Histoire. Révolution russe. L’intelligentsia et la classe ouvrière en 1917 (I)

Le deuxième Congrès des soviets dans la salle de réunion de Smolny (palais) de Saint-Pétersbourg

Par David Mandel

Mikhaïl Terechtchenko [1886-1956], industriel du sucre et ministre des Affaires étrangères au sein du dernier gouvernement provisoire, ne bavardait pas lorsqu’il demanda au marin qui l’escortait en prison après la prise du palais d’hiver: «comment allez-vous vous en sortir sans l’intelligentsia?» [1] Cette question porte, en fait, sur un processus clé de la révolution de 1917: la prise de distance croissante de l’intelligentsia, en particulier la fraction de cette dernière qui se qualifiait de «démocratique» ou de «socialiste», envers la classe laborieuse [2]. Les historiens se sont relativement peu penchés sur cet aspect important de la révolution. Cela s’explique sans doute par la visibilité de l’intelligenty aux sommets du parti bolchevique, au sein de son comité central. A tous les niveaux du parti – villes, districts, lieux de travail –, les membres de l’intelligentsia étaient pourtant rares: en 1917, de manière écrasante, la composition sociale et l’orientation politique du parti bolchevique étaient prolétariennes.

Ce processus de distanciation plongeait toutefois ses racines à l’époque de la révolution de 1905, si ce n’est même avant. Il fut, brièvement, inversé par la révolution de Février, qui, pour un court instant, créa une atmosphère d’unité nationale. Mais l’éloignement mutuel réapparut bientôt, en force, atteignant son point culminant lors de la révolution d’Octobre. Cette dernière était soutenue massivement par les travailleurs et travailleuses alors que l’intelligentsia, y compris ses éléments de gauche, y fut profondément hostile.

Dans son usage populaire contemporain, le terme intelligent désignait une personne gagnant (ou envisageant de gagner, comme par exemple un étudiant) les moyens de son existence dans l’exercice d’un emploi qui nécessitait au moins un diplôme de l’enseignement secondaire. Par exemple, lorsqu’en avril 1917 le personnel supérieur de l’office de poste de Petrograd décida de former son propre syndicat, en réaction aux aspirations égalitaires du Syndicat des employés des postes et télégraphes, il décida de le baptiser «bureau organisateur provisoire des employés Intelligentnykh de l’office de poste central de Petrograd et de ses succursales», soulignant l’importance de l’«éducation, pour laquelle vous avez consacré au moins un quart de votre existence», prenant ainsi leurs distances envers les membres du syndicat existant, composé de personnes «qui ne peuvent pas même orthographier correctement leurs noms» [3]. De son côté, V. M. Levin, un socialiste révolutionnaire de gauche (SR), membre du soviet central des comités de fabrique de Petrograd, relevait en décembre 1917 que «les gens qui ont eu la bonne fortune de recevoir une éducation scientifique abandonnent le peuple […] Au sein de ce dernier, croît instinctivement une haine envers les personnes instruites, envers l’intelligentsia» [4].

Au-delà de cette définition populaire, sociologique, le terme comportait également une dimension morale et politique: l’intelligentsia désignait les personnes préoccupées par les «questions maudites», par le destin de la Russie. Le sociologue Pitirim Sorokin, secrétaire personnel de Kerenski en 1917, faisait référence à l’intelligentsia comme étant les «porteurs de l’intelligence et de la conscience» [5]. Bien que la plupart de ces derniers étaient des libéraux, ou même se situaient encore plus à droite, et qu’ils s’identifiaient avec les intérêts et la vision du monde des classes possédantes (la «société censitaire»), le terme intelligentsia comportait néanmoins une nuance certaine de service au peuple qui travaille.

Historiquement, cet élément correspondait à une certaine réalité. Au cours de la seconde moitié du XIXsiècle, un segment significatif de la fraction politiquement active de l’intelligentsia s’était opposé à l’autocratie et, bien qu’il s’agît seulement d’une minorité de la population éduquée, elle tendit à donner le ton à l’ensemble du groupe social. La principale tâche politique qu’il s’assigna était celle de combler le gouffre le séparant du peuple encore endormi, qu’il souhaitait éveiller dans un combat contre l’autocratie. L’intelligentsia, dans son ensemble, accueillit favorablement la révolution de Février.

Un examen plus approfondi de la période d’avant 1917 révèle une image plus complexe. Car, suite à la révolution de 1905, l’intelligentsia glissa vers la droite, un virage qui était particulièrement marqué au sein de l’intelligentsia jusqu’alors socialiste. Un signe de ce changement, largement discuté à l’époque, fut la publication en 1909 de la collection de [sept] articles, intitulée Vekhy [Jalons], par un groupe d’intellectuels, dont certains avaient été marxistes [6]. Le recueil de textes critique le matérialisme et le radicalisme de l’intelligentsia russe. Dans son étude du Parti socialiste-révolutionnaire, le parti paysan de Russie, l’historien Oliver Radkey parle de la:

«métamorphose de […] l’intelligentsia populiste des insurgés qu’ils étaient en 1905 aux démocrates blasés de la période entre les deux révolutions [de 1905 et 1917] puis en fervents patriotes, partisans de l’Entente ainsi qu’en dévots du culte de l’Etat au cours de la guerre […] Ils s’agrippèrent au vieux label SR, même si l’ancienne foi n’existait plus, au-delà d’un résidu d’intérêt pour la libération politique […]» [7].

Un processus similaire de «fuite de l’intelligentsia» s’observait dans les partis sociaux-démocrates [8]. Leopold H. Haimson a découvert que la correspondance privée des dirigeants menchéviques au cours des années 1909-1911:

«est remplie de déclarations de découragement […] au sujet du retrait massif des préoccupations politiques et sociales qui semblait avoir accompagné l’abandon de la lutte clandestine par l’intelligentsia radicale. La plupart des membres du parti, suggèrent en fait ces lettres, s’étaient retirés des activités de parti et étaient entièrement absorbés par la lutte ordinaire, bien qu’ardue, qui consistait à reprendre une existence quotidienne normale [9]».

L’aile bolchevique de la social-démocratie russe, qui en vint à dominer le mouvement ouvrier au cours des années d’immédiat avant-guerre marquées par le renouveau des luttes ouvrières, c’est-à-dire lors de la période de récupération de la défaite de 1905 et de la réaction qui suivit, connut un phénomène semblable. Les mémoires rédigées [des années plus tard] par des travailleurs [bolcheviques] documentent leur sentiment d’avoir été trahi par l’intelligentsia bolchevique. A. S. Chliapnikov, un ouvrier métallurgiste et dirigeant de premier plan du parti, écrivit au sujet du «reflux», qui avait débuté en 1906-7. Le nombre d’intellectuels au sein du parti de Petersburg était si faible qu’il y avait à peine assez de «forces littéraires» pour répondre aux besoins de la fraction bolchevique à la Douma d’Etat et à ceux des journaux quotidiens du parti:

«A la place des raznochintsy-intelligenty [le permier terme désigne les personnes n’appartenant pas à l’aristocratie], des jeunes étudiants, est apparu une intelligentsia de travailleurs, aux mains calleuses et une intelligence vive ainsi que des liens permanents avec les travailleurs [10].»

Kiril Orlov (Ivan Egorov), un autre métallurgiste de Petersburg, membre du Comité bolchevique de cette ville au cours de la guerre, se souvenait:

«Pendant la guerre, on ne trouvait aucun membre de l’intelligentsia du parti parmi les membres du Comité de Petersburg. Cette dernière vivait une existence totalement séparée, quelque part en ville, nichée autour de Maxime Gorki. Mais ni le prolétariat, ni ses quartiers ne les ont vus. Nous avions le sentiment que, nous, les prolétaires, étions seuls. Il n’y avait pas même une personne disponible pour rédiger un petit pamphlet ou un texte d’appel. Ils s’asseyaient tous les bras pliés, affligés et fuyaient le travail illégal, de la même manière que le diable fuit l’encens. Les travailleurs étaient laissés à eux-mêmes [11].

Le sentiment de trahison était même plus fort en province, où l’intelligentsia était moins nombreuse. A. Martsionovskii, un charpentier bolchevique, écrivait:

«Dans un grand nombre de villes où j’ai pris part au travail illégal, le comité de parti était presque partout composé exclusivement de travailleurs. L’intelligentsia était absente, à l’exception de ceux qui étaient en tournée et qui venaient deux ou trois jours. Au cours des années de réaction les plus difficiles, les travailleurs sont restés presque sans dirigeants provenant de l’intelligentsia. Ils disaient être fatigués, que des jeunes viendraient prendre la relève. Mais, entre-temps, la jeunesse était emportée par l’artsybashevshchina [terme dérivé de l’œuvre de l’écrivain Mikhaïl Artsybashev (1878-1927), en particulier de son roman de 1908 intitulé Sanin qui, dans le contexte post-1905, met en scène le retrait des engagements sociaux, l’inceste, le suicide. Ce roman a aussi donné un terme, saninshchina, les deux étant utilisé de façon péjorative pour désigner un retrait de l’engagement politique, la fascination pour le suicide et le sexe d’une partie de l’intelligentsia]. Certains cherchèrent de nouveaux dieux, d’autres quittèrent le pays et le reste mena une existence de béotien. Mais c’était au cours de la période qui suivit la destruction de notre organisation. Peu après, les intellectuels décidèrent qu’il n’était pas bon d’être révolutionnaire et ils se consacrèrent activement à la mise sur pied d’un nouveau courant de liquidateurs [sociaux-démocrates qui, suite à la défaite de la révolution de 1905, défendaient l’abandon du travail illégal et de l’organisation clandestine]. Au début de la guerre impérialiste, ils se positionnèrent en faveur de la défense du pays et renièrent leurs slogans fondamentaux, emportant avec eux de nombreux travailleurs qui n’eurent pas encore le temps de réfléchir bien aux choses […] Nous, les travailleurs dans la clandestinité, devions agir sans le concours de l’intelligentsia, à l’exception de quelques individus. Après la révolution de Février, toutefois, ils se montrèrent, se frappant la poitrine en criant: «nous sommes révolutionnaires», etc. Mais, en fait, aucun d’entre eux n’avait exécuté de travail révolutionnaire, et nous ne les avions pas vus dans la clandestinité.» [12]

Ainsi que l’indique toutefois Martsionovskii, un certain rapprochement entre les travailleurs et l’ancienne intelligentsia de gauche s’opéra dans le sillage de la révolution de Février, au cours de sa phase de «lune de miel», d’unité nationale. Une fois que la révolution dans la capitale devint un fait accompli, les classes possédantes s’y rallièrent alors qu’elles étaient, jusqu’ici, profondément effrayées à la perspective d’une révolution populaire. Ce revirement facilita grandement la victoire de la révolution dans le reste du pays et au front [13]. L’atmosphère idyllique de février s’est révélée toutefois brève. Bientôt, en avril déjà, la polarisation opposant les classes populaires aux classes possédantes se fit à nouveau sentir.

Parmi les travailleurs, plus lentement parmi les soldats, et finalement dans les villages, une conviction commença à prendre de l’ampleur: celle que les classes possédantes étaient opposées aux objectifs démocratiques et contre la guerre porté par la révolution, qu’elles étaient, en réalité, déterminée à écraser la révolution au moyen d’une dictature militaire. Cette conviction s’exprima par un soutien populaire croissant à la revendication d’un transfert du pouvoir politique aux soviets des députés des travailleurs, des soldats et des paysans. En d’autres termes, en faveur d’un gouvernement qui exclurait toute influence des classes possédantes sur la politique, une position défendue par le parti bolchevique. A partir de l’automne 1917, tous les soviets des centres urbains d’une importance quelconque et, de manière croissante, les soldats sur le front, exigeaient la fin du gouvernement de coalition avec les représentants politiques des classes possédantes et le transfert du pouvoir aux soviets. Lors du deuxième Congrès panrusse des députés ouvriers et soldats – qui se tint les 25-27 octobre et mit sur pied un gouvernement des soviets – sur les quelque 650 délégués 390 étaient bolcheviques et 90 appartenaient aux SR de gauche, ces derniers rejoindront bientôt les bolcheviques dans un gouvernement de coalition. Réuni entre le 10 et le 25 novembre, le Congrès panrusse des députés paysans vota également son soutien au gouvernement des soviets.

Anatoli Lounatcharski

C’est sur cette toile de fond d’approfondissement de la polarisation de classes, que réapparut l’ancien fossé entre les travailleurs et l’intelligentsia. Lors d’une conférence sur l’éducation des adultes, quelques jours avant l’insurrection d’octobre, A. V. Lounatcharski (qui sera commissaire du peuple à l’éducation dans le premier gouvernement des soviets) présenta un rapport sur l’état de la coopération entre les travailleurs et l’intelligentsia dans le domaine culturel. Il nota que la grande soif de connaissances que l’on rencontrait au sein de la classe laborieuse restait insatisfaite car, «actuellement, on peut observer que le prolétariat est lui-même isolé de l’intelligentsia […] du fait que le prolétariat est passé sous le drapeau de l’extrême-gauche de la démocratie, alors que l’intelligentsia dérive vers la droite.» Ces propos provoquèrent les protestations des représentants présents de l’intelligentsia. Lounatcharski insista cependant sur le fait que «ce n’est pas le prolétariat qui est à blâmer, mais l’intelligentsia, qui a adopté une attitude radicalement négative à l’égard des tâches politiques mises en avant par le prolétariat» [14].

A cet égard, l’étude sur le journalisme russe pour l’année 1917 est très révélatrice, «de cette physionomie collective qui, jusqu’à récemment, reflétait l’âme de notre prétendue intelligentsia, notre aristocratie spirituelle». Elle fut rédigée par V. P. Polonski, un historien et critique littéraire menchevique de gauche, lui-même très critique de la «folie bolchevique» (sumasbrodstvo) et du régime soviétique:

«[…] On aurait de la peine à trouver un autre groupe que l’intelligentsia dont les pensées et les états d’âme aient été plus cruellement dévastés par la révolution.

J’ai devant moi une pile de journaux, de revues, de brochures. Parmi le matériel du moment, on rencontre le plus souvent le vieux thème, le plus sensible pour la conscience de notre intelligentsia: le thème de «l’intelligentsia et le peuple».

Et, au fil de la lecture, l’image qui émerge est de plus inattendue. Jusqu’à récemment, le type prédominant d’intelligenty était celui de l’intellectuel-narodnik [populiste], le bien-pensant, s’épanchant gentiment et avec sympathie sur le sort de notre «petit frère». Mais, hélas!, ce type-là est désormais un anachronisme. A sa place est apparu l’intellectuel malveillant, hostile au moujik, aux travailleurs, à l’ensemble de la masse laborieuse et ignorante.

Les intellectuels contemporains n’aspirent plus, comme auparavant, à combler une sorte d’abîme qui les sépare des moujiks. Au contraire, ils veulent se démarquer du moujik de manière claire et infranchissable […]

Telle est la confusion, de mauvais augure, qui émerge. Elle se manifeste avec une grande netteté en littérature. Dans un grand nombre d’articles consacrés au peuple et à l’intelligentsia, le peuple est présenté sous les traits d’une masse ignare, brutalisée, avide, et débridée – une racaille. Et ses dirigeants actuels comme des démagogues, de misérables nullités, des émigrés, des carriéristes qui ont adopté la devise de l’aristocratie de la vieille France: après nous, le déluge […]

Si l’on se souvient ce que les sympathisants et les défenseurs du peuple d’hier ont écrit dernièrement au sujet du «pouvoir de la foule» (okhlokratia), l’élément le plus alarmant de notre situation présente devient indiscutable: l’intelligentsia a fait ses adieux au peuple. Les intelligenty ont encore juste assez de vernis pour souhaiter bonne nuit à «celui qui souffre tout au nom du Christ, dont les yeux sévères ne pleurent pas, dont la bouche mutilée ne se plaint pas».

Et ce dernier, l’éternel souffrant, n’a eu qu’à se dresser sur ses jambes, à redresser puissamment ses épaules et à prendre une grande inspiration pour que l’intelligentsia perde toutes ses illusions.

Ce n’est ni les excès des journées d’octobre, ni la folie du bolchevisme qui expliquent cela. L’éloignement de l’intelligentsia, la transformation des «populistes» en «partisan du mal», a débuté il y a longtemps, presque au lendemain de la révolution [de février] […].

Les écrivains et les poètes, les essayistes et les artistes (pas tous, bien sûr, mais un très grand nombre) ont tourné le dos au peuple. «Tu t’es dressé sur tes jambes trop tôt. Tu es simplement un barbare. Ton chemin n’est pas le nôtre» […]» [15].

Un processus parallèle d’éloignement de l’intelligentsia se déroula au sein des partis socialistes. Radkey écrit, dans son livre consacré au Parti socialiste-révolutionnaire entre octobre 1917 et janvier 1918, que lorsque les socialistes-révolutionnaires se divisèrent finalement, en septembre 1917, en une aile gauche et une aile droite (cette dernière continuant de soutenir le gouvernement de coalition avec les libéraux, représentants des classes possédantes),

«[…] presque tous les marins et une large majorité des ouvriers et des soldats ont rejoint les SR de gauche, la plupart des intellectuels et des cols blancs sont restés où ils étaient, et la paysannerie s’est divisée en deux camps, le principal restant fidèle aux socialistes-révolutionnaires (de droite), mais le plus petit était d’une taille conséquente et en constante croissance […] De tous côtés, on se plaignait d’une pénurie d’intellectuels qui entravait l’activité du nouveau parti. Nicolas Soukhanov le qualifia de parti de la plèbe rurale et le situa à un échelon encore plus bas que les bolcheviques, le parti de la plèbe urbaine [16].»

V. Volodarski

A la deuxième conférence de Petrograd du Parti bolchevique, en juillet 1917, le dirigeant local V. Volodarski [élu à la Douma de mai, porte-parole connu des bolcheviques qu’il avait rejoint en juillet 1917, de son nom Moisei Markovitch Goldstein, décédé en juin 1918] se plaignait de la «désertion massive de l’intelligentsia», ajoutant:

«L’intelligentsia, conformément à sa composition sociale, est passée aux défensistes [partisans du gouvernement de coalition sur la guerre] et ne veut pas faire progresser la révolution plus avant. Ils ne se joignent pas à nous et ils adoptent partout une position de résistance aux mesures révolutionnaires prises par les ouvriers [17].»

Quelques semaines plus tard, au sixième Congrès du parti, Volodarski déclara ceci dans son rapport sur l’organisation bolchevique de Petrograd:

«Le travail est mené par des forces locales issues des masses laborieuses. Il y a très peu de forces intelligentnye. Tout le travail organisationnel est réalisé par les travailleurs eux-mêmes. Les membres du comité central participaient peu à notre travail organisationnel. Lénine et Zinoviev – très rarement, car ils étaient occupés à d’autres tâches. Notre organisation a grandi à partir d’en bas [18].

Dans les provinces, l’absence d’intelligentsy était encore plus marquée. Le comité central bolchevique était constamment bombardé de requêtes urgentes de province demandant d’envoyer des «forces littéraires», «au moins un intelligent». Mais Iakov Sverdlov, le secrétaire du comité central, répondait presque invariablement que la situation dans la capitale était à peine plus enviable et qu’on ne pouvait se priver de personne [19].

Yakov Mykaylovitch Sverdlov

Il en résulta que les travailleurs identifièrent de plus en plus les bolcheviks aux travailleurs et les mencheviks et les SR (de droite) aux intellectuels. En juin 1917, par exemple, un journaliste menchevique visita une usine d’emballage de thé à Moscou. Les travailleurs de Moscou étaient politiquement derrière Petrograd, et tous les membres de ce comité de fabrique étaient encore mencheviques à l’exception d’un seul. Lorsque le journaliste demanda à ce dernier pourquoi il n’était pas, comme les autres, menchevik, il répondit qu’il n’appartenait à aucun parti, mais qu’il votait pour les bolcheviks parce qu’«il y a des travailleurs sur leurs listes. Les mencheviques sont tous des gospoda [gentlemen] – des docteurs, des avocats, etc.» Il ajouta que les bolcheviks se prononçaient en faveur du pouvoir soviétique et du contrôle ouvrier [20]. Le 14 octobre, lors d’une réunion du soviet d’Orekhovo-Zouïevo (une ville de l’industrie textile de la région industrielle centrale), Barychnikov, un travailleur bolchevique de l’endroit, affirma:

«Du fait que l’idéologie et la politique de la classe ouvrière réclament une transformation radicale du système actuel, le rapport de la soi-disant intelligentsia, les SR et les mencheviques, vis-à-vis des travailleurs s’est fortement tendu. Par conséquent, il n’existe déjà plus de liens entre nous, et aux yeux de la classe ouvrière ils se sont enfin définis comme des serviteurs de la société bourgeoise [21].»

Alors que les travailleurs se déplaçaient à gauche et qu’ils abandonnaient le soutien antérieur qu’ils avaient offert à la coalition politique avec des représentants de la «société censitaire», les conférences de travailleurs devinrent de plus en plus des affaires plébéiennes. Les conférences de travailleurs devenaient toujours plus des affaires plébéiennes. Un rapport portant sur une conférence du personnel ferroviaire, en novembre 1917, était à cet égard typique: «absence presque totale de l’intelligentsia. Même le présidium est composé presque exclusivement de la base» [22]. Cette conférence était convoquée par les travailleurs des dépôts ferroviaires et des ateliers de Moscou et Petrograd en opposition au syndicat panrusse des chemins de fer, qui s’était opposé à l’insurrection d’octobre et au gouvernement des soviets. Ce syndicat, dirigé par des mencheviks internationalistes, comprenait tous les employés des chemins de fer, y compris les travailleurs en cols blancs et le personnel de direction. En revanche, deux tiers des délégués à la conférence des travailleurs des dépôts et des ateliers étaient bolcheviks, le restant des socialistes révolutionnaires de gauche. Il n’y avait qu’une poignée de mencheviks internationalistes. (A suivre)

David Mandel

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Il s’agit de la première partie sur quatre d’une contribution de David Mandel, publiée, dans sa première version en 1981, dans le numéro 14 de la revue Critique, p. 68-87, revue animée par Hillel Ticktin. Cette version première a été revue et augmentée pour une nouvelle publication, en 2017, dans une revue brésilienne. Elle a servi de base à la traduction établie par Sébastien Abbet, pour le site www.alencontre.org, la traduction a été révisée par l’auteur qui l’a trouvée tout à fait conforme, en termes de contenu et de qualité d’adaptation, à l’orginale. (Réd. A l’Encontre)

 

 

Notes

[1] Cité dans S.P. Melgunov, The Bolshevik Seizure of Power, (ABC-CAO : 1972), p. 90. [La citation en anglais utilise le verbe to manage, qui veut aussi dire «administrer», «gérer». On pourrait donc traduire également par: «comment allez-vous gérer, administrer – le pays – sans l’intelligentsia?]

[2] Intelligentsia «démocratique» ou «socialiste» par opposition à «intelligentsia bourgeoise». Des figures comme Pavel N. Milioukov, professeur d’histoire et dirigeant du parti Kadet, un parti libéral qui, en 1917, occupera une place hégémonique au sein des classes possédantes (aussi désignée par le qualificatif de «société censitaire»). «L’intelligentsia démocratique» désignait les sympathisants des classes populaires (travailleurs et paysans), partisans des divers partis socialistes. Dans la terminologie de la gauche russe de l’époque, ils faisaient partie de la «démocratie révolutionnaire», aux côtés des travailleurs et des paysans.

[3] K. Bazilevich, Professional’noe dvizhenie rabotnikov sviazi (Moscou: 1927), p. 33.

[4] Znamia truda, (17 décembre 1917).

[5] Volia naroda, (6 novembre 1917). Sorokin était le secrétaire personnel de Kerenski. Après son exil aux Etats-Unis, il deviendra l’un des pontes de la sociologie universitaire américaine.

[6] M. Shatz et J. Zimmerman, ed., Vekhy, Routeledge, N.Y. , 1994.

[7] O. Radkey, The Sickle under the Hammer, (New York, Columbia University Press: 1963), p. 469-470. Voir aussi la Znamia truda, (15 novembre 1917), sur la manière dont l’intelligentsia populiste tendit, contrairement aux travailleurs, à adopter une position défensiste au cours de la guerre.

[8] L.M. Kleinbort, Ocherki rabochei intelligentsii, Petrograd, 1923, p. 176-177.

[9] L. H. Haimson, “The Problem of Social Stability in Urban Russia, 1905-1917”, in M. Cherniavsky, The structure of Russian History, (New York; Random House: 1970), p. 346.

[10] A. S. Shliapnikov, Kanun semnadisatovo goda, (Moscou-Petrograd: 1923), p. 9.

[11] K. Orlov, Zhizn’rabochego revoliutsionnera. Ot 1905 k 1917 g., (Leningrad: 1925), p. 29.

[12] A. Martsionovskii, Zapiski revoliutsionnera-bol’shevika, (Saratov, 1923), p. 89. C’était là l’appréciation de Martsionovskii. En réalité, au moins dans la capitale, des étudiants jouèrent un rôle qui n’était pas insignifiant au cours de la période 1912-14, en particulier dans sa première phase (voire, par exemple, l’article de E.E. Kurze’s article in Istoria rabochikh leningrada, vol. I, (Leningrad: 1972, p. 419)). Mais cela n’est pas comparable, même vaguement, avec leur rôle en 1905 ou au sein du mouvement de libération antérieur. En tout cas, en ce qui concerne l’intelligentsia dans son ensemble, le tableau dressé par Martsionovskii est correct.

[13] V.B. Stankevich, un socialiste populaire (gauche modérée) écrivit au sujet des classes possédantes de cette période: «officiellement, elles célébraient et bénissaient la révolution, criant des “hourrahs” en l’honneur des combattants de la liberté, arborant des rubans et défilant autour de bannières rouges. Tout le monde disait “nous”, “notre” révolution, “notre” victoire, “notre” liberté. Mais, dans le creux de leur cœur, dans les conversations intimes, ils étaient terrifiés, ils frémissaient et se sentaient captifs d’un milieu fondamental hostile qui se dirigeait vers une destination inconnue», V.B. Stankevich, Vospominaniya 1914-1919, Leningrad, 1926., p. 33.

[14] Novaïa zhizn’, 18 octobre 1917.

[15] Ibid., 4 janvier 1918.

[16] O. Radkey, op. cit., p. 159.

[17] Vtoraia i tret’ia obshchegorodskie konferentsii bol’shevikov v iule i sentiabre 1917g., (Moscou-Leningrad: 1927), p. 28.

[18] Shestoi vserossiiskii s’ezd RSDRP(b). Protokoly, (Moscow, 195 8), 45.

[19] Voir Perepiska sekretariata TseKa RSDRP(b) s metsnymy organizatsiamy, mart-oktiabr’1917 (Moscow : 1957, passim).

[20] Rabochaia gazeta, 20 juin 1917.

[21] Nakanune Oktiabr’skovo vooruzhennovo vosstania v Petrograde, (Moscou: 1957), p. 152.

[22] Znamia truda, (17 novembre 1917).

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