Histoire. Poutine «ne sait pas quoi faire de 1917»

Soldats manifestant en février 1917 à Pétrograd

Entretien avec Nicolas Werth
conduit par Veronika Dorman

Le 23 février 1917, la Russie basculait dans le XXe siècle, la révolution mettait fin à la monarchie séculaire. Rencontre avec l’historien Nicolas Werth.

Comment le régime russe actuel perçoit-il l’année 1917?

Au sujet de 1917, c’est compliqué, le Kremlin est mal à l’aise. La révolution est un chapitre qui dérange énormément l’idéologie qui est en train de se mettre en place. C’est un épisode perturbateur de contestation de l’Etat par la société, de désintégration et d’affaiblissement de celui-ci. Alors que l’idéologie officielle repose aujourd’hui sur la fusion, non pas entre le parti et le peuple comme à l’époque soviétique, mais entre l’Etat et le peuple. De ce point de vue, il n’y a qu’un seul moment fondateur de grandeur, c’est la «grande guerre patriotique» [Seconde Guerre mondiale, en Russie]. On célèbre aussi l’industrialisation et le renforcement de l’URSS par Staline dans les années 1930. D’où le flou, le trouble, pour les commémorations de 1917. Alors que la commémoration d’Octobre 1917 a été la principale fête soviétique durant des décennies, ce n’est plus une fête nationale, ni un jour férié, elle a été remplacée au milieu des années 1990 par une vague journée de l’union nationale.

Le régime actuel ne parvient pas à se décider sur ce qu’il faudrait célébrer…

On ne va pas célébrer Lénine, qui incarne le matérialisme athée. Le rapport des bolcheviks vis-à-vis de l’Eglise, redevenue puissante, est très problématique. Staline n’était pas plus tendre, mais on ne met l’accent que sur sa politique religieuse d’après 1941, à partir de la grande réconciliation patriotique de l’été 1941, après l’agression nazie de l’URSS.

Certains mythes de 1917 sont ils encore vivants?

Pour ceux qui sont arrivés au pouvoir en Russie juste après l’effondrement de l’URSS, l’explication était toute trouvée: ils ont adopté la théorie libérale du complot ourdi par des éléments profondément étrangers au peuple russe, soit les bolcheviks, une bande de criminels stipendiés par l’Allemagne, qui n’avaient aucune légitimité populaire… Ce qui permettait de condamner le communisme.

Mais pour Poutine, c’est moins évident, il ne peut pas vraiment insister sur l’image d’un Lénine à la solde des Allemands, et dans le même temps glorifier Staline, héritier idéologique du précédent. Le pouvoir russe met donc un peu la pédale douce sur Lénine, et c’est Staline qui incarne aujourd’hui la grandeur nationale. Les communistes d’aujourd’hui, Guennadi Ziouganov en tête [actuel chef du Parti communiste de la Fédération de Russie, le KPRF, créé en 1993; en 1991, le PCUS (Parti communiste d’Union Soviétique) a été dissous suite au putsch d’août 1991], célèbrent un bolchevisme national, c’est-à-dire là encore la ligne de Staline, qui a prôné le socialisme dans un seul pays, contrairement à Lénine partisan d’une révolution mondiale. Lénine est un personnage inconfortable par rapport à un Staline nationaliste, qui correspond plus au patriotisme actuel. Certes, Lénine est toujours exposé au mausolée, sur la place Rouge. Mais on n’en parle plus. Le pouvoir ne tranche pas, ne propose pas un discours construit. Parce qu’en réalité il ne sait pas quoi faire de 1917. Il y aura des colloques universitaires, mais aucune réelle célébration du centenaire.

On insiste davantage sur l’avant et l’après, sur la continuité de l’histoire multiséculaire russe. Le tricentenaire de la dynastie des Romanov, en 2013, était plus évident à célébrer, car il permettait de rappeler la grandeur de la Russie, quand elle était un empire, en s’adonnant au kitsch, passéiste et nostalgique, des bals et des réunions de cadets. Mais la mémoire russe reste tronquée sur la plupart des épisodes réellement importants de l’histoire du XXe siècle, le Goulag, les répressions… Ce n’est pas l’apanage de 1917.

Revenons sur les événements : dans quel état est le pays en février 1917?

Dans une crise politique profonde, qui a commencé au début du siècle. La Première Guerre mondiale a des effets particulièrement dévastateurs sur la Russie, où la fracture entre l’autocratie et la société est déjà consommée. L’empire russe, à une étape de modernisation économique inachevée, est fragile, notamment face à un blocus de toutes les importations venant d’Europe occidentale. Mais personne ne s’attendait à la révolution. Ni les révolutionnaires, ni vraiment les milieux libéraux rassemblés autour du bloc progressiste à la Douma. L’expérience libérale ayant déjà échoué une première fois en 1905, ils hésitaient à se lancer dans une autre tentative.

L’étincelle qui met le feu aux poudres, c’est une manifestation ouvrière.

Elle commence le jour des Femmes, le 8 mars (23 février en Russie). C’est un mouvement spontané d’ouvrières confrontées à des difficultés quotidiennes de moins en moins supportables: un énorme problème d’approvisionnement, y compris en pain. La reconversion de l’économie russe vers l’effort de guerre a vraiment cassé le marché intérieur, la production de biens de consommation courante. Il y a un énorme problème de ravitaillement des villes. Les grandes usines à Pétrograd, en manque de combustible et de matières premières, mettent les ouvriers au chômage. Ces manifestations ouvrières largement spontanées ne vont pas être décisives, puisqu’au bout de trois jours le mouvement s’épuise, le régime sort l’arme de la répression, et ce n’est que la mutinerie de quelques régiments de la garnison de Pétrograd qui va faire basculer cette émeute de la faim en révolution.

Le rôle des soldats est donc absolument fondamental?

Oui, il est décisif. C’est une immense masse de paysans soldats, d’une dizaine de millions d’hommes, à côté de laquelle les prolétaires pèsent très peu, puisqu’ils sont à peine deux millions. Il ne s’agit pas d’une armée citoyenne, la distance est énorme entre le sans-grade et l’officier. L’armée concentre toutes les contradictions sociales. La politique, qui va tout bouleverser, est véritablement introduite dans l’armée en 1917 par la création des comités de soldats, élus à tous les niveaux. Mais comment commander une armée où tout le monde est en meeting permanent et où l’on discute tous les ordres?

Quels ont été les principaux acteurs de la révolution?

Il y en a eu quatre. D’abord l’armée et les paysans, qui sont très liés. Une sorte de grande jacquerie commence à la fin de l’été 1917. Ce mouvement est concomitant avec le retour désordonné des soldats qui se sont autodémobilisés. La troisième dimension révolutionnaire, c’est celle des usines, dans les grands pôles industriels: Pétrograd, Moscou, Bakou, quelques villes du Donbass. Enfin, quatrième dimension, la révolution des nationalités. Février 1917 libère toutes les énergies et les mouvements centrifuges de l’immense empire. La convergence de ces quatre grands mouvements agit comme une force dissolvante sur un Etat très fragile. D’autant plus que les politiques du gouvernement provisoire, en place dès mars 1917, n’ont pas été de renforcer l’Etat, mais au contraire de le démocratiser, de manière extrêmement brutale. La verticale du pouvoir a été brisée. Les bolcheviks n’ont plus eu qu’à cueillir un pouvoir largement dissous tout au cours de l’année 1917.

Est-ce que la défaite du gouvernement provisoire est inscrite dans ses premières décisions?

Il partait avec un grand handicap parce que l’expérience libérale constitutionnelle avait échoué en 1905-1906. Malgré des avancées comme l’octroi des libertés fondamentales, le gouvernement provisoire s’est affaibli à mesure qu’il n’arrivait pas à trouver une solution pour sortir de la guerre, pour régler le problème de la terre. Il a toujours eu un temps de retard sur cette révolution populaire, péchant par une sorte d’excès de légalisme, la volonté d’attendre l’élection d’une assemblée constituante en bonne et due forme, alors qu’il y avait une urgence, et que les masses voulaient tout très vite, et n’avaient aucun culte du légalisme constitutionnel.

Octobre 1917: coup d’Etat ou révolution?

Pour toute l’école libérale, Octobre est un coup d’Etat. Pour les bolcheviks, c’est une révolution populaire, faite par le prolétariat et les paysans pauvres. Le télescopage d’une révolution multiforme et du coup d’Etat bolchevique qui a repris momentanément à son compte un certain nombre d’aspirations populaires a fait naître des malentendus qui sont remontés à la surface au bout de quelques mois.

A quel moment le «mythe de la révolution» victorieuse s’impose en Russie même?

Le verrouillage ne s’impose qu’à la fin des années 1920, quand Staline arrive au pouvoir après avoir éliminé les autres tendances communistes et qualifié les autres partis de petit-bourgeois. Mais durant dix ans après les événements de 1917 on peut encore écrire sur les divergences entre Lénine, Kamenev, etc. Ensuite, le discours est cadenassé pour des décennies. (Entretien publié dans le quotidien Libération du 22 février 2017)

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