Histoire. En 1961, «Monsieur H» n’est pas mort dans un accident

Dag Hammarskjöld

Par Colette Braeckman

Voilà un livre qui démarre lentement. Qui ressemble, en ses premières pages, au rapport d’un contrôleur aérien. D’ailleurs, c’est bien de cela qu’il s’agit: d’une histoire d’avion, d’un crash comme il s’en produit si souvent sur les pistes peu balisées des brousses africaines. Bref un accident, un coup du sort.

A l’époque, il était question d’une erreur de pilotage, où un équipage peu familier de l’Afrique aurait confondu Ndola en Zambie avec Ndolo, qui était à l’époque l’aéroport de Léopoldville (Kinshasa aujourd’hui). A ceux qui doutaient de cette confusion qui se jouait sur une seule lettre, on ajoutait que, volant trop bas, le DC-6 avait percuté une colline, ou une termitière. Bref, il fallait circuler, il n’y avait rien à voir.

L’ennui, c’est que le crash du 17 septembre 1961 allait secouer la planète entière et que, près de soixante ans plus tard, alors que disparaissent les derniers témoins, les enquêtes ne sont pas terminées à propos de l’un des plus graves crimes politiques de l’après-guerre.

Car à bord de l’Albertina, piloté par un équipage suédois, se trouvait le Secrétaire général des Nations unies Dag Hammarskjöld, un homme politique vénéré en Suède comme un héros national. Celui que l’on appelait alors «Monsieur H» – et qui a donné ce titre au livre que vient de publier notre correspondant aux Etats-Unis, Maurin Picard – était un homme engagé.

En ces temps de guerre froide, le diplomate voulait que l’ONU soit un instrument de paix; et que lui-même en soit plus le général que le secrétaire.

C’est pour cela qu’un dimanche de septembre, neuf mois après l’assassinat de Patrice Lumumba [le 17 janvier 1961, à Lumumbashi], Dag Hammarskjöld avait embarqué à Léopoldville pour une mission en principe secrète. Désireux de préserver l’unité du Congo, qui faisait face à la sécession du Katanga et du Kasaï, le Suédois souhaitait s’entretenir personnellement avec le leader katangais Moïse Tshombe dans la petite ville de Ndola, en Rhodésie du Nord (Zambie aujourd’hui), espérant le convaincre de mettre fin à une sécession condamnée par l’opinion internationale et lui permettant d’annoncer que le Congo avait retrouvé son unité.

Avait-il sous-estimé la sympathie dont le Katanga sécessionniste jouissait encore en Belgique, plus particulièrement au sein de l’Union minière [groupe minier belge installé au Katanga depuis 1906; Lumumbashi était connue comme la «capitale du cuivre»]? N’avait-il pas compris que la Rhodésie du Nord et son chef Sir Roy Welensky étaient des alliés de fait du Katanga, que Londres et la City entretenaient des liens étroits et hautement profitables avec la Copperbelt (la ceinture de cuivre), que la France elle-même rêvait toujours de supplanter la Belgique?

Maurin Picard, lui, rouvre les dossiers, piste et rattrape les derniers témoins. Pose les bonnes questions: Peter Hallonqvist, le pilote suédois de l’Albertina, était-il réellement inexpérimenté? L’appareil s’était-il vraiment abîmé en brousse, sans témoins?

En réalité, l’épave de l’Albertina, ne se trouvait qu’à douze kilomètres de la piste de Ndola, et Picard a retrouvé un témoin sud-africain qui se souvient d’un quadrimoteur consumé dont la carcasse était criblée de balles.

Quant aux charbonniers africains, ils répètent toujours qu’ils ont vu un «petit avion» suivre le «grand», tirer et transformer le DC-6 en boule de feu…

Au fil des pages, le «log book» du contrôleur aérien se transforme en thriller passionnant, où défilent des aristocrates anglais, des «boutiquiers» belges (les dirigeants de l’Union minière), d’anciens soldats français pas si perdus que cela, des avions de combat pilotés par des Belges comme Jan Van Risseghem [le 12 janvier 2019, The Guardian commentant le documentaire d’Andreas Rocksen et Mads Brügger Cold Case Hammarskjöld, soulignait les nombreux liens entre le pilote belge et ceux qui n’allaient pas pleurer «l’accident mortel» qui frappa «Monsieur H»], des officiers de renseignement et autres agents doubles. Avec, en commun, une seule obsession, exprimée alors par Harold Mac Millan, le Premier ministre britannique «sortir du jeu Dag Hammarskjöld». C’est pourquoi le diplomate suédois fut achevé, alors qu’il avait été éjecté de son avion en flammes. (Article paru dans Le Soir en date du 30 avril 2019)

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«On m’a dit de faire attention»  

Entretien avec Maurin Picard conduit par Philippe de Boeck

D’où vient votre intérêt pour l’affaire?

Parce que l’ONU a rouvert l’enquête en 2016 et que je ne connaissais pas du tout cette histoire. Tout a commencé par un traitement médiatique classique. Puis, j’ai été pris dans l’engrenage… J’ai été surpris par la chape de plomb qu’il y avait sur cette affaire alors qu’il s’agissait quand même de la mort du plus prestigieux Secrétaire général des Nations unies. Il a fallu plus de 50 ans pour en arriver là. Et ce n’était manifestement pas un accident comme on a essayé de nous le faire croire dès 1961. En 2016, on a appris que de nouveaux éléments amenaient à d’autres conclusions.

Pourquoi en avoir fait un livre?

Quand je me suis rendu compte que certains Etats occidentaux, et non des moindres (Etats-Unis, le Royaume-Uni, la France, la Belgique…), refusaient ouvertement de coopérer pleinement avec l’enquête de l’ONU.

Avez-vous subi des pressions?

Des pressions directes non mais j’ai eu des avertissements. On m’a suggéré de faire attention à certains endroits où je mettais les pieds, notamment au Royaume-Uni et en Afrique du Sud. Cette affaire reste extrêmement sensible. Pourquoi, 58 ans après les faits, les archives des grandes puissances occidentales restent-elles inaccessibles?

Avec le crash de Ndola, on touche à quelque chose de tabou. En Belgique, c’est toute l’histoire de l’indépendance du Congo et de ses conséquences. La sécession du Katanga en soi reste très sensible pour ceux qui l’ont vécu de près ou de loin. Il a parfois été difficile de parler avec des anciens – civils et militaires – du Katanga qui continuent à avoir des opinions tranchées sur ce qui s’est passé à l’époque. Et surtout sur leur attitude vis-à-vis de l’ONU.

Des acteurs que vous auriez voulu rencontrer mais qui sont décédés?

Le principal problème auquel je me suis heurté, c’est d’arriver un peu tard. Ce qui pose la question de savoir pourquoi l’enquête n’a pas été rouverte plus tôt… La plupart des témoins qui auraient pu apporter une contribution cruciale sont décédés. C’est le cas du pilote de chasse belge Jan Van Risseghem qui est encore soupçonné à ce jour d’être celui qui a abattu le DC-6 de Monsieur H. Mais aussi un officier de renseignement de l’ONU d’origine norvégienne, Bjorn Egge, qui est le dernier à avoir vu le corps de Hammarskjöld à la morgue de Ndola. Il est décédé en 2007, la même année que le pilote belge.

Des morts suspectes?

On se pose beaucoup de questions sur l’arrêt cardiaque en 1992 de Godefroid Munongo, l’ex-ministre de l’Intérieur du Katanga. La veille de sa mort, il a dit qu’il ferait des révélations sur la disparition de Lumumba. Il a aussi joué un rôle trouble autour du crash du DC-6. Le lendemain du drame, il est cité, confiant à ses collaborateurs, que Monsieur H avait été abattu et qu’il était plutôt satisfait. Il semblait avoir été informé avant tout le monde que l’avion avait été abattu et que ce n’était pas un accident. Sa famille pense encore aujourd’hui qu’il a été empoisonné.

Y a-t-il eu une enquête, une autopsie?

Non, rien.

Peut-on affirmer aujourd’hui que Dag Hammarskjöld a été assassiné?

Mes conclusions recoupent celles de l’enquête de l’ONU: il est fortement vraisemblable que l’avion de Monsieur H a été abattu, à la lumière des nombreux témoignages négligés durant de nombreuses décennies; et de nouvelles révélations qui indiquent un rôle trouble joué par des acteurs au sol et dans les airs. En l’occurrence des mercenaires dont on n’avait jamais entendu parler jusqu’ici.

De nouvelles révélations?

La fouille des archives onusiennes et de différents pays impliqués, révèle un certain nombre de choses déroutantes… Entre autres, l’existence, juste avant le crash, d’un complot ourdi par les mercenaires français au Katanga, visant à abattre les dirigeants de l’ONU. L’ONU disposait de ces informations quelques jours avant le crash de Ndola. Plusieurs tentatives d’attentats ont été menées contre les représentants de l’ONU au Katanga. C’est dans ce contexte que Monsieur H s’écrase avec son DC-6.

Il y a aussi la Grande-Bretagne qui nie disposer de toute information pouvant intéresser l’enquête en cours alors qu’on est arrivé à prouver que plusieurs représentants de ses services de renseignements se trouvaient cette nuit-là aux abords de l’aéroport sous couverture. Leur présence n’a jamais été ouvertement reconnue par Londres.

Des implications belges?

Les archives de l’Union minière révèlent que quelques heures après le crash, des messages sont adressés à Moïse Tshombé, l’instruisant de capitaliser sur cette mort «providentielle» pour expulser l’ONU du Katanga.

On parle d’un autre avion fantôme?

Sa présence à Ndola est confirmée par plusieurs sources. On a beaucoup parlé du Fouga Magister mais il y avait aussi un Dornier 28 fourni clandestinement par l’Allemagne au régime katangais. Et la présence dans les parages d’Heinrich Schäffer, un ancien pilote de chasse de nuit de la Luftwaffe qui présente toutes les caractéristiques pour être celui qui a abattu le DC-6. Il a été aperçu à l’aéroport de Brazzaville 36 heures après Ndola. (Entretien paru dans le quotidien Le Soir, en date du 30 avril 2019)

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