérience de ce développement avec eux. Il est indispensable de comprendre que, dans les vingt dernières années, aucun problème humain n’a été résolu dans notre pays – depuis les besoins élémentaires tels que le logement, les écoles et la prospérité économique jusqu’aux exigences les plus belles de la vie qu’aucun système non démocratique ne peut contenter, par exemple le sentiment d’avoir sa pleine valeur dans la société, la subordination des décisions politiques à des critères éthiques, la croyance dans la valeur du travail même subalterne, le besoin de confiance entre les hommes, l’éducation de tout le peuple. Je crains que nous ne nous soyons pas élevés jusqu’à la scène mondiale et j’ai l’impression que notre République a perdu sa bonne réputation. Je constate que nous n’avons donné à l’humanité aucune idée originale et aucune inspiration nouvelle, que nous n’avons même pas, par exemple, nos propres idées sur le mode de production et sur la manière de ne pas être asphyxiés par les résultats de la production, que nous suivons sans réactions la civilisation déshumanisée de type américain, que nous répétons les erreurs de l’Est et de l’Ouest, que notre société ne possède pas un organisme chargé de chercher un raccourci dans le développement boiteux et brumeux du mode de vie moderne.
En disant cela je ne veux pas dire que nous ayons vécu en vain, que rien de tout cela n’a de valeur. Cela a de la valeur. Mais la question est de savoir si c’est seulement une valeur d’avertissement. Même dans ce cas, la connaissance globale de l’humanité progresserait. Mais était-il nécessaire de transformer un pays qui connaissait précisément les dangers que courait sa culture, en cobaye pour servir à cette sorte de leçon? Je suggère que dans notre résolution nous constations ce que la culture progressiste tchécoslovaque savait déjà dans les années trente, ou du moins pressentait.
J’ai récemment rencontré beaucoup de gens d’une fraîcheur extraordinaire, soit des gens isolés, soit même des gens appartenant à des collectivités de travail ou d’intérêt. Leur résistance était remarquable; ils démontraient ainsi qu’ils avaient échappé à l’influence du pouvoir et suivi les principes naturels des honnêtes gens: travailler dur, être fidèle à sa parole, ne pas trahir, ne pas se laisser intoxiquer. A ces qualités somme toute classiques des honnêtes gens, ils ont ajouté une nouvelle qualité, à savoir un manque du sens des distances entre les subordonnés et les supérieurs, entre ceux qui ont des positions inférieures et ceux qui ont les positions élevées.
En terminant, je voudrais exprimer ce que tout mon exposé a dû rendre clair, à savoir que ma critique du pouvoir dans cet Etat n’est pas une critique du socialisme. Je ne crois pas que l’évolution que nous avons connue était nécessaire et je n’identifie pas ce pouvoir avec le socialisme, auquel il essaie lui-même de s’identifier. Il n’est même pas certain que leur destin soit identique. Et ceux qui exercent le pouvoir – je les soulage pour un instant de cette charge et je fais appel à eux en tant qu’individus, avec leurs sentiments et leurs pensées propres – s’ils venaient ici et nous demandaient si le socialisme est réalisable, ils devraient accepter la réponse suivante comme l’expression de notre bonne volonté et en même temps comme celle de notre plus haute loyauté civique: «Je ne sais pas.»
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